On croirait une telle chose appartenir à un lointain passé obscur. Et pourtant, nous sommes au Japon en 2019 et une exposition sur la liberté d’expression se voit censurée. La Triennale Aichi se tient tous les trois ans dans la préfecture du même nom depuis 2010. Et pour sa quatrième édition au Aichi Arts Center de Nagoya, une polémique inhabituelle fut au rendez-vous, poussant à la fermeture d’une des expositions. La raison ? La présence d’une statue symbolisant une « femme de réconfort » coréenne. Un sujet qui crispe toujours les relations entre le Japon et la Corée du Sud, 75 ans après la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
La Triennale Aichi est l’un des plus grands festivals internationaux d’art contemporain au Japon. Il draine plus de 600 000 visiteurs tous les trois ans. Cette année, du 1er août au 14 octobre, elle expose le travail de plus de 90 collectifs, artistes japonais et artistes étrangers venus du monde entier. À chaque année sa thématique propre et celle de 2019 s’intitule « Taming Y/our passion » soit « Apprivoiser vos/nos émotions ». Un thème pour questionner la disparition des émotions dans un monde de plus en plus froid où la plupart des personnes ne communiquent qu’à travers Internet. Réalité qui s’observe très physiquement à Tokyo où la communication spontanée entre citoyens est rare.
Parmi les différentes expositions présentes au sein de la Triennale, l’une d’elles interrogeait la liberté d’expression, comme c’est souvent le cas dans l’Art, à travers une figuration bousculant les normes et croyances. Exposition qui suscitera une énorme polémique au point d’avoir été fermée dès le 3 août, soit au tout début de la triennale. Son thème se présentait sous forme d’une simple question « After ‘Freedom of Expression’ ? » (Après ‘la liberté d’expression’ ?). Et force est de constater que cette question a véritablement dépassé le cadre de l’exposition. Une simple œuvre sans commentaire a en effet déclenché la colère de nombreux Japonais.
Il s’agit d’une statue créée par Kim Seo-kyung et Kim Eun-sung, des artistes sud-coréens symbolisant les « femmes de réconfort » : les Ian-fu. Cette statue, « Statue of a Girl of Peace » (soit « Statue d’une fille de la paix »), était en outre accompagnée d’une vingtaine de photographies de femmes de réconfort qui avaient été censurées jusque-là au Japon, ce sujet y étant toujours tabou. Pour rappel, le terme de « Femmes de réconfort » désigne les victimes d’un système d’esclavage sexuel de masse organisé à travers l’Asie par et pour l’armée et la marine impériales japonaises.
Dans les heures qui suivront l’ouverture de la triennale, le commissaire de l’exposition, Daisuke Tsuda, a reçu pas moins de 770 courriers et appels indignés, voire menaçants, dont une pétition réunissant des milliers de signatures. L’homme a finalement cédé, sans doute sous les ordres de supérieurs, à cette pression populaire à laquelle se sont ajoutées les demandes du Maire de Nagoya et du Gouverneur d’Aichi. L’exposition a donc été unilatéralement fermée.
Dans le même temps Daisuke Tsuda s’est excusé publiquement d’avoir dû recourir à une telle extrémité dans le but de préserver le bon déroulement du festival. Depuis, des voix se font entendre au Japon mais aussi à travers le monde pour demander la réouverture de l’exposition dont, rappelons-le, le thème était centré sur la liberté d’expression. D’autant plus que d’autres œuvres sont également concernées par la censure. Mais rien n’y fait. Les responsables sont stoïques, au risque de ternir l’image de la triennale à l’échelle internationale.
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Le sujet des femmes de réconfort est un sombre chapitre non-clos de l’histoire entre le Japon et la Corée. Durant la Seconde Guerre Mondiale, le Japon occupait la Corée. Le gouvernement de l’époque a forcé des Coréennes (mais aussi des Chinoises et des Néerlandaises) à devenir des esclaves sexuelles au service des soldats de l’armée impériale. On parle donc d’un système d’esclavagisme sexuel organisé à très grande échelle. Le nombre de victimes n’est pas connu précisément, mais les documents font état d’un minimum de 100.000 victimes. Jusqu’à 410.000 selon certains historiens chinois. Peut-on seulement imaginer l’horreur d’une telle machine à légaliser le viol sur des centaines de milliers de femmes ?
Du côté du Japon, on estime que la polémique est close depuis la signature d’un traité le 22 juin 1965 qui a contraint l’archipel à verser des centaines de millions de dollars à son voisin au titre d’aide au développement économique, sans pour autant reconnaître cette problématique. La Corée du Sud, par contre, réclame toujours l’indemnisation des femmes de réconfort qui n’étaient pas mentionnées dans ce traité, et surtout à la reconnaissance publique du gouvernement nippon. Séoul et Tokyo concluaient finalement, en décembre 2015, un accord historique pour régler leur contentieux sur les « femmes de réconfort« . Mais celui-ci fut rompu par le nouveau président sud-coréen, Moon Jae-in, en 2017, car insuffisant à ses yeux.
Ce sujet demeure si sensible que le moindre incident rallume les antagonismes entre les deux pays. Pourquoi le Japon est-il incapable de reconnaître un fait reconnu par tous les historiens de la planète ? Pourquoi des citoyens japonais se font-ils menaçants quand cette histoire leur est contée ? On notera que ce nouveau scandale à la Triennale d’Aichi, qui s’attaque paradoxalement à la culture japonaise elle-même, intervient à un moment où les relations commerciales et politiques entre les deux pays sont tendues. Certains médias nationalistes ont commenté que l’œuvre était un appel à la haine et méritait donc cette censure.
De leur côté, les artistes créateurs de la statue ne peuvent que déplorer la décision de fermer l’exposition prise, naturellement, sans leur accord. Le duo d’artistes, par ailleurs spécialisé dans la réalisation de statues représentant des femmes de réconfort, avaient justement espéré instaurer un dialogue avec les Japonais grâce à leurs œuvres convaincus que « apprendre à mieux se connaître mène à la paix ». Mais contrairement à leurs vœux – et à la thématique de l’exposition – les émotions n’auront pas été domptées et le dialogue n’aura pas lieu… Par contre, l’effet Streisand est bien au rendez-vous. La statue – qui serait probablement passée inaperçue sans la polémique – a fait le tour du monde !
Faible consolation, Kim Seo-kyung et Kim Eun-sung bénéficient du soutien de 72 artistes présents à la Triennale qui ont dénoncé dans une lettre publique cette fermeture comme s’apparentant à de la censure contre la liberté d’expression. Ils demandent depuis la réouverture de l’exposition avec toutes les garanties de sécurité, la liberté d’opinion et la possibilité d’instaurer des dialogues constructifs entre artistes et visiteurs car comme ils le déclarent dans leur lettre : « Nous pratiquons l’art non pas pour supprimer ou diviser les gens, mais pour trouver différentes manières de créer une solidarité entre eux et de poursuivre les possibilités de penser librement au-delà des convictions politiques ». Un appel qui manifestement nécessitera encore du temps pour se concrétiser.
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Des internautes dénoncent la fermeture de l’exposition en reproduisant la pose de la statue.
Depuis, la statue honnie a été rachetée par un collectionneur d’art espagnol, Taxto Benet, qui compte ouvrir un musée à Barcelone. Un musée consacré à la liberté dont elle rejoindra la collection d’œuvres qui ont en commun d’avoir été censurées dans divers pays. Quant à la question Après ‘la liberté d’expression’ ?, on peut déjà avoir un commencement de réponse : celle-ci semble s’arrêter à la frontière des sujets les plus embarrassants pour les Japonais. Un comportement qu’on ne peut malheureusement que déplorer et qui tranche avec le respect qu’ils inspirent et la droiture qu’ils incarnent habituellement dans le monde.
S. Barret
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