Il y a, dans l’histoire du cinéma, des films qui se distinguent par la singularité de choix artistiques audacieux. C’est le cas de « L’Île nue ». Plus de 60 ans après sa sortie, le long-métrage japonais subjugue ainsi toujours par sa force, son réalisme et sa beauté.

L’Île nue est un film réalisé en 1960 par Kaneto Shindô (Kuroneko, Onibaba).

On y suit le quotidien d’un couple de paysans et de leurs deux enfants. Cette famille isolée habite sur une petite île aride du Japon. Un îlot de terre sur lequel ils sont les seuls habitants. Au rythme des saisons, leur destin se dessine entre amour, labeur, joie, désespoir et drame.

Au pied du mur se trouve une île

L'île nue

Dire que L’Île nue n’est pas un film comme les autres est un euphémisme, ne serait-ce que par sa genèse. À la fin des années 50, Kaneto Shindô a beaucoup de difficultés à faire survivre la société de production indépendante Kindaï Eiga Kyokai qu’il a créée dix ans plus tôt avec Kōzaburō Yoshimura, un autre metteur en scène et l’acteur Taiji Tonoyama.

Dans ces cas-là, la plupart des gens se jetterait sur le premier projet commercial venu pour renflouer les caisses. Pas Shindô qui, avec le peu de budget qui lui reste, il se lance avec son associé dans une production au maigre budget de 3 millions de yens. À l’époque, les films se tournent en effet pour au moins 10 fois plus.

Avec ses moyens plus que limités, le Japonais décide donc de faire au plus simple. Résultat, son œuvre est un véritable OVNI qu’il qualifiera lui-même « d’anti-commerciale ». Et pourtant, à sa grande surprise, ce sera un véritable succès, remportant même le grand prix du festival de Moscou en 1961. Mais qu’est-ce qui fait de ce long-métrage un projet si surprenant que nous en parlons encore aujourd’hui, en 2024 ?

Face aux mots inutiles

Plus de 30 ans après l’arrivée du cinéma parlant, Kaneto Shindô prend déjà le risque de proposer un film sans dialogue. Seul le bruit des éléments et de la foule sertit cet écrin vêtu de noir et blanc.

Un matsuri par ici, une barque qui fend la mer, le vent, des coups de bêches dans la terre creusée, des poissons se débattant dans l’écume, la pluie qui martèle les pauvres récoltes… Oui, il y a bien une enveloppe sonore, mais jamais un mot. Pour le reste, tout se passe par les actes, les attitudes et les regards.

« La joie se lit sur les sourires, la tristesse dans les larmes et l’amour dans les rires ».

La joie se lit sur les sourires, la tristesse dans les larmes et l’amour dans les rires. Pas besoin de plus pour raconter l’histoire de cette famille simple qui survit tant bien que mal sur sa parcelle entourée par la mer.

Toutes leurs scènes ont été tournées sur l’île de Sukune dans la région d’Hiroshima, avec une équipe de tournage composée de seulement 10 techniciens. Autour d’eux, de véritables habitants de la région non-professionnels, dont les deux enfants du couple qui sont choisis lors d’un casting sauvage sur l’île principale de Mihara.

Le père et la mère sont les seuls à être incarnés par des acteurs chevronnés, respectivement Taiji Tonoyama et Nabuko Otowa. Un tournage qui ne sera pas de tout repos pour eux et bien loin des vacances paradisiaques au soleil.

Le salaire du labeur

Dans un souci de réalisme, le réalisateur leur demande en effet d’exécuter tous les travaux et les efforts physiques sans artifice. Alors ils creusent la terre, portent des seaux d’eau bien remplis, gravissent les flancs de colline escarpées… et leurs visages épuisés n’en sont que plus réels.

L’île nue est en effet un film sur la dureté du travail paysan et sur la répétitivité des tâches qu’il demande. Cette vie agricole demande des efforts colossaux à cette famille qui fait preuve d’un grand courage pour simplement survivre. Alors le réalisateur nous montre inlassablement les mêmes scènes encore et encore pour bien souligner son propos.

Et là où le résultat aurait pu, par sa nature même, devenir répétitif, Shindô travaille ses plans pour éviter cette sensation avec brio. Il nous montre alors la beauté de ce lieu qui, bien qu’austère, n’en brille pas moins d’un éclat stupéfiant. Encore plus quand il est filmé dans un noir et blanc absolument magnifique.

Esseulés sur leur lopin de terre flottant, les quatre membres de la famille se soutiennent et font donc tout pour subvenir à leur besoin sans rien demander aux autres. Il ne faut tout de même pas croire qu’ils évoluent en dehors de la société moderne.

Le plus âgé des enfants est en effet scolarisé et ses parents l’amènent et vont le chercher chaque jour en barque jusqu’à l’île principale sur laquelle se trouvent école et commerce. Et quand la ville se réveille sous l’énergie d’un festival d’été, parents et enfants mettent leurs beaux habits, vont participer à la fête et s’offrent un bon repas, récompense d’un pêche presque miraculeuse.

Oui, leur épopée est minimaliste mais profondément émouvante. On souffre avec eux, on rit avec eux et on pleure aussi un peu. Comme eux, on sait pourtant que la vie continue. Inlassablement.

En filigrane, c’est tout l’état d’esprit japonais qui se reflète dans le destin de cette famille unie malgré le dénuement. Persévérance, discipline, travail, minimalisme, ténacité face à l’adversité et la fureur des éléments… Toutes ces valeurs guident la société japonaise depuis maintenant des millénaires. À sa mort, les cendres du réalisateur ont été dispersées sur l’île où le film a été tourné, soulignant le lien intime qui unit le créateur et cette œuvre hors du temps.

L’Île nue est vraiment une œuvre à part, poétique et tragique, qui prend son temps pour nous montrer celui qui se répète. Cette existence demande aussi un courage et une résistance sans borne pour faire face à cette nature immuable et impitoyable qui donne autant qu’elle prend.

L’Île nue est disponible en intégralité ici :

– Stéphane Hubert