Les Hibakusha ont survécu aux bombes nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki, sans savoir qu’ils seraient stigmatisés sur plusieurs générations par leurs concitoyens. Une double peine qui devient une ostracisation sociétale. 

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Le 6 août 1945, Hiroshima est rayé de la carte. Trois jours plus tard, Nagasaki. Au Japon, on a appelé les victimes « hibakusha » – littéralement « personnes touchées par la bombe » . Un mot qui est devenu une blessure sociale pour désigner les survivants de ce cataclysme sans commune mesure. 

Entre stigmatisation et ostracisation, pour les Hibakusha, il n’y a qu’un pas. Ils ont survécu à la bombe, mais pas au regard des autres. Une double peine, qui les a pourtant rendus plus résilients que jamais.

Un mot pour les exclure de la société 

Bien que les sources diffèrent sur les chiffres, on dénombre en moyenne 140 000 morts directement au moment de l’impact, et jusqu’à 210 000 personnes au total, dans les deux semaines qui suivirent. Au lendemain de l’apocalypse, les quelques survivants portent dans leur chair les stigmates de la radiation, souvent à coups de brûlures dans un premier temps, puis de cancers dans un second. 

Par Onuka, Masami (尾糠政美), Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=318085
Une victime de la bombe atomique d’Hiroshima. Wikimedia Commons

Le terme hibakusha (被爆者) s’impose dans le langage administratif et médical. Officiellement, il désigne ceux qui ont été exposés directement ou indirectement à la bombe. Officieusement, il devient le nom d’une exclusion sociale.

« On leur refuse parfois emploi, relations amoureuses, mariage ou tout simplement amitié … »

En bref, tout contact avec le reste du monde, souvent par peur des contaminations ou d’une descendance malformée. Comme le montre d’ailleurs si justement le film Touch, nos étreintes passées, de Baltasar Kormákur, dans lequel Miko est rejetée, puis reclue. Un rejet qui prend une forme violente dans une société obsédée par la pureté (清潔 seiketsu / 純血 junketsu) et le lignage (血統 kettō).

Le poids du silence, entre censure américaine et violence traumatique 

« Dès l’immédiate période post-bombardement, les Japonais ont été contraints de taire leurs récits d’expérience », écrit Aurélie Deganello, Doctorante en sciences de l’information, dans sa thèse Silences et construction des post-mémoires à Hiroshima. « Pour certains, le rapport silencieux et intériorisé à l’expérience a parfois lourdement impacté la transmission mémorielle, en particulier dans la sphère intime et familiale. Au point que les enfants ne l’apprenaient parfois que tardivement. »  

Parias de la société, « nous n’étions pas encouragés à parler, mais j’ai senti que nous devions parler au monde. C’était notre impératif moral… » raconte Setsuko Thurlow à la BBC, 13 ans au moment de la déflagration. 

Comme si la silenciation ne suffisait pas, les Hibakusha ont aussi dû subir la censure des occupants, en plus de leur mépris d’occidental.  Avec l’arrivée du général MacArthur au pouvoir en tant que gouverneur militaire, une censure interdit notamment « la diffusion d’un certain nombre d’images et de récits relatifs aux bombardements en général et aux bombardements atomiques en particulier » , selon les dires de l’historien du Japon Michael Lucken

Des associations qui résistent 

Ainsi, dans les années 1950 et 1960, seuls quelques militants, souvent liés à des associations pacifistes ou religieuses, osent parler publiquement. « J’ai perçu que nous étions différents des autres Japonais, mis à l’écart » , témoigne Satoshi Tanaka. « On a cru que la contamination se propageait » ,  raconte-t-il, alors qu’un ami lui avait posé directement la question, par peur de le fréquenter.

La Japan Confederation of A- and H-Bomb Sufferers Organizations (Nihon Hidankyo), fondée en 1956, devient le premier réseau à porter leur voix. Mais même alors, les témoignages sont perçus comme dérangeants, politiquement sensibles, trop proches de la honte nationale.

Terumi Tanaka raconte son histoire à l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique à Vienne. Wikimedia Commons

La souffrance psychique et physique

La déflagration fut telle, que l’événement fût naturellement difficile à exprimer, à mettre en mots. Bon nombre d’Hibakusha furent en effet victimes de « stress post-traumatique », même 50 ans après les faits, comme le relate cette revue de la Croix-Rouge qui reprend trois témoignages de Hibakusha.

Le sociologue Hamatani Masaharu, ayant travaillé sur le statut des victimes des bombardements atomiques, a défini trois catégories qui avait permis de définir les éléments qui ont affecté la vie des survivants. D’abord, les traumatismes psychologiques et émotionnels (心の傷 kokoro no kizu), les blessures du corps et les traumatismes corporels (体の傷 karada no kizu), puis 不安 (fuan) l’anxiété et l’insécurité existentielle et sociale. 

Comme l’exprime Dr Masao Tomonaga dans la revue internationale de la croix-rouge de 2015, « il est très clair que la bombe atomique affecte le corps humain à vie, ce qui veut dire que l’ADN des survivants a été affecté. Les radiations de la bombe atomique ont endommagé ces deux brins d’ADN et, ayant été chauffé par la radiation, l’ADN endommagé s’est dupliqué de manière anormale, provoquant le développement de gènes malins ou des combinaisons génétiques anormales à l’origine de plusieurs types de cancers, tel ce deuxième type de leucémie qu’est le SMD. »

Les taux de cancers augmentent considérablement, notamment pour ceux dits « solides » chez les survivants irradiés. Une augmentation qui se poursuit à long terme et qui est de l’ordre de 10 à 20 % selon le cancer et si l’on considère l’ensemble de la cohorte exposée. L’augmentation est également significative chez les enfants exposés très jeunes. « Environ 2 000 enfants exposés in utero ont été également suivis et ont montré, comme l’on pouvait s’y attendre, une forte sensibilité à l’irradiation se manifestant par un taux élevé de cancers et une fréquence importante d’anomalies cérébrales . » comme en témoigne l’étude du biologiste moléculaire Bertrand Jordan Les survivants d’Hiroshima/Nagasaki et leur descendance, les enseignements d’une étude épidémiologique à long terme. 

Une reconnaissance tardive du statut d’Hibakusha 

L’État japonais a tardé à reconnaître un statut officiel et protecteur pour les Hibakusha. Une loi sur les secours médicaux pour les survivants des bombardements atomiques (原子爆弾被爆者医療法, Genshibakudan Hibakusha Iryō Hō), promulguée le 26 mars 1957 (plus de dix ans après la déflagration), laisse les Hibakusha à la dérive silencieuse et morbide pendant toutes ces années.

Encore fallait-il oser se déclarer. « Certains survivants ont choisi de ne pas demander le certificat d’hibakusha, souvent par crainte que l’identification publique n’entraîne discrimination. » , note un rapport des Nations unies (p.22, traduction). 

Beaucoup ont refusé d’être enregistrés, de peur d’être fichés et cela jusqu’à la deuxième génération au moins. Ainsi s’installe une culture du silence, mêlant honte, peur et résignation. Une chape de plomb qui ne commencera à se fissurer qu’à la fin des années 1970, lorsque les témoignages publics se multiplient dans les écoles et les musées.

La libération en demi-teinte 

Les scientifiques ont depuis longtemps réfuté l’idée que les effets génétiques des radiations puissent se transmettre sur plusieurs générations, selon l’Association Française pour l’Information Scientifique. Et pourtant, le stigmate, lui, s’hérite

Dans les années 70, les témoignages se multiplient et les hibaku nisei (二世), deuxième génération de Hibakusha commence à exister sur le plan administratif et médiatique. Ces générations restent discriminées au travail ou dans leurs relations sociales, comme le montre le psychologue Mikihachiro Tatara.

La chercheuse Aurélie Deganello raconte cette anecdote récente (2019). Un couple de retraités lui avait confié une histoire : leur fille s’est mariée avec un descendant d’irradié, sans qu’elle le sache. Tout se passait bien jusqu’à ce que se pose la question d’avoir un enfant. Là, le secret du jeune homme a été révélé, ce qui a décidé le jeune couple à ne jamais en avoir « de peur des conséquences physiques et de potentielles maladies dues aux radiations. » Ces deuxième et troisième générations deviennent alors malgré eux des « irradiés sociaux » .

« Cette forme d’anxiété induite par l’expérience atomique a été d’une certaine manière transmise aux générations suivantes (en particulier à la seconde génération), qui ont parfois ressenti le besoin de taire leurs antécédents et l’expérience vécue par leur famille. » 

Une ostracisation de plus dans une société morcelée 

Dans un Japon d’après-guerre soucieux de reconstruire son unité, les hibakusha ont souvent été perçus comme les rappels gênants d’un passé humiliant. Cette marginalisation s’inscrit dans un ensemble plus large de discriminations internes : celles envers les burakumin (minorités “impures” issues des métiers de la mort comme  bouchers et tanneurs), ou les Coréens résidents ‘Zainichi’.

By Kzaral - Own work. The flag design is based on the former BLL flag., Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=3411322
Drapeau de libération des Buruku. Wikimedia Commons

La stigmatisation des hibakusha repose sur le même mécanisme : peur de la contamination, obsession de la pureté… Des concepts qui ont structuré la perception de l’identité nationale et justifié des formes d’exclusion sociale. Comme le montre Jennifer Robertson, dans Blood Talks: Eugenic Modernity and the Creation of New Japanese les discours eugénistes japonais ont fortement valorisé la distinction entre « sang pur » et « métissé » , liant la légitimité sociale et morale à la généalogie et un sang dit « pur » . Cette logique a produit des pratiques discriminatoires envers ceux considérés comme « impurs » , et a contribué à un environnement où le rejet des individus jugés en dehors de la norme se manifeste tant symboliquement que concrètement.

Les femmes encore plus marginalisées

Certaines associations féministes ont également souligné la double marginalisation des femmes hibakusha, confrontées à des discriminations genrées et médicales : stérilité supposée, rejet matrimonial, culpabilité de transmettre un « sang abîmé » .

L’anthropologue Isabelle Perrot relate dans sa thèse « Entre reconnaissance et rejet, Mémoires plurielles du bombardement atomique, de Nagasaki » qu’une exposition sur les femmes Hibakusha n’a eu lieu qu’en 2019. Elle raconte, p 185-186 : « L’une des survivantes, Fuchimoto Reiko, avait seize ans lors du bombardement. Elle survécut à l’effondrement de l’usine dans laquelle elle se trouvait mais fut affligée d’une large cicatrice allant de l’oreille à la joue droite. Elle dissimula cette cicatrice à l’aide d’un maquillage épais pendant des années. Elle qualifiera par la suite cette période, durant laquelle elle n’était préoccupée que par son apparence, de « jeunesse grise ». Douze ans après le bombardement, elle épousa un homme que ses proches lui avaient présenté. Lorsque celui-ci vit son visage sans maquillage pour la première fois, il lui dit qu’il ne l’aurait peut-être pas épousée s’il avait su que son visage portait une telle blessure.« 

Vers une mémoire apaisée

Le mot « hibakusha » reste lourd. Il condense la peur, la honte et la compassion.
Mais à mesure que le temps passe, il devient aussi un espace de revendication.
Les descendants, artistes et historiens travaillent à décontaminer le langage, à transformer le stigmate en une mémoire digne. Aujourd’hui, des projets comme le Peace Film Festival of Nagasaki multiplient les récits croisés de survivants, descendants, et citoyens ordinaires.

Taeko Tada. Avec toutes autorisations, pink club

L’autrice et dessinatrice Taeko Tada, toute de rose vêtue pour refuser la noirceur associée à sa condition de descendante de Hibakusha, tente de redorer l’image de la ville d’Hiroshima. Dans son manga « Miracle Hiroshima », elle raconte les forces de la ville, celles qui lui ont permis de se reconstruire, comme sa gastronomie, avec notamment la célèbre crêpe salée Okonomiyaki (お好み焼き). Un plat du peuple et de l’après-guerre. « Pour moi c’est le goût de l’amour d’une mère » , confie t-elle.  

Aujourd’hui Hiroshima est la capitale du pacifisme. Parce qu’au fond, le poison de la bombe ne se trouvait pas seulement dans la mort et les radiations qu’elle a semées, mais aussi dans le silence qu’elle a laissé derrière elle. Et aujourd’hui, même les pianos Hibaku ont droit à leur mémoire

Maureen Damman

Image d’en-tête : capture d’écran de la vidéo Hiroshima : les derniers témoins de l’apocalypse – FRANCE 24