Les Délices de Tokyo : un film savoureux et tendre sur ces oubliés du Japon

« Les Délices de Tokyo » nous parle de trois personnages qui se rencontrent, se jaugent et se donnent finalement le courage d’accepter une réalité qui n’a pourtant, au départ, pas beaucoup d’espoir à leur offrir… Un film japonais tendre et touchant qu’on ne saurait manquer.

Les Délices de Tokyo est un long-métrage réalisé par Naomi Kawase (Still the Water, True Mothers…) sorti en 2016 et adapté d’un roman de Durian Sukegawa.

Tout commence dans un Tokyo bien loin de ses célèbres beaux quartiers, dans une de ces résidences en forme de parallélépipède rectangle à étages qui sont toujours présentes dans les films japonais pour nous rappeler à quoi ressemblent les demeures des moins aisés. La scène se poursuit sur un autre lieu cinématographique culte de l’univers nippon : le toit du bâtiment. Sentarô, la quarantaine bien entamée, y cherche le calme pour fumer discrètement une cigarette et regarde le soleil qui se lève timidement sur la ville. Il ouvre sa modeste boutique, Dora Haru, et prépare sa mixture pour faire des dorayaki, ces spécialités japonaises composées de deux tranches de pancakes autour d’une pâte de haricots rouges, « l’anko ».

Dans le même temps, on découvre Tokue, une septuagénaire souriante qui se déplace dans les rues de la capitale en bousculant les gens sans vergogne ni respect. Un comportement qui peut sembler bien rare au Japon et encore plus venant d’une personne de son âge. Pourtant, consciente de la poésie du moment, elle se promène sous les cerisiers en fleurs, bouleversée par la brise qui lui frôle le visage.

Les deux n’ont rien en commun mais alors que Tokue postule soudainement pour travailler avec Sentarô, leurs destins vont s’en trouver bouleversés de bien des manières.

Un trio de laissés-pour-compte

L’histoire touchante des Délices de Tokyo s’articule autour de trois personnages principaux qui n’ont à première vue pas grand-chose en commun. Sentaro (joué par Masatoshi Nagase) est bourru, taciturne et n’a pas le sourire facile. Il travaille dans sa boutique par obligation et non par passion. Pourtant, l‘apparition de Tokue donne un sens à son quotidien sans saveur.

Tokue Yoshii a 76 ans et réalise un de ses rêves en devenant cuisinière malgré une paye minimale de 300 yens de l’heure. Sentarô la prévient que le travail est très physique et inadapté à une personne de son âge, mais elle s’en moque. Elle veut l’aider en lui proposant d’améliorer la recette de sa pâte an. Elle lui apprend à cuisiner avec le cœur, car cette vieille dame rayonnante et facétieuse (qui doit beaucoup à l’interprétation lumineuse de l’actrice Kirin Kiki) est une experte dans la confection des dorayaki et prend un plaisir immense à partager son savoir.

A peine embauchée, elle bouleverse la routine de Sentarô en l’obligeant à se lever à l’aube pour préparer ses haricots rouges confits. Il change sa méthode industrielle pour une plus traditionnelle. Il faisait jusque-là un produit fade sans effort alors qu’en suivant les conseils de Tokue, le surplus d’attentions consenties lui permet d’améliorer sa recette. Dans le respect des ingrédients offerts par mère nature, bien sûr. Cette vieille dame à l’apparition providentielle est un peu la bonne fée qu’il attendait pour retrouver le goût de la vie, au sens propre comme au figuré. Complices, les rôles de patron/employé s’inversent pour devenir ceux de maître/élève. Une situation acceptée avec humilité par Sentarô, avide d’apprendre et reconnaissant envers Tokue puisque sa boutique connaît rapidement un grand succès.

En cela, Les Délices de Tokyo parle de l’importance de la transmission du savoir mis à mal par l’industrialisation et le besoin de nos sociétés modernes d’aller toujours plus vite. Le film est une ode à la patience et au travail bien fait, deux notions qui se sont perdues dans les méandres commerciaux des dernières décennies. D’ailleurs, qui, même au Japon, connaît le vrai goût d’un dorayaki fait main ?

Les deux opposés sont rejoints par un troisième personnage lui aussi un peu en marge des conventions. Wakana (incarnée par Kyara Uchida) est une collégienne solitaire un peu perdue et peu à l’aise avec l’idée de rentrer bientôt au lycée. Elle préfèrerait même travailler pour Sentarô si ça peut lui éviter ce qu’elle pressent être comme un supplice, une condamnation à rentrer dans le moule. Elle se sent finalement plus à sa place auprès des adultes et des enfants que des personnes de son âge. La jeune fille est élevée par une mère célibataire encore jeune qui ne fait pas attention à elle et préfère boire. A noter que l’actrice qui l’incarne n’est autre que la véritable petite-fille de Kirin Kiki, ce qui peut expliquer cette belle complicité entre les deux personnages à l’écran.

Les informations du quotidien du trio sont distillées au compte-goutte, ce qui permet de garder de l’intérêt pour l’intrigue. C’est un trio d’exclus qui se retrouvent autour de fourneaux qui forgent finalement leur amitié. Le petit restaurant est comme une structure chaleureuse qui les soutient dans l’adversité de ce quotidien dans lequel ils ne se sentent pas à leur place.

Attention, la suite de l’article comporte de gros spoilers sur l’intrigue du film.

Quand l’invisible veut être vu

Dès les premières apparitions de Tokue, on peut voir que ses mains et ses bras ont de drôles de plaques qu’elle gratte et qu’elle a beaucoup de mal à cacher. Il s’avère que le personnage a été très jeune victime de la lèpre et a été envoyé dans un centre de santé duquel elle n’est quasiment jamais sortie car elle y vit toujours avec d’autres malades remisés au banc de la société japonaise.

Cette partie de l’intrigue évoque l’un des plus gros scandales sanitaires japonais du siècle dernier alors que les lépreux étaient cachés aux yeux de la société, interdits de se montrer hors de ces centres qui tenaient lieu de prison. Et ce jusqu’en 1996 et même pour ceux qui étaient guéris, comme c’est le cas de Tokue.

Les Délices de Tokyo montre ce côté toujours aussi peu reluisant de la société japonaise qui est celui de l’importance de la réputation qui peut vous poursuivre et vous exclure sans relâche. Les clients adorent la recette de dorayaki de Tokue mais dès qu’ils apprennent qu’elle vit encore dans une léproserie, ils ne veulent plus se montrer devant la boutique et, quelque part, craignent qu’on les associe à la maladie.

Malade un jour, malade toujours dans l’inconscient japonais, et obligation de rester oubliées et déclassées pour les victimes éternelles. Comme elle le dit dans le film, Tokue est rattrapée par « l’incompréhension de la société », faite d’un mélange de médisance et de peur de l’inconnu. Elle veut pourtant laisser une trace de son passage sur Terre et y arrive en léguant son savoir à Sentarô.

Le spectateur devient le témoin privilégié d’une résurrection et d’une harmonie entre ces trois âmes chahutées qui se serrent les coudes et pour lesquelles il se prend d’affection.

Les Délices de Tokyo est un film à la fois tendre et dur qui semble nous demander à tous de faire plus preuve d’humanité envers les laissés-pour-compte. On en sort bouleversés, une larme à l’œil mais aussi le sourire aux lèvres.

Le film est disponible sur plusieurs plates-formes de VOD.

Stéphane Hubert