Tout au long du XXe siècle, de nombreux ouvriers coréens travaillant au Japon vont être portés disparus dans des conditions opaques à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Il ne fut en effet pas rare que des Coréens soient « employés » par le gouvernement colonial japonais pour pallier au manque de main d’œuvre dans l’industrie & d’autres secteurs difficiles. Sur les traces de ces ouvriers disparus, nous allons vous conter le combat d’une femme coréenne nommée Shin Yun Sun. Celle-ci est toujours à la recherche de son père, un ouvrier sud-coréen disparu, qu’elle n’a jamais connu. Son combat se mêle à la grande Histoire du Japon et de son industrie au XXe siècle. Qu’est-il arrivé au père de Shin Yun Sun ? Qu’est-il arrivé à tous les autres sacrifiés du miracle économique nippon ?

Le travail forcé des ouvriers coréens par le gouvernement colonial Japonais

Shin Yun-sun, sud-coréenne, décrit sa vie comme une série d’impasses. Elle passa une grande partie de ses soixante-quinze années à interroger des fonctionnaires, à consulter des dossiers et à fouiller des cimetières sur une île russe lointaine occupée jadis par un Japon aux ambitions impérialistes. Elle y cherchait sans relâche des preuves de l’existence d’un père qu’elle n’a jamais rencontré.

Le 29 juillet 2020, sa mère, Baek Bong-Rye, âgée alors de 92 ans, donnait encore une interview sur son époux disparu pour alerter le monde sur cette partie cachée de l’Histoire. Un fait passé parmi tant d’autres qui témoigne du sort mystérieux qui frappa les ouvriers coréens au service du Japon.

ShinSun Yun avec une photo de sa mère. Source : abcnews.go.com

L’histoire de Shin se mêle à la grande Histoire du Japon avant et durant la Seconde Guerre Mondiale. En septembre 1943, le gouvernement colonial japonais envoya le père de Shin aux travaux forcés sur des territoires occupés. Baek était alors enceinte de Shin. Son mari ne reviendra jamais. Également très âgée aujourd’hui, Shin espère toujours pouvoir ramener la dépouille de son père pour la paix de l’esprit de sa famille.

Bientôt 80 années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, des milliers de conscrits Coréens disparus sur l’île russe de Sakhaline constituent toujours une part oubliée des crimes commis par le gouvernement colonial Japonais. Crimes qui furent rapidement cachés sous le tapis à la défaite du Japon, notamment par une destruction rigoureuse et systématique de toutes les preuves et documents associés à cette exploitation de masse, à l’instar d’autres crimes de guerre du Japon impérial dont l’unité 731.

Néanmoins, nous possédons quelques chiffres. Les historiens affirment que le Japon déplaça de force environ 30 000 Coréens comme travailleurs de la fin des années 1930 jusqu’aux années 1940. Ceux-ci furent envoyés dans ce qui s’appelait alors Karafuto, ou la moitié sud de Sakhaline, occupée par les Japonais. Cette île aux conditions particulièrement rudes se situe près de l’île japonaise septentrionale de Hokkaido. La plupart des travailleurs coréens déportés à Sakhaline venaient du Sud de la Corée. Beaucoup d’entre eux vont connaître une fin particulièrement tragique et leurs traces s’arrêtent ici. Pour les survivants, le calvaire n’allait pas s’arrêter là.

L’histoire des travailleurs coréens de la Seconde Guerre Mondiale jusqu’aux années 90 !

En effet, l’histoire des exploités coréens ne s’arrête pas vraiment avec la fin du conflit mondial. Comme chacun le sait, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la péninsule coréenne est divisée entre le Nord, soutenu par l’Union soviétique, et le Sud, soutenu par les États-Unis. La guerre de Corée suivit ainsi rapidement de 1950-53 avant de laisser place à l’interminable guerre froide.

Les autorités de l’URSS offrirent aux travailleurs coréens survivants la citoyenneté soviétique ou Nord-Coréenne à partir des années 1950. Mais beaucoup choisirent de rester apatrides, dans l’espoir de retourner un jour en Corée du Sud d’où ils venaient. Certains travailleurs Coréens protestèrent pour obtenir leur rapatriement en Corée du Sud en 1976. Cependant, les autorités soviétiques répondirent à leur colère en envoyant 40 d’entre eux et leurs familles en Corée du Nord !

Longtemps après ces évènements, en 1990, la Corée du Sud et la Russie établirent enfin des relations diplomatiques. Environ 4 000 Coréens revinrent de Sakhaline au cours des années suivantes, soit près de 45 ans après leur déportation. Mais pour des personnes comme Shin, qui perdirent le contact avec les membres de leurs familles depuis la guerre, il y eut peu de progrès. La majorité des ouvriers exploités par l’armée japonaise, puis par l’URSS, restent disparus et personne ne sait vraiment ce qu’il est advenu d’eux.

Shin déclara au sujet de son père :

« L’Union soviétique l’a détenu, l’a empêché de rentrer chez lui et a exploité son travail. Le gouvernement Russe devrait au moins retrouver et renvoyer ses restes. »

L’année dernière, en 2019, Mme Shin et d’autres membres de sa famille demandèrent officiellement de l’aide d’un groupe des Nations unies pour retrouver 25 Coréens de Sakhaline. En juin, le groupe des Nations unies déposa une requête auprès du gouvernement russe. Il s’agissait de rechercher d’abord 10 d’entre eux, explique Ethan Hee-Seok Shin, expert juridique du Transitional Justice Working Group basé à Séoul. Ce dernier fit en sorte que l’ONU soit impliquée dans cette recherche.

Une famille de Coréens à Sakhaline dans les années 40. Source : commons.wikimedia.org

Madame Shin explique que ses proches ne se sentirent en sécurité pour parler ouvertement de leurs pères disparus qu’au cours des 20 dernières années. Avant, ce fut une longue période d’errance et de craintes d’aborder un fait historique longuement camouflé, peut-être par honte de devoir en porter la responsabilité historique.

Pendant longtemps, leurs efforts pour rendre visible cette cause reçurent beaucoup moins d’attention que d’autres actes de guerre liés à la domination coloniale de la Corée par le Japon, explique Bang Il-kwon, chercheur à l’Université Hankuk d’études étrangères de Séoul.

En 2011, un groupe gouvernemental Sud-Coréen enquêtant sur les déplacements forcés coloniaux commença à travailler avec la Russie. Leur objectif : identifier et restituer les restes des Coréens de Sakhaline, morts avant les années 1990. Les chercheurs sud-coréens passèrent des années à examiner les zones funéraires mal entretenues de l’île. Les marqueurs en pierre ou en bois étaient souvent manquants, endommagés ou détruits. En 2015, les chercheurs sud-coréens annoncèrent qu’au moins 5 000 tombes locales appartenaient à des travailleurs forcés coréens.

Mais ces efforts furent couronnés de peu de succès et abandonnés quelques temps après. Pour cause, le gouvernement conservateur sud-coréen refusa de prolonger le mandat du groupe après 2015, abandonnant les familles si proches du but. Mais sous la présidence libérale de Moon Jae-in, il fut question de relancer les activités. De bien courte durée. Son gouvernement se heurta aux objections du Japon, notamment sur d’autres questions liées à la guerre. Aucune négociation ne put aboutir avec la Russie comme avec le Japon, pour finir les recherches et restituer les restes humains aux familles des ouvriers exploités.

Les travailleurs coréens : forcés ou recrutés par les japonais ?

Très récemment, le fondement des relations entre le Japon et la Corée du Sud fut ébranlé par une décision de la Cour Suprême sud-coréenne. Le sujet de discorde concernait les travailleurs de guerre au Japon.  

Pour comprendre les différentes phases du travail forcé, deux expressions sont à connaître, la première étant : « la mobilisation des ouvriers japonais. » Il s’agit d’un mouvement qui commença en 1939. Les deux premières phases de « mobilisation » prévoyaient le déplacement volontaire de travailleurs dans les industries liées à l’effort de guerre japonais. La première phase consistait en un recrutement direct par les entreprises qui embauchaient les travailleurs à la demande (1939-1942). Cependant, cette étape suffira bien peu.

La deuxième phase du plan consistera en une mobilisation par « placement gouvernemental. » Des numéros pour des travailleurs étaient distribués aux régions par le gouverneur général de Corée de manière à organiser la déportation.

Des travailleurs coréens forcés de travailler au Japon. Source : arirang.co.kr

Cependant, pour les deux types de mobilisation, le « placement » fut totalement inapplicable. Lorsque les circonstances de la guerre devinrent plus difficiles, de septembre 1944 à 1945 en particulier, la troisième phase de mobilisation fut initiée, lorsqu’un ordre juridiquement exécutoire de conscription des travailleurs fut émis.

La seconde expression d’importance est celle de « travailleurs coréens en temps de guerre ». Comme les termes « enrôlé » ou « conscrit » n’englobent pas les travailleurs de guerre dans leur ensemble, on utilise plutôt le terme de « travailleurs de guerre coréens ». Pendant la guerre, il était ainsi courant de mobiliser non seulement les citoyens de son propre pays, mais aussi et surtout les citoyens des pays occupés, ce que le Japon fera allégrement.

Il s’agissait principalement d’envoyer les hommes des classes populaires travailler dans les industries de munitions. À l’époque, la mobilisation de la main-d’œuvre en temps de guerre ne constituait pas une violation de la convention de l’Organisation internationale du travail…

Au Japon, la loi sur la mobilisation nationale promulguée en 1939 établit un système de mobilisation de la main-d’œuvre en temps de guerre. La mobilisation obligatoire de la main-d’œuvre basée sur la conscription légale fut immédiatement mise en œuvre sur le continent. Ce mouvement se déroula en trois phases :

– De septembre 1939 à janvier 1942, des entreprises privées se rendirent en Corée pour « recruter » …

– De février 1942 à août 1944, le gouverneur général de la Corée attribua des numéros de mobilisation à chaque ville et comté et confia les « placements gouvernementaux » aux mains d’entreprises privées.

– De septembre 1944 à mars 1945, la « conscription » fut effectuée sur la base d’un ordre d’incorporation.

Pour les trois types de mobilisation, les ouvriers travaillaient dans des entreprises privées, normalement avec des contrats de deux ans. Selon les sources, les salaires furent comparables à ceux des ouvriers japonais. Dans l’ensemble, bien que le travail fut forcé, ces ouvriers n’étaient pas mal payés et leurs salaires augmentèrent à l’époque en raison d’une extrême pénurie de main-d’œuvre, la plupart des hommes japonais ayant déjà été enrôlés dans l’armée.

Les conséquences de ces différents modes de mobilisation

Lorsque le Japon fut finalement vaincu en août 1945, deux millions de Coréens vivaient au Japon. C’est une quantité conséquente. Parmi eux, environ 320 000 étaient des travailleurs mobilisés en vertu de la loi de mobilisation nationale. En d’autres termes, seuls 15% d’entre eux étaient des travailleurs mobilisés en temps de guerre.

Comme 110 000 Coréens étaient des militaires ou des employés civils militaires, au sens large du terme, on peut estimer qu’il y avait 430 000 travailleurs coréens mobilisés au Japon. Mais même en incluant ce chiffre, cela ne représentait que 22% du nombre total de Coréens au Japon à l’époque. Les 80% restants, soit 1,57 million de personnes, étaient constitués de ceux qui étaient venus au Japon pour d’autres motifs, notamment pour travailler en dehors de la mobilisation de guerre. Certains fuirent leur emploi de travailleur mobilisé pour s’installer sur des lieux de travail mieux rémunérés.

À la fin de l’année 1938, juste avant la mobilisation de guerre, la population coréenne au Japon était d’environ 800 000 personnes. Sur les 1,2 million de Coréens supplémentaires qui vinrent au Japon après 1938, les deux tiers – soit 770 000 personnes – ne faisaient pas partie de la mobilisation de guerre. Ils vinrent au Japon de leur propre gré. (Voir The Labor Recruitment Issue Hoax de Tsutomu Nishioka, publié en japonais par Soshisha, 2019).

Il existe quelques statistiques divergentes concernant le nombre total de travailleurs mobilisés sur le continent, ce qui rend le nombre exact inconnu. Dans l’édition de 1959 du Livre blanc du Bureau de l’immigration, le gouvernement japonais indique que le nombre était d’environ 635 000. Une partie de ces ouvriers étrangers seront « mobilisés » sur l’île utopique de Gunkanjima…

Gunkanjima (Hashima) et les ouvriers Coréens de Mitsubishi

Durant la première moitié du XXe siècle, la très connue entreprise Mitsubishi transforma une île japonaise déserte en une métropole minière animée. À notre époque, Gunkanjima 軍艦島 est une île fantôme visitée par les fans d’urbex. Mais il fut un temps, l’île industrielle était une véritable dystopie productiviste aussi réelle qu’effrayante.

Entre son ouverture en 1890 et son abandon en 1974, Mitsubishi développa une véritable communauté animée sur l’île d’Hashima, la métamorphosant en une ville-centrale-électrique productrice de charbon sous-marin. Des milliers de travailleurs de Corée du Sud et de Chine furent contraints de travailler sur l’île d’Hashima au début du XXe siècle. Cette situation devint, par la suite, un point de discorde qui menaça sa reconnaissance en tant que site du patrimoine mondial de l’UNESCO.

Des travailleurs forcés coréens du chantier naval Mitsubishi à Hiroshima. Source : www.ft.com

À son apogée en 1959, l’île de 16 acres abritait plus de 5 000 travailleurs, ce qui en faisait la zone la plus densément peuplée de la planète à l’époque. Si le travail était exigeant pour les employés japonais, il fut encore plus rude pour les centaines de travailleurs étrangers. Ces derniers furent contraints à travailler dans les mines de charbon de l’île d’Hashima dans des conditions particulièrement épouvantables.

Choi Jang-Seop, un ouvrier coréen contraint de travailler sur l’île depuis l’âge de 15 ans témoigna qu’il avait « pratiquement vécu une vie de prisonnier à Hashima. » Celui-ci conserva un souvenir affreux des moments où il « travaillait au fond des mines de charbon en ne portant que des sous-vêtements. » Mais, au fil du temps, les réserves de charbon situées sous l’île finirent par s’épuiser, rendant la vie sur l’île obsolète.

Abandonnée en 1974 par défaut de productivité, l’île d’Hashima/Gunkanjima devint un terrain vague, stérile et bétonné. Mais ce fantôme du passé reste le témoin toujours visible de l’exploitation d’ouvriers étrangers et japonais au nom de l’industrialisation du Japon à marche forcée. Un symbole qui nous parle également d’effondrement sur une terre pillée aux ressources limitées. Les ouvriers, eux, n’eurent ni richesse, ni liberté, toujours considérés longtemps après comme des citoyens de seconde zone.

L’île de Hashima en 2008. Source : commons.wikimedia.org

En dépit des recherches, les chiffres exacts ne seront jamais réellement connus concernant l’emploi des ouvriers Coréens par les Japonais. Si les statistiques ne peuvent exprimer les tragédies humaines tant chaque vie sacrifiée est déjà un drame à part entière, le combat pour retrouver la trace des travailleurs disparus continue pourtant, porté par des familles vieillissantes qui craignent plus que tout l’oubli d’une injustice historique.

Cécile Khalifa & Mr Japanization


Photo d’en-tête : Shin Sun Yun et sa famille. Source : apnews.com