« Le Goût du saké » est un classique du cinéma japonais et l’une des plus belles réussites de Yasujirô Ozu. Dernier film du réalisateur, il y porte un regard tendre et mélancolique sur l’archipel qui, dans les années 60, annonçait une nouvelle mue de sa société. Un long-métrage à retrouver en ce moment en streaming gratuit sur Arte et dont nous vous parlons aujourd’hui.
Le Goût du saké est l’ultime long-métrage mis en scène par Yasujirô Ozu, sorti en 1962, un an avant le décès du réalisateur victime d’un cancer.
On y suit Shuhei Hirayama, veuf, cadre dans une entreprise industrielle qui vit avec son dernier fils et sa fille, âgée de 24 ans, et se dévoue pour le confort de son père et de son frère. Le soir, après le travail, il retrouve ses amis pour boire du saké et de la bière dans un restaurant où ils ont leurs habitudes.
L’un d’eux lui propose un gendre pour sa fille. Il prend alors peu à peu conscience que cette dernière est en âge de se marier et qu’il doit, au risque de se retrouver seul, la libérer de son emprise. Cédant d’abord à son angoisse de la solitude et à son égoïsme, il nie la nécessité du mariage, mais l’événement devient inéluctable. Autour de lui, c’est toute la famille qui s’apprête à changer.
Chant du signe d’un aigle royal
Même s’il nous a quittés prématurément à l’âge de 60 ans, la carrière de Yasujirô Ozu fut d’une richesse incroyable. En 30 ans, c’est ainsi plus de 50 films qu’il mit en scène. Fin observateur de la société qui évoluait autour de lui, l’homme a ainsi survécu avec maestria au passage du muet au parlant. En 1962, il tourne Le Goût du saké, vision d’un Japon qui voit sa société et ses mentalités (un peu) évoluer.
Nous y suivons donc un père porté par sa fille Michiko qui le soutient dans son quotidien. En l’absence de sa mère disparue, cette dernière n’arrive pas à se résoudre à laisser son père vivre seul avec son plus jeune frère ; elle qui commence pourtant à voir son cœur battre pour un homme. Sa conscience lui interdit toutefois de laisser cette famille à une solitude qui semble inéluctable.
Ozu le retranscrit dans sa réalisation, forte de ses célèbres plans fixes. Quand les acteurs déclament leurs angoisses les yeux fixés dans l’œil de la caméra, on a souvent l’impression qu’ils s’adressent au spectateur qui, dans un effet miroir, ne peut que se projeter à son tour dans ces questionnements existentiels.
Et même si le film a plus de 60 ans, force est de constater que ces doutes sont toujours autant d’actualité en 2024, présents par exemple dans Aristocrats. En vrac : la gestion du temps qui passe, l’individualisme familiale, ce besoin des autres pour exister et, encore plus au Japon, le rôle de la femme dans la société.
La force des femmes et l’immaturité des hommes
Dès le début du film, une scène au style on ne peut plus japonais montre Shuhei recevant dans son bureau la visite d’un ami. Ce dernier lui confie connaître un docteur en médecine qui serait un bon parti pour se marier avec sa fille de 24 ans. Devant la surprise du père, l’ami, comme s’il parlait d’un produit à vendre, assène un cinglant « Tu as eu d’autres offres ? ».
Mais dans une société japonaise où les femmes sont souvent perçues comme des servantes, ces dernières commencent peu à peu à se soulever. Dans Le Goût du saké, elles ne veulent pas se marier avec n’importe qui. Elles ne préparent pas le lit de leurs maris qui arrivent tard le soir enivrés. Elles ne veulent plus obéir aveuglément, surtout quand les ordres viennent de de personnes irresponsables.
Les hommes sont en effet représentés comme des enfants dont le passe-temps favori consiste à se retrouver dans des bars pour s’imbiber d’alcool, regarder du baseball et rigoler bêtement. Ils sont capricieux, dépensiers et loin d’être les exemples à suivre qu’ils pensent être pourtant.
Pire, le fils aîné de Shuhei, alors qu’il travaille, vient lui emprunter de l’argent pour acheter un frigo, mais se verrait finalement plutôt avec de beaux clubs de golf. Il est l’antithèse égoïste de sa sœur qui, elle, est prête à sacrifier son épanouissement personnel pour sa famille.
Ozu nous montre donc des femmes fortes qui reprennent les rênes de leur vie et de leurs couples, seule issue pour elles, et pour le pays qui a grandement besoin de renouveau après un lourd passé.
La difficulté de se relever quand on perd
Le Goût du saké se déroule en effet dans un Japon d’après-guerre qui n’a pas encore pansé ses plaies, d’autant qu’elles lui ont été infligées lors d’une défaite cuisante et dans les fracas d’une horreur absolue. La cicatrisation n’en est donc que plus difficile.
Le personnage de Shuhei, ancien capitaine dans la marine, est devenu un simple cadre nostalgique. Ainsi, il sourit quand il entend par deux fois dans le film la marche officielle de la marine impériale japonaise. Il se blottit dans le respect poli que lui offrent les clients du bar. L’un d’eux, ancien militaire sous ses ordres, lui pose d’ailleurs innocemment la question : « Qu’est-ce qui se serait passé si le Japon avait gagné la guerre ? ». Un peu désarmé, Shuhei ne trouve rien d’autre à répondre que « Qui sait ? ».
Mais hormis ces clins d’œil historiques, le réalisateur s’attarde surtout à dépeindre d’un regard tendre et acerbe le portrait de la famille japonaise de ce début des 60’s et surtout les relations entre les parents et les enfants. « Fille ou garçon, ça revient au même. Ils s’en vont tous. » nous confie un des personnages. Un film humain sur l’évolution de la cellule familiale japonaise et qui démontre, s’il le fallait une dernière fois, le talent de chroniqueur de Yasujirō Ozu qui, chose étonnante, n’a pourtant jamais été marié et n’a pas eu d’enfants.
Le Goût du saké est disponible gratuitement sur Arte jusqu’au 29 avril 2024. Vous pouvez le retrouver sur Youtube ci-dessous ou sur le site de la chaîne ici.