Le lourd secret derrière le séisme qui détruisit Tokyo il y a 100 ans

Le 1er septembre 1923 est une date à jamais marquée dans l’histoire du Japon. À 11h58 précise, un séisme d’une magnitude de 7,9 va dévaster la plaine du Kantô, où se situe Tokyo, détruisant des centaines de milliers de bâtiments et ôtant la vie à des dizaines de milliers de Japonais. Et au delà du phénomène naturel, la peur, la haine et la soif de vengeance vont s’emparer des cœurs pour désigner des coupables imaginaires à ce malheur, sur fond de « complotisme » avant l’heure. Pour les 100 ans de cet évènement historique majeur pour le Japon, retour sur les détails d’une catastrophe qui précipitera la capitale japonaise dans la modernité.

À travers ce récit, je vous propose de plonger avec nous dans une journée du passé qu’on aimerait ne jamais avoir existé. Voyageons jusqu’à la matinée du 1er septembre 1923. Tokyo prépare le repas du midi, vibrant d’une vie paisible avant que le destin ne prenne une tournure tragique et terrifiante. Imaginez-vous là, au cœur de cette métropole en pleine mutation, à l’aube d’une ère nouvelle. Le soleil se lève. Les rues s’animent peu à peu, des passants vaquent à leurs occupations, inconscients du cataclysme imminent.

Soudain, le sol commence à trembler, une mélodie sinistre jouée par les entrailles de la Terre elle-même. Ce n’est qu’une légère vibration dont les japonais ont l’habitude, mais rapidement, elle s’intensifie, gagnant en férocité. Un des pires tremblements de terre du siècle frappe la capitale. Les bâtiments de pierres, symboles de la grandeur et de l’aspiration de cette nation en pleine renaissance, tombent comme des châteaux de cartes. En quelques minutes, le monde connu devient un tourbillon chaotique, une danse macabre orchestrée par les forces géologiques déchaînées.

Le séisme, d’une magnitude dévastatrice de 7,9, frappe le cœur même du Kanto, secouant Tokyo dans ses fondations les plus profondes. Les rues se fissurent, les structures se désagrègent, et en quelques minutes seulement, l’architecture majestueuse de la ville est réduite en ruines. Mais ce n’est là que le prélude de l’horreur qui approche. En effet, c’est dans ces ruines qu’une bête plus dangereuse encore va se réveiller.

Le destin joue une cruelle ironie, comme c’est souvent le cas pour le Japon. À cette époque de transition, où Tokyo commence à émerger de l’ère Edo, la plupart des habitations demeurent de fragiles édifices de bois et de tatamis. Le sinistre ballet se déroule aux alentours de midi, l’heure où les femmes japonaises font, comme le veut la coutume de l’époque, la cuisine de manière rituelle. Feux de bois, de charbon et gazinières sont allumés. C’est ainsi, par un triste jeu du destin, que des centaines de feux naissent simultanément partout dans Tokyo. Les efforts désespérés pour éteindre ces feux naissants se heurtent à l’ampleur de la catastrophe.

Le feu, ce démon vorace, danse avec une férocité sans pareille dans les rues déjà chaotiques de Tokyo. Pas moins de 88 incendies incontrôlables se propagent comme des épidémies dans la capitale, alors que le tremblement de terre a détruit les voies d’accès à l’eau. Le ciel lui-même semble pleurer, ses larmes ardentes déversées par les vents tourbillonnants de septembre créent des tornades de feu. La seconde catastrophe s’abat sur Tokyo.

Bureau de la police métropolitaine en feu à Maruno-uchi, près du parc Hibiya. Source : commons.wikimedia.org

Inévitablement, la panique s’empare de tous. Des vagues de milliers de citoyens japonais, les yeux emplis de terreur, fuient sans destination, désespérés. Les rues deviennent des théâtres d’agonie, où les flammes et la fumée tissent leur toile funeste. Certains, pris au piège de cette tragédie, tombent victimes des flammes. D’autres, dans un acte de désespoir ultime, se jettent dans les rivières dont il est rapporté que les eaux sont brûlantes.

Le quartier de Honjo en particulier, autrefois paisible, devient un paysage d’effroi. Il est rapporté que dans ses rues autrefois animées, 32 000 âmes succombèrent en quelques heures. Les chiffres sont insupportables : 570 000 maisons réduites en cendres, 2 millions d’âmes sans abri en quelques heures. Le bilan humain dépasse l’entendement, plus de 120 000 vies englouties par la tragédie, selon les historiens.

Journal étranger rapportant la catastrophe.

Comme si ce n’était pas assez, un autre drame humain approchait. L’histoire qui suit est méconnue de tous et peu racontée au Japon. Même à cette époque lointaine, les rumeurs et « fake news », telle une marée sombre, inondent les esprits en quête de réponses expéditives à ce drame insupportable. Il faut un coupable ! Certaines publications, poussées par une soif insatiable de sensationnel, colportent des récits sans fondement, exploitant l’horreur pour semer les graines toxiques de la haine. Tel un autre incendie incontrôlable, la rumeur se propage, accusant les Coréens résidant à Tokyo d’être les pyromanes derrière cette tragédie. La haine raciale se réveille en un instant, insufflant une nouvelle terreur dans le cœur des survivants.

Les rues, autrefois témoins d’une diversité harmonieuse, se transforment en champs de bataille. Des foules enragées se lancent alors dans une chasse impitoyable, traquant les Coréens, les accusant d’une culpabilité qu’ils n’ont pas. Déjà alors, des théories du complot naissent au grès de l’imagination. La violence se déchaîne, laissant derrière elle des scènes d’horreur qui rivalisent avec les flammes elles-mêmes. Des milices improvisées de Japonais sèment la terreur et l’inhumanité dans les rues de Tokyo, exécutant arbitrairement des étrangers en même la rue, dressant des barricades pour sceller le destin de ceux qui cherchent à fuir l’enfer. Dans la folie, des Chinois, des Vietnamiens et d’autres personnes de différentes nationalités ont également été tués. L’armée, témoin de cette spirale infernale, tente de mettre fin à cette frénésie de haine. Des tracts sont distribués, niant ces rumeurs toxiques, exhortant les citoyens à arrêter ces attaques meurtrières contre les Coréens innocents. Mais rien n’y fait…

L’ombre du désastre dévoile une facette obscure de l’humanité, en particulier de l’empire japonais et de la mentalité nationaliste qu’il y règne alors. Lorsque la poussière retombe, révélant les débris fumants de ce qui fut autrefois Tokyo, une obscurité encore plus sinistre prend racine dans l’esprit de la police militaire japonaise, la redoutable Kenpeitai. À l’aide de la police politique du gouvernement, la Tokkō, les bras armés profitent du chaos ambiant pour commettre des actes de nombreux assassinats politiques ciblés.

Les idéaux progressistes, les voix qui s’élevaient pour améliorer la condition humaine au sein de la nation japonaise, sont étouffés dans le tumulte. Des militants socialistes, des anarchistes, des syndicalistes et tous ceux qui aspiraient à un Japon plus juste, deviennent des cibles de la terreur d’État. Dans une orgie de violence orchestrée, ces voix de changement sont réduites au silence par des mains souillées de sang.

Et dans cette toile tissée de chaos et de désespoir, une sinistre alliance se forme. Les flammes qui ont dévoré les rues se confondent avec les flammes de l’intolérance, de la xénophobie et de la haine. L’âme de Tokyo, autrefois un creuset de diversité et de promesses, est engloutie dans un abîme de ténèbres. C’est un Japon impérial plus féroce et violent que jamais qui sortira des flammes. Une idéologie qui mènera le pays à la guerre puis, bien plus tard, à la chute de l’Empire.

Le temps s’écoule, les blessures guérissent lentement, mais certaines cicatrices restent à jamais gravées dans l’histoire. Aujourd’hui encore, les nationalistes japonais tentent de voiler ces sombres chapitres de l’Histoire, de les enterrer sous les décombres du passé, refusant de reconnaître la profondeur de la douleur infligée mais surtout l’esprit qui anime ceux dont les idées nauséabondes sont toujours quelque part dans l’air japonais d’aujourd’hui. Un silence pesant se répand, l’amnésie collective prend racine, et les récits de ceux qui ont souffert restent ensevelis sous le poids d’une mémoire sélective. C’est là, dans le gouffre de la négation et du déni, que les monstres naissent.

Aujourd’hui, les cendres du passé se mêlent aux rues animées de Tokyo, laissant seulement une trace ténue de ce qui fut jadis. On croise toujours quelques maisons anciennes, ci et là. Mais dans l’ombre de ces rues, dans les esprits de ceux qui savent, les histoires de cette journée tragique demeurent.

Car même si le monde choisit souvent de se détourner des drames, il est de notre devoir de nous souvenir, de nous rappeler les leçons douloureuses du passé, pour que de telles horreurs ne se répètent jamais.

– Mr Japanization

Image d’en-tête : Vue panoramique de Nihonbashi et Kanda le .