Nous parlons très souvent dans nos colonnes de la place toujours aussi forte des traditions ancestrales dans le Japon du XXIè siècle. Bien que très belles et importantes pour la plupart, certaines d’entre elles peuvent aussi avoir tendance à figer le pays dans une image qui, même si elle est un régal pour les touristes, n’est plus en adéquation avec la société moderne telle que nous pouvons la concevoir aujourd’hui. « Aristocrats » amène sa pierre à l’édifice en dénonçant à sa manière les sombres côtés de l’île encore fortement patriarcale, tout en dessinant des portraits de femmes Japonaises fortes, lumineuses et déterminées qui aspirent justement à s’en libérer. Découverte.

Aristocrats est un film intimiste réalisé par Yukiko Sode adapté du roman de Mariko Yamauchi intitulé Anoko wa Kizoku. On y suit les destins croisés de deux femmes qui vivent à Tokyo. D’un côté, Hanako, la trentaine, issue d’une famille riche de la capitale. De l’autre, Miki, fille provinciale qui se bat pour trouver sa place dans la mégapole japonaise. Sur le papier, elles n’ont absolument rien en commun et pourtant, elles partagent leurs vies avec le même homme, Koishiro, mari de la première et amant de la seconde…

Aristocrats : mélodie sombre en désaccords majeurs

Aristocrats nous prépare avec froideur, dès sa première scène, à la cruauté émotionnelle dont nous allons être les témoins privilégiés pendant un peu plus de 2 heures. A peine Hanako annonce-t-elle lors du dîner du nouvel an qu’elle vient de rompre avec son compagnon que certains membres de sa famille lui cherchent déjà un remplaçant. À 30 ans, en particulier dans les familles aristocrates, être toujours célibataire est toujours perçu comme une honte pour les femmes. On propose alors à Hanako un médecin célibataire qui semble un bon parti. Tout sentiment amoureux est mis rapidement de côté pour penser en priorité aux gains économiques et sociaux. Nous ne sommes pourtant pas au Moyen-Âge mais bien de nos jours, au Japon.

Le long-métrage nous montre ainsi une réalité japonaise répandue dans les classes sociales aisées et influentes avec, pour les plus jeunes, une marge de décision très réduite et une liberté de choix quasi inexistante. On écoute les anciens dont le seul but est de perpétuer la lignée et assurer la richesse de la famille. Les enfants suivent les conseils qui ne sont finalement que des ordres déguisés. « Les recommandations de sa famille sont les meilleures » rappelle ainsi sa grand-mère à Hanako.

La Tokyoïte de 27 ans, n’est toujours pas mariée, n’a pas d’enfant et ressent la pression permanente de sa famille. Elle, finalement, se verrait plutôt vivre avec « un homme ordinaire » comme elle le décrit elle-même. Néanmoins, au bout du compte, elle accepte de rencontrer ce médecin riche, sous les hourrahs de sa mère qui, tout en sourire et politesse, vient de lui imposer un rendez-vous galant 5 minutes à peine après que sa fille lui ait annoncé qu’elle avait rompu. C’est acté, l’année prochaine, elle sera mariée !

Ce préambule épatant et saisissant de froideur lance un film qui veut nous exposer les dérives d’une société japonaise toujours archaïque qui perpétue inlassablement la notion de prison dorée. Ici, le bonheur individuel n’est pas une priorité. Et ce, encore plus pour les femmes que pour les hommes.

Différents mondes, une même vision

La réalisatrice dresse en effet le portrait de deux femmes venant de mondes bien différents mais qui subissent pourtant la même pression de la part des traditions patriarcales. Hanako n’est considérée que comme un outil pour perpétuer la position dominante de sa riche famille, tout comme celle de l’homme qui l’épousera. Elle n’a pas vraiment droit de faire montre de personnalité. Dans une scène, elle raconte en ce sens à un homme qu’elle adore le jazz. Ce dernier lui répond que ce n’est pas vrai, que c’est juste que son mari en écoute et qu’elle a simplement été influencée malgré elle… Glaçant !

Dans sa vie, une fois mariée, tout est calfeutré, cadré, presque chorégraphié. Pas de place ici à l’improvisation comme dans la musique qu’elle apprécie tant. Ne reste alors que l’attente que son mari revienne dans son grand appartement froid et plongé dans le silence. Et quand c’est enfin le cas, Koichiro est trop fatigué pour partager quoi que ce soit. La vie de princesse n’est vraiment pas des plus épanouissantes. Mais que fait vraiment ce mari quand il n’est pas là ?

Pour Miki, la venue à Tokyo n’est pas beaucoup plus réjouissante mais néanmoins pleine d’espoir. Élevée dans la ville d’Uozu dans la préfecture de Toyama, elle vient d’une famille modeste dont elle fait la fierté en réussissant à entrer à l’université. Elle se retrouve alors soudainement entourée de personnes plus riches qu’elle qui la traînent dans des endroits de luxe où la tasse de thé coûte 4200 yens (31 euros). Même sans l’argent ni l’idée de perpétuité de dynastie dans l’équation, elle subit tout de même les réflexions de son père capable de lui asséner des « T’es une femme, non ? Tu devrais au moins cuisiner ! ». Incapable de trouver du travail, ce dernier lui demande même de revenir de la capitale pour subvenir aux besoins de la famille. De manière générale, on distillée chez les jeunes Japonais l’idée de ne pas entretenir de grands rêves dans la vie. Les enfants doivent surtout soutenir les parents, même si c’est au dépend de leur propre réussite, comme l’a expliqué la metteur en scène :

Ce qui m’a intéressé également, c’est d’observer les points communs qui existent entre cette aristocratie et les classes plus défavorisées, issues de petites villes de province. L’idée de respect des traditions peut être considérée comme négative chez les uns comme chez les autres. Ainsi, les parents, riches comme pauvres, ont tendance à entretenir cette idée qu’il ne faut pas avoir des espoirs ou des rêves démesurés, et surtout pas en dehors de leur communauté d’origine. J’ai essayé de montrer que certains, au sein de la jeune génération, essaient de résister à cette transmission négative.

Miki rêve ainsi d’écrire sa propre histoire et ce sera loin de la campagne japonaise. Comme beaucoup de femmes dans le besoin à Tokyo, elle accepte de devenir hôtesse dans un bar. Il faut dire que les rabatteurs de rue sont nombreux et les salaires alléchants. Une hôtesse à succès peut ainsi gagner entre 5 et 10.000 euros par mois. C’est là qu’elle retrouve Koishiro avec qui elle était à l’université. Cet homme se perd dans une relation adultère, lui qui est finalement aussi décrit comme une victime…

Une pression pour tout le monde !

Ce personnage masculin aurait en effet pu être traité comme « Le Méchant » du film et c’était d’ailleurs le cas dans le roman. Néanmoins, Yukiko Sode a décidé de le traiter différemment pour lui donner un visage moins unilatéral, plus humain. Oui, il est issu d’une famille riche d’armateurs et de politiciens. Oui, il trompe sa femme. Mais lui aussi subit la pression des traditions et se retrouve les poings liés au moment de choisir celle qui partagera sa vie : la passion ou la noblesse. Il ne fait aucun doute qu’il aurait préféré épouser Miki mais c’est tout à fait inconcevable dans sa position. Sa femme doit être « noble », issue d’une famille riche et doit aider à donner encore plus de pouvoirs et d’influence à sa lignée. Leur bonheur individuel n’est pas au programme.

La scène dans laquelle il présente Hanako à sa famille est probablement l’une des plus froides du film. La jeune femme se retrouve face au grand-père et au père de son futur mari, aux côtés de sa belle-mère et de la sœur de cette dernière. Très vite, on lui demande si elle parle anglais. On comprend que ce ne sont pas des présentations bienveillantes mais plutôt un entretien d’embauche. Il faut l’aval du patriarche du clan et l’amour ne pèsera aucunement dans sa balance. Les critères d’acceptation sont respectés et le jeune homme n’aura finalement pas son mot à dire. Sa future femme, encore aveuglée par une certaine innocence, croit malgré elle au coup de foudre entre entre deux mais apprendra rapidement que ce n’était pas le cas. Elle était juste « parfaite pour le job ».

Même si les portraits du trio principal sont assez sombres, la réalisatrice n’en oublie pas de donner de l’espoir aux femmes et aux hommes Japonais en montrant que la société est en train de changer. Ceci est tout à fait observable en pratique. En effet, la société japonaise n’est plus aussi cloisonnée qu’hier. Les médias se sont développés et les jeunes générations peuvent observer ce qu’il se fait ailleurs dans le monde, avec l’opportunité de voyager et d’expérimenter d’autres réalités. Certes, le poids des traditions est toujours là, peut-être plus encore chez les aristocrates. Mais prendre le risque d’une vie libre, le choix de l’amour avant la raison économique, devient possible.

Petit à petit, l’espoir fait son nid…

Aristocrats utilise effectivement ses personnages secondaires pour montrer que des japonaises trouvent petit à petit le courage de s’émanciper de la coupe des hommes et des traditions qui leur pèsent. Itzuko, violoniste et amie d’Hanako, fait carrière à travers le monde et passe énormément de temps en Allemagne. Pourtant née dans une famille très bourgeoise, elle s’est échappée de ce carcan pour suivre sa propre mélodie. Kuhata, l’amie de Miki qu’elle a rencontrée à l’université, est un électron libre. Pleine d’énergie et très intelligente, elle a pris son destin en main en venant à Tokyo pour y monter sa propre entreprise.

Ces deux demoiselles représentent une nouvelle génération de femmes qui ne veulent compter que sur elles-mêmes et ne devoir leur réussite qu’à leurs efforts pour donner vie à leurs rêves. C’est leur liberté de choix qui va montrer aux deux héroïnes de l’histoire qu’elles peuvent elles aussi prendre les rênes de leur destinée. Même si elles le feront dans une ville qui n’aime pas mélanger les torchons et les serviettes…

Tokyo : é-quartier-vous !

Dans Aristocrats, la réalisatrice a voulu montrer un Tokyo qui ne fait pas de cadeaux à celles et ceux qui n’en sont pas originaires. C’est un sentiment de fierté que l’ont ressent parfois en discutant avec les japonais originaires de Tokyo, mais qui s’observe aussi très physiquement, dans la manière dont les quartiers sont agencés et les taxes souvent différentes qui y sont associées. Elle confie combien la capitale japonaise n’est pas, à ses yeux, un modèle cosmopolite au sein même de sa population d’origine. C’est tout l’inverse.

Il y a des frontières invisibles au sein de Tokyo, qui définissent la manière d’être des gens, avec toujours une perte de contrôle sur leur comportement, leurs pensées et même leur propre corps. C’est également manifeste quand on regarde ne serait-ce qu’un plan de la ville. Que ce soit à la verticale ou à l’horizontale, la ville est quadrillée, séparée en zones et quartiers distincts. Si vous habitez Tokyo, il y a très peu de chances que vous fassiez la connaissance de quelqu’un qui habite ou fréquente un quartier différent du vôtre.

Yukiko Sode se sert donc de la ville pour montrer que la société nippone, même si on pourrait croire le contraire, comporte bien des classes sociales très marquées qui ne se mélangent pas. Les personnages féminins du film arrivent cependant à le faire au prix de sacrifices qui pourraient ternir leur image publique. Deux partitions jouées par un duo d’actrices absolument parfaites dans leurs rôles, tout comme leur homologue masculin.

Un trio de chic

Hanako, discrète et sage, est interprétée avec grande justesse par Mugi Kadowaki. La Japonaise de 29 ans est une actrice établie depuis plus d’une décennie à la télévision comme au cinéma, enchaînant les longs-métrages et les dramas depuis 2011. On a pu la croiser dernièrement sous nos latitudes dans Asakusa Kid, le film Netflix qui revient sur les débuts de Takeshi Kitano dans le manzaï.

Face à elle dans le rôle de Miki, Kiko Mizuhara, véritable superstar au Japon qui compte plus de 6,5 millions d’abonnés sur Instagram ! Elle est apparue en 2015 dans l’adaptation au cinéma de L’Attaque des Titans et dernièrement dans Annette de Leos Carax. C’est également elle qui fait tourner la tête du chanteur The Weeknd dans le clip de son titre I Feel it Coming. Vu plus 960 millions de fois sur YouTube, on peut dire qu’il a donné une certaine visibilité internationale à la comédienne nippone.

Face aux deux jeunes femmes, Kengo Kôra offre une partition très posée et tout en retenue qui fait que l’on ne peut pas vraiment ressentir de haine envers son personnage. L’acteur s’est illustré dans Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda et a prêté sa voix à des films d’animation comme Le Conte de la princesse Kaguya ou Miss Hokusai.

Porté par ce trio, Aristocrats est un film d’une grande délicatesse, à la belle lumière et la mise en scène feutrée qui souligne, par sa discrétion, les sentiments que l’on peut lire sur les visages. Yukiko Sode ne juge personne et se contente de montrer une réalité où beaucoup sont victimes d’une société emprisonnée dans des traditions patriarcales que certains-et surtout certaines-arrivent pourtant à faire bouger.

Le long-métrage nous offre des femmes courageuses qui se serrent les coudes, prêtes à tout pour se libérer d’une image à suivre qui leur est donnée dès le plus jeune âge et qu’elles n’hésitent plus à déchirer pour avancer vers un destin qu’elles écriront elles-mêmes.

Le long-métrage est à découvrir depuis le 30 mars au cinéma en France et nous vous invitons à lire la longue et très intéressante interview de Yukiko Sode dans le dossier de presse du film après que vous l’ayez découvert. Vous aurez alors encore plus de détails sur sa vision de réalisatrice et de femme japonaise.

Aristocrats est aujourd’hui disponible en streaming sur Ciné+.

Stéphane Hubert