Les objets en porcelaine ou en céramique sont par nature fragiles. Quand la malchance ou l’usage fait qu’ils se brisent, les Japonais ont recours à la technique du Kintsugi 金継ぎ pour les réparer. Elle consiste en une restauration avec de la laque recouverte de poudre d’or soulignant la ‘blessure’ plutôt que de chercher à la dissimuler. Ainsi, l’art du Kintsugi permet de donner aux objets une seconde vie pratique doublée d’un souffle spirituel. Un artisanat qui a été jusqu’à inspirer un jeu de société sorti en France par la maison d’édition éco-responsable Palladis Games. Un jeu passionnant que nous vous présentons aujourd’hui.
Le Kintsugi, l’art de réparer en sublimant
De façon générale, les Japonais apportent un soin particulier à leurs possessions matérielles. Quiconque s’est déjà rendu dans un magasin d’occasion a pu constater l’état quasi impeccable des produits proposés. Ce soin n’a pas seulement pour cause des raisons bassement matérielles, il se double d’une part de spiritualité. Ainsi, dans le folklore japonais, un objet délaissé, malmené ou cassé peut devenir un yôkai vengeur « tsukumogami« .
Ces croyances sont nées du shintoïsme, où n’importe quel objet même le plus modeste peut devenir le réceptacle d’une divinité « Kami » et d’un principe propagé à l’époque Edo (1603-1868) pour prévenir le gaspillage à une période où les ressources étaient limitées. Quoi de plus efficace qu’une fable de yôkai vengeur pour pousser les gens à prendre soin de leurs affaires ? Et en cas de casse, il reste l’art du Kintsugi 金継ぎ pour réparer les dégâts sur les bols et tasses en céramique ou en porcelaine. Car ces techniques n’étaient alors pas maîtrisées au Japon qui importait ces objets de Corée et de Chine. Mais grâce à leur savoir sur la laque « urushi », ils devinrent capables de les réparer.
L’origine du Kintsugi est difficile à évaluer, mais on estime qu’il apparaît au Japon à la fin XVIème siècle, au tout début de l’époque Edo. Il puise sa philosophie dans le concept esthétique du « wabi-sabi » 侘寂 issu du bouddhisme zen et dont on retrouve des mentions dans la littérature du XVème siècle. Plutôt qu’une quête forcément vaine de la perfection, le wabi-sabi prône à l’inverse la valorisation des imperfections, s’attache à la beauté de la simplicité et des marques du temps qui passe.
L’artisan qui pratique le Kintsugi ne va pas chercher à cacher la cassure qu’il répare, il va au contraire la mettre en valeur avec de la laque et de la poudre d’or ou d’argent. Car cette cassure fait partie intégrante de la vie de l’objet à qui l’artisan redonne aussi un second souffle tant spirituel que matériel. Le procédé de restauration peut durer plusieurs semaines, les couches de laque ayant besoin d’un temps assez long pour sécher.
Ainsi restaurée, la pièce peut devenir plus belle encore qu’avant aux yeux de son propriétaire. Il est même dit que certaines personnes cassent exprès leur céramique pour en sublimer la beauté par le Kintsugi !
Si vous êtes tentés d’en faire de même mais que vous ne disposez pas des outils nécessaires, peut-être trouverez-vous satisfaction dans le jeu de société sobrement nommé « Kintsugi » qui vous propose de devenir un maître artisan du Kintsugi.
« Nous ne sommes jamais propriétaires d’un objet. Nous en sommes dépositaires le temps de leur trouver un nouvel hôte. »
Le jeu « Kintsugi » de Palladis Games
Son principe de jeu est simple : les joueurs et joueuses doivent se constituer une collection d’objets précieux en céramique comprenant tasses, théières, bols, vases, assiettes, soucoupes, boites à thé… Mais la fatalité (ou une stratégie adverse !) les fera se briser, leur ôtant ainsi toute leur valeur symbolisée par des points. C’est alors qu’il vous faudra avoir recours au Kintsugi pour les restaurer et leur conférer un surplus de points. Chacun devra calculer au mieux quel objet il doit vendre pour financer la réparation d’un autre, tout en mettant des bâtons dans les roues de ses adversaires et ainsi finir la partie avec la collection d’antiquités japonaises la plus complète possible !
« Kintsugi » est l’adaptation d’un jeu de société sorti aux USA sous le nom de « Broken & Beautiful » (cassé et beau). Palladis Games, son éditeur français, a opéré plusieurs modifications pour l’adapter au goût du public français en accentuant ses aspects japonais. Outre le nom, la représentation de l’or a été modifiée pour passer de lingots très peu nippon à des pièces d’or Koban en usage à l’époque Edo. Palladis Games se définit comme un éditeur engagé, désirant proposer des jeux de société à haut degré de qualité et d’esthétisme. Des jeux dont la fabrication même s’inscrit dans une démarche responsable écologiquement et socialement : empreinte carbone réduite, matériaux durables, fabrication française, rémunération équitable. Nous avons d’ailleurs pu poser quelques questions au directeur artistique Jean-Sébastien Grinneiser, autour tant du jeu que des valeurs représentées à ses yeux par le Kintsugi.
– Mr Japanization : Comment décririez-vous votre jeu en quelques mots ?
Jean-Sébastien Grinneiser : Il s’agit d’un jeu de draft et de collection, durant lequel les joueurs et joueuses vont récupérer des cartes représentant des céramiques de grande valeur (vases, bols, assiettes, etc.). Sous l’influence du hasard – ou des joueurs –, ces céramiques peuvent se briser. Charge à nous de les réparer pour les rendre encore plus précieuses – et remporter ainsi la partie.
C’est un jeu pour toute la famille, car on en comprend très vite les mécaniques. Il plaît aussi aux joueurs plus expérimentés, grâce à ses composantes tactiques qui se révèlent au fur et à mesure des parties. Enfin nous avons adoré les illustrations de Shirley Gong, à qui nous avons commandé une carte complémentaire – celle des « koban », la monnaie du jeu.
– Que symbolise le Kintsugi pour vous ?
C’est aussi bien une pratique artisanale qu’un mode de pensée que je lie au Zen. Cette pensée en cycle rejoint la logique sous-jacente des artisans japonais, qui donnent vie à leurs créations en leur insufflant un peu de la leur. Ainsi, nous ne sommes jamais propriétaires d’un objet. Nous en sommes dépositaires le temps de leur trouver un nouvel hôte. Il convient donc d’en prendre le plus grand soin – et donc de les réparer s’ils sont endommagés.
Cette pensée se retrouve dans l’ADN de notre maison d’édition, Palladis Games. En tant qu’éditeurs éco-responsables, nous faisons attention à chacun de nos gestes. C’est pourquoi nos jeux sont produits en circuits courts (pas de made in China pour des jeux vendus en France, par exemple), sans plastique, et nos matériaux proviennent de forêts éco-gérés.
– Qu’est-ce qui vous a poussé à faire un jeu sur l’esprit du kintsugi ?
« Broken and Beautiful » est un jeu créé aux États-Unis, et nous sommes tout de suite tombés amoureux de son design et de ses mécaniques. C’est pour cela que nous avons décidé de le traduire et de le distribuer en France sous un nom qui parlerait plus aux Français(e)s : Kintsugi.
Natalie, Josselin et moi-même sommes des amoureux de la culture nippone – que ce soit dans ses composantes les plus « pop » ou les plus traditionnelles. A titre personnel, cela fait plus de 20 ans que je voyage régulièrement dans l’archipel, et je suis aussi pratiquant de la cérémonie du thé et collectionneur de céramiques. Natalie a découvert l’art du kintsugi il y a de cela quelques années, et l’a tout de suite adopté.
Un grand merci pour nous avoir accordé cet entretien.
– Mr Japanization