Si Godzilla est le plus connu des géants du cinéma japonais, les années qui suivent la deuxième guerre mondiale vont donner lieu à une éclosion irrépressible de créatures mutantes, maléfiques et destructrices sur les écrans… On vous les dévoile !
A l’occasion d’une rétrospective de kaijû eiga à la Maison de la Culture du Japon à Paris, nous vous invitons à découvrir les coulisses de cette pouponnière hors-norme de monstres, fabrique d’un genre cinématographique dans lequel l’affrontement des titans et des humains est toujours plus spectaculaire et fascinant.
En japonais, le kaijû désigne une créature géante et eiga, le film. Le kaijû eiga, qui s’est imposé comme un genre à part entière au Japon et au-delà, est indissociable du tokusatsu, c’est-à-dire l’ensemble des effets spéciaux caractérisant ce type de production audiovisuelle.
En réalité, le premier monstre qui apparaît sur les écrans japonais est un gorille et il est américain. En effet le « King Kong » de Cooper et Schoedsack de 1933 fera presque aussitôt l’objet de parodies au Japon, comme « Wasei King Kong » ou « The King Kong that appeared in Edo », films aujourd’hui perdus qui mettaient en scène des acteurs costumés. C’est dans les années 50, cependant, que fait son apparition l’un des monstres qui deviendra au fil du temps une licence toujours exploitée de nos jours : Godzilla.
1954 : une créature naît des tréfonds de l’imaginaire d’un homme
Certains événements vont être favorables au développement du kaijû eiga. En 1951, un traité de sécurité est signé entre le Japon et les Etats-Unis. Conséquence de la capitulation du Japon, il accorde le droit aux américains de positionner leurs forces armées sur le sol japonais.
L’année 1953 marque également le début de la NHK, télévision publique japonaise. Mais c’est surtout un fait divers retentissant qui va jouer le rôle de catalyseur : en 1954, un thonier japonais baptisé Dragon chanceux N° 5 s’aventure dans l’atoll Bikini, précisément là où les américains sont en train de tester leur bombe H la plus puissante. L’équipage du navire est irradié et l’opérateur radio meurt quelques mois plus tard. Une issue « à l’amiable » sera négociée par les américains qui redoutent un mouvement de protestation à leur égard.
Cette même année, le producteur de cinéma Tomoyuki Tanaka fait face à l’annulation d’un projet de drame de guerre qui devait se tourner entre l’Indonésie et le Japon. Or, il doit livrer à tout prix un film pour le 3 novembre 1954. Sous l’influence de King Kong qui vient de ressortir aux Etats-Unis en 1953, de la science-fiction alors en vogue outre-Atlantique, mais également de l’affaire du Dragon Chanceux, Tanaka élabore un personnage de créature géante pour un film provisoirement intitulé « projet G ».
Pour le concrétiser, il réunit E. Tsuburaya aux effets spéciaux, S. Kayama au scénario, I. Honda à la réalisation et A. Ifukube pour la composition sonore. Un kaijû, chimère composée de baleine, de gorille et de dinosaure, (à ses débuts, il est même affublé d’une tête en forme de champignon atomique) émerge de l’imagination de Tanaka : voici Gojira.
Honda, le réalisateur, est un vétéran de la guerre de Pacifique. Il a une expérience du conflit et souhaite donner à voir dans ce film une tranche de vie du Japon d’après-guerre, dans une optique pacifiste.
Par ailleurs, le producteur souhaite employer la technique du stop motion utilisée dans King Kong, ce qui s’avère être bien trop chronophage. Il opte alors pour des costumes que les acteurs porteront tout en évoluant sur des décors miniatures. Vu le poids des costumes et la chaleur étouffante, les acteurs peuvent, au mieux, y tenir deux à trois minutes sous peine de s‘évanouir…
Techniquement, le film est une juxtaposition de prises de vue réelles et de prises de vue en studio, le réalisateur dirigeant les comédiens tandis que Tsuburaya assure parallèlement tous les effets spéciaux. Le souffle du monstre est produit grâce à un aérosol et son rugissement à l’aide de cordes de contrebasse.
Le film, dans lequel une créature sous-marine est « réactivée » par la radioactivité et menace de détruire Tokyo, totalise 9 millions de spectateurs. Il sera exploité aux Etats-Unis sous le nom de « Godzilla ».
Une famille qui s’agrandit… pour mieux s’affronter
A peine créé, Godzilla fait des émules. Dès 1955, il revient dans un duel intitulé « Le retour de Godzilla », puis l’année suivante le film sera remonté par les américains qui supprimeront notamment les passages concernant le péril nucléaire. En France, « Godzilla » sort en 1957 sous une version encore différente.
Le kaijû eiga s’enrichit également, entre 1955 et 1958, d’une trilogie, avec « Half Human », une histoire de yeti, puis « Rodan » et « Varan ».
En 1956, le Japon intègre l’ONU et se lance dans la production de science-fiction à base d’invasion extraterrestre. A l’aube des années 60, la tendance est à l’ouverture et à la coopération avec les autres nations, ce qui se ressent dans la production cinématographique. Le traité de sécurité est révisé en 1960 et le Japon s’engage dans le nucléaire civil à partir de 1961.
Enfin, Tokyo redore son blason en accueillant les J.O. en 1964. Le kaijû eiga des studios Toho bat son plein dans les années 60, où il est un spectacle qui réunit petits et grands. King Kong affronte Godzilla en 1962 dans une version empreinte de film d’espionnage, mais aussi de comédie et de catch japonais… avec toujours la même équipe aux commandes.
Au cours de cet âge d’or, de nouveaux monstres viennent se joindre au concert de destructions orchestré par les studios Toho : Mothra en 1961, Dogora, ou encore Ghidrah, le monstre à trois têtes. Au cours de son existence, Godzilla est amené à détruire l’humanité ou bien à coopérer avec elle pour affronter d’autres monstres. Peu à peu, il s’adoucit et devient moins malfaisant tandis que les cross-over, (rencontre et affrontement entre deux mondes distincts), se multiplient : « Frankenstein vs Baragon », « Invasion planète X », « La guerre des monstres »…
En 1965, le studio japonais Daiei lance un nouveau kaijû, Gamera, tortue géante capable de pivoter sur sa carapace. Gamera affronte Baragon en 1966 et Gyaos en 1967. Malgré ses effets gore, Gamera se veut l’ami des enfants et ça fonctionne… Avec Majin, une statue de pierre qui affronte un seigneur de guerre japonais, on mêle film de sabre (chanbara) et kaijû eiga : les effets spéciaux de la « Daimajin trilogy » atteignent des sommets…
Le kaijû eiga infiltre aussi le petit écran : Tsuburaya se lance dans la production télévisuelle avec UltraQ, puis Ultraman en 1966, qui devient une icône de la pop culture japonaise, initiant le succès des kyodai hero, les super-héros géants. Les kaijû du grand écran vont être momentanément délaissés, bien que les studios Toho produisent toujours des Godzilla (« Ebirah contre Godzilla », « la revanche de King Kong » et « la planète des monstres »). Vers la fin des années 60, les studios se font la guerre par le biais des kaijû et le genre s’essouffle. Les studios Daiei ferment en 1971 et Tsuburaya décède en 1970.
Entre 1969 et 1978, la Toho lance le Toho champion matsuri, un festival familial de films catastrophe à gros budget, mais sans kaijû…
Quelques apparitions de Godzilla ponctuent la décennie des années 70, lorsqu’il s’allie en 1971 à l’armée d’autodéfense japonaise pour combattre Hedora, un monstre aquatique issu de la pollution, ou en 1973, à la télévision aux côtés d’autres monstres, dans la série « Zone fighter ».
Décennies après décennies, les mutations d’un genre éternel
Au cours des années 80, les productions qui mettent en scène Godzilla voient le personnage redevenir plus destructeur, comme dans « The return of Godzilla » de 1984. Techniquement, on a créé un robot spécialement pour le film et les décors miniatures sont de plus en plus élaborés. Politiquement, la guerre froide bat son plein et le Japon est pris en étau entre les deux blocs dans un contexte de course aux armements.
En 1985, les américains referont un montage du film dans lequel les soviétiques sont plus clairement identifiés comme les méchants… En 1989, « Godzilla contre Biollante » est une curiosité qui mêle espionnage, parapsychologie et manipulations génétiques dans une technicité poussée. Malgré son originalité, le film sera un échec relatif.
Les années 90 marquent les premiers balbutiements du numérique (« Godzilla contre Destroyah » et « Godzilla contre mechagodzilla 2 »). Tandis que la Toho met fin à la saga, le personnage de Gamera, la tortue géante, revient dans une trilogie, entre 95 et 99, où l’image de synthèse existe désormais dans des séquences intégrales. D’aspect mythologique, le monstre Gamera affronte les forces d’autodéfense, questionnant leur périmètre d’intervention dans des films plus sombres. Le rapport entre monstres et humains est plus étroit, avec des personnages de femmes et d’adolescents qui ne sont plus seulement anecdotiques.
Sombre, l’année 1995 l’est particulièrement au Japon, qui affronte le séisme de Kobe mais aussi l’attentat au gaz sarin dans le métro tokyoïte par la secte Aum : les racines horrifiques de la trilogie « Gamera » n’en ressortent que davantage. Par ailleurs, l’auteur Ben Goto a annoncé, dans ses « prophéties de Nostradamus », une catastrophe pour l’année 1999 : « Gamera 3 » serait donc l’œuvre apocalyptique ultime…
A noter également, le remake américain de 1998 de R. Emmerich, où Godzilla a muté… suite aux essais nucléaires français dans le Pacifique. A sa suite, Hollywood s’empare du genre en multipliant les hommages, comme « Pacific Rim » de Guillermo Del Toro en 2013.
A partir des années 2010, la Toho relance Godzilla au Japon. « Shin Godzilla », en 2011, fait suite au séisme et à la catastrophe de Fukushima et laisse transparaître la crainte d’un abandon de la population par le gouvernement japonais. C’est aussi le succès, tout récemment, de « Godzilla Minus One », qui obtient en 2024 l’oscar des effets visuels. Il est aussi le seul « Godzilla » à réinventer l’histoire avant 1954 et à questionner le Japon d’après-guerre.
Un voyage long de 70 ans… qui a encore de beaux jours devant lui
« Le kaijû eiga est à la fois un laboratoire de premier ordre pour les effets spéciaux et l’évolution technique, et un miroir qui reflète les peurs et les positionnements de toute une société ».
Le kaijû eiga est à la fois un laboratoire de premier ordre pour les effets spéciaux et l’évolution technique, et un miroir qui reflète les peurs et les positionnements de toute une société. Voilà pourquoi il reste capable de se renouveler et de s’exporter quelles que soient les circonstances.
Au fur et à mesure que les effets spéciaux s’affinent, le monstre occupe visuellement moins de place à l’écran en raison des coûts de production. C’est l’occasion pour l’intrigue et les personnages de s’enrichir. Les kaijû eiga ont toujours été des témoins du rapport qu’entretient le Japon avec la guerre. Globalement, les « Godzilla » suivent les évolutions de l’article 9 de la constitution japonaise sur le statut des forces d’autodéfense : chaque opus est plus ou moins pacifiste ou militariste selon l’époque et le contexte de production.
Les Kaijû ont eu et ont encore une influence sur la culture japonaise et internationale. Certains kaijû ont inspiré les Pokemon ou la série Evangelion. Le coréen Bong Joon Ho s’est emparé du genre avec le brillant « the Host » en 2006. On trouve plusieurs références de kaijû eiga chez Tim Burton et la liste n’a rien d’exhaustif.
La licence Godzilla est déclinée sous toutes les formes possibles, sur des supports courts, longs, animés, en série, pour le cinéma, la télévision, pour adultes ou pour enfants… Le cinéma indépendant s’essaie lui aussi au kaijû eiga avec « Howl from beyond the fog », un moyen-métrage animé. Une vivacité qui ne semble pas près de faiblir…
– Candice Corbeel