Pour notre santé, les autorités occidentales nous recommandent de manger chaque jour cinq fruits et légumes. Une telle règle au Japon vous ruinerait. C’est un fait que chaque touriste aura pu constater, le prix des fruits y est particulièrement élevé. Là-bas, ce n’est pas 5€ le kilo de pommes mais plutôt le prix à l’Unité ! Les plus beaux fruits bénéficient parfois même d’un emballage digne d’un produit de luxe : papier de soie, boite en en bois et parfois même, un petit ruban décoratif. Parfois, les premiers fruits de saison sont vendus aux enchères à des prix hallucinants. Mais qu’est-ce qui rend les fruits japonais si précieux ? C’est sur cet intrigant mystère que Poulpy lève le voile aujourd’hui.

Plusieurs raisons liées les unes aux autres contribuent à expliquer le prix parfois astronomique des fruits au Japon : les conditions de leur culture, la géographie de l’archipel, le marketing du prestige et la coutume du cadeau-fruit socialement très ancrée dans la société. De toute évidence, le fruit tient une place très différente dans la gastronomie japonaise.

De beaux et chers fruits : 85€ le melon, 42€ la mangue… Source : Flickr

Traditionnellement les fruits ne font pas vraiment partie de la cuisine japonaise. Il n’est pas dans l’habitude des japonais d’en consommer à la fin d’un repas comme dessert ou au milieu de la journée comme goûter. Les fruits sont plutôt utilisés pour confectionner des desserts raffinés, donc coûteux, et difficiles à concevoir. Historiquement, leur statut est plus proche de la friandise de luxe, on les appelait « mizugashi », ce qui signifie « gâteau d’eau » et leur consommation était réservée aux grandes occasions.

N’étant pas un aliment courant, quand on en propose à la dégustation, lors d’une cérémonie du thé par exemple, on y accorde un soin tout particulier : le fruit est épluché et découpé avec recherche (un art de la découpe des fruits et légumes appelé « mukimono » est même né) puis disposé artistiquement dans une coupelle. Considérés comme des denrées de luxe, leur qualité se doit alors d’être visuellement irréprochable comme on l’attend de n’importe quel aliment rare et délicat. Certes, la consommation du fruit s’est démocratisée avec la mondialisation, et vous trouvez aujourd’hui sans peine pommes et oranges abordables en grande surface.

Les fruits comme cadeaux de particuliers à particuliers

Il ne faut pas confondre les fruits consommés en grande surface et les fruits d’exception vendus en guise de cadeaux. Il est courant au Japon d’offrir des fruits dans le cadre du travail en entreprise ou dans le privé. Des cadeaux que tout Japonais est amené à faire à son entourage à un moment ou l’autre de sa vie. Lorsqu’un Japonais part en voyage, il est de coutume de ramener à ses proches (famille, collègues) un souvenir – socialement conseillé – symbolisant l’endroit où l’on s’est rendu. C’est ce qu’on appelle l’o-miyage. Rien de mieux qu’une spécialité culinaire locale pour faire l’affaire, comme un fruit dont plusieurs préfectures se sont faites la spécialité d’une variété particulière. D’où les emballages de luxe, quasi des écrins de bijoux, dans lesquels sont présentés les fruits. Ils peuvent aussi être offerts en cadeau à l’hôte qui vous invite à dîner là où nous offrons un bouquet de fleurs ou une bouteille de vin (une pratique qui remonte à l’ère Edo), ou à ses collègues en milieu et fin d’année comme les traditions de l’O-bon et de fin d’année l’exigent.

« Melon d’Amour » : un melon à 35€, un prix correct. Source : Flickr

Pour toutes les occasions décrites ci-dessus, on comprend que le fruit acheté doit avoir une forme, un parfum et un goût irréprochables. L’approche est hautement symbolique dans un pays à cheval sur les détails et la qualité. Les prix affichés reflètent donc tout le soin apporté aux fruits tout au long de leur croissance pour obtenir un produit parfait. D’autant plus que le Japon ne dispose pas de très grandes surfaces cultivables, en raison des montagnes et des forêts qui couvrent les deux tiers de l’archipel, seuls 12,6% du territoire est consacré aux cultures agricoles. Enfin, le climat est globalement peu favorable à la culture des fruits sur une large part du pays. L’importation n’est guère une solution envisageable, peu de fruits sont importés car pour protéger la production nationale ceux-ci sont très lourdement taxés et les Japonais sont très méfiants envers les denrées alimentaires venues de l’étranger.

Reste les cultivateurs locaux qui pour beaucoup font le choix de la carte du haut de gamme, d’autant plus que la taille des exploitations est réduite à 2 hectares en moyenne. La sélection des futurs fruits commence dès que les fleurs éclosent. Le maraîcher n’hésitera pas à garder une ou deux fleurs sur une branche et éliminer les autres pour être sûr d’obtenir un seul fruit parfait, plutôt que cinq ou six, irréguliers. De même, les fruits dont la forme s’altère en grandissant pourront être éliminés pour laisser la place à ceux au calibre parfait. Très important également, le taux de sucre est surveillé tout au long du développement de ces fruits de luxe, pour être certain de le cueillir à maturation parfaite, bien que pour certaines variétés, seule l’apparence n’a d’importance. Des procédés qui demandent du temps et une main d’œuvre qualifiée, augmentant d’autant le prix du produit final.

Cette pastèque carrée vaut bien 100€, non ? ^^ Source : Flickr

La créativité et l’excentricité sont des caractéristiques que l’on reconnaît volontiers aux japonais dans de nombreux domaines (mode, gastronomie etc.) et celle-ci va parfois de paire avec la notion de prestige : l’accès à des produits pas forcément nécessaire, mais à la symbolique sociale et économique forte. Ces qualités n’ont pas manqué d’inspirer les producteurs de fruits, et c’est ainsi que l’on peut admirer des pastèques carrées, en forme de cœur, de pyramide, des oranges pentagonales… Un aspect original qui peut lui aussi faire grimper de façon conséquente la valeur du fruit.

NON, personne ne mange vraiment de fruit à 2000 euros…

Viennent enfin les fruits hors toutes catégories, vendus à des prix qui défient l’entendement, même pour les japonais. Cette catégorie est difficile à saisir pour les étrangers et pourtant si importante pour comprendre la culture japonaise. Chaque année c’est la même histoire, les sites français en font des articles viraux et s’étonnent du prix exorbitant de certains fruits vendus au Japon. On parle de raisins à 200 euros l’unité ou de pastèques à 2000 euros pièce. Comment ne pas s’en étonner ?

 

Il y a quelques semaines seulement, une pastèque cultivée à Hokkaido a rapporté 220 000 yens à un agriculteur. Une seule pastèque ! « C’est normal, les fruits sont chers au Japon » pouvait-on lire ici et là. Comme nous l’avons vu, les fruits peuvent être chers au Japon, mais à ce point là, nous entrons dans une autre catégorie : le marketing du prestige. Et celui-ci ne se limite pas à la production de fruits.

Au même titre que des thons rouges d’exception vendus à des millions de yens lors d’enchères médiatisées (et dont le prix ne reflète pas le marché du thon rouge), les premiers fruits de la saison – pour certaines marques spécialisées – sont vendus lors d’enchères spectaculaires. Les journalistes sont invités en grandes pompes afin que tous les regards se portent sur cet instant important de l’année. Nous mêmes avons déjà été invités par des entreprises et communautés locales à ce genre d’évènement. Autant dire que les organisations ne lésinent pas sur les moyens : hôtels et déplacements offerts, défraiement et surtout la change de manger un fruit qui vaut autant qu’un mois de salaire. Pourquoi ? Qui dit « regards » dit médiatisation : d’une marque, d’un produit, d’une région. Autant le dire sans détour, ces enchères sont des opérations commerciales à très grande échelle.

On en vient au point : aucun fruit n’est acheté à 2000 euros dans l’objectif initial d’être mangé ou revendu. Ce que les millionnaires, restaurateurs et hommes/femmes d’affaire achètent, c’est le prestige, la médiatisation, le coup commercial de l’année : leur nom apparaît à la télévision, dans les journaux, etc. Leur visage est soudainement connu de tous. Un signe de réussite sociale, de vanité éventuellement. Un prestige qui peut très simplement s’acheter avec… un fruit.

Et pour assurer cette médiatisation, il faut gagner les enchères et faire monter les prix largement au dessus de la valeur marchande du produit. D’ailleurs, chaque année les prix fluctuent en fonction de la compétitivité entre les chefs d’entreprise présents, pas de la qualité du fruit. Notons enfin que le montant de la vente pourra être déduit fiscalement, tel un investissement, ce qui est globalement une bonne affaire pour l’acheteur comme pour l’agriculteur. Le fruit en lui-même – qui reste un produit de luxe – n’a rien d’exceptionnel au point de justifier son prix. On retrouvera les fruits du même producteur à un prix nettement inférieur quelques temps plus tard. Et comment ne pas résister à la curiosité de goûter un fruit tant médiatisé ? Toutes les parties sortent donc gagnantes de cet étrange business dont la portée dépasse de loin les frontières du Japon.

Comprendre que le prestige est l’objet de ces ventes, c’est aussi comprendre un pilier singulier de la culture japonaise : le regard des autres est au cœur des relations sociales japonaises. Entre acceptation, jugement, soumission et respect, l’esprit collectif et le rapport aux autres est omniprésent – générant souvent d’importantes pressions – ce qui implique également de savoir porter les bons masques au bon moment…

– S. Barret


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Sources : nippon.com / nautiljon.com / gerbeaud.com

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