Plan 75 : quand le Japon euthanasie ses vieux pour sauver l’économie

Certains films font froid dans le dos par la fiction un peu trop proche de la réalité qu’ils décrivent. C’est bien le cas de « Plan 75 », un long métrage japonais qui nous décrit un futur qui malmène les personnes âgées du pays poussées au suicide. Glaçant, pertinent et essentiel pour comprendre la situation préoccupante du vieillissement de la population sur l’archipel. Découverte cinématographique.

Plan 75 est le premier long-métrage mis en scène par Chie Hayakawa qui en signe également son scénario. Le film se déroule au Japon, dans un futur proche où le vieillissement de la population s’accélère et devient économiquement ingérable. Le gouvernement estime alors qu’à partir d’un certain âge, les seniors deviennent une charge inutile pour la société. Le programme « Plan 75 » est alors promulgué. Il propose un accompagnement logistique et financier pour mettre fin aux jours de ces personnes âgées. Une candidate au plan 75, Michi, un recruteur du gouvernement, Hiromu, et une jeune aide-soignante philippine, Maria, se retrouvent confrontés à un pacte mortifère. Sacrifier les anciens pour sauver le Japon…

Plan 75 : les personnes âgées comme un fardeau ?

Plan 75
Plan 75

Le film commence avec une scène de tuerie de masse qui fait tristement écho à un vrai fait-divers à peine concevable qui avait secoué le Japon en 2016. A Sagamihara, l’ancien employé d’un foyer pour handicapés y était revenu pour assassiner sauvagement 19 résidents âgés. Il avait ensuite tout simplement expliqué qu’il voulait débarrasser le Japon de ces personnes inutiles. Un drame qui a donné l’idée de son film (d’abord sous forme de court-métrage) à la réalisatrice, comme elle l’explique dans le dossier de presse :

Je me suis dit que ce n’était pas un incident isolé commis par un fou, mais que ce type d’incident n’attendait que de se produire dans une société dominée par l’intolérance et le rationalisme. Je voulais faire un film pour dénoncer cette société. Le massacre de Sagamihara a été l’un des principaux déclencheurs dans ma décision de mettre en scène cette histoire.

Plan 75 se veut moins violent dans sa façon de faire mais le résultat est le même : il faut trouver un moyen de se libérer de la présence des personnes âgées trop nombreuses. Ici, la solution porte le même nom que le long-métrage et propose à ses dernières ni plus ni moins qu’un système d’euthanasie légalisé et systémique, justifié par un impératif économique. L’horreur capitaliste dans sa forme la plus extrême. Et si l’on pourrait y voir au départ une façon sordide d’alléger la société japonaise de retraites à payer, nous sommes surtout ici face à un autre problème : la détresse et la dureté de la vie des anciens. Une problématique déjà bien réelle au Japon où les retraites sont minimales, voire inexistantes pour certains.

Au banc de l’existence

Le tableau dressé dans le film du quotidien des Japonais ayant dépassé les 75 ans est en effet bien triste. Ces derniers sont ainsi souvent esseulés et livrés à eux-mêmes. Les retraites n’étant pas assez élevées pour survivre, beaucoup continuent de travailler à des âges avancés. Étonnant de voir ce modèle violent et inhumain porté en exemple par certaines figures politiques occidentales qui aspirent à faire travailler les individus toujours plus longtemps, jusqu’à leur mort, si possible

Dans le film, Michi est toujours femme de chambre dans un hôtel à son âge avancé. Le jour où elle perd son poste et qu’elle doit se trouver un nouveau logement, elle voit bien que la situation s’annonce critique. C’est ce désespoir qui la pousse à songer au Plan 75.

Les Japonais ont effectivement également en eux cette « tradition » qui fait qu’ils ne veulent pas être un poids pour leur famille ou la société. Ainsi, même si une aide sociale est possible, ils préfèrent ne pas la demander pour ne pas subir les regards extérieurs qui les couvriraient de honte. Un sujet qui tenait à cœur de la réalisatrice qui dépeint dans son long-métrage une réalité omniprésente sur l’archipel :

Il y a une notion forte chez les Japonais (surtout les personnes âgées), qui est de ne vouloir déranger personne. C’est une sorte de morale. Il existe également une pression sociale invisible qui leur donne le sentiment d’être inutiles et d’être un fardeau pour la société, leur famille, ou leurs amis. Les médias attisent la peur de la vieillesse et du vieillissement de la société, de sorte que l’anxiété des gens augmente.

La population japonaise est pourtant celle qui vit le plus longtemps au monde avec une moyenne de 82.3 ans (79 pour les hommes, 85.7 pour les femmes). Subir tant de détresse pendant aussi longtemps vaut-il la survie à tout prix ? Dans Plan 75, nous rencontrons ainsi une longue liste de condamnés à mort de leur plein grès. Certains sayonara sonnent même comme des flèches en plein cœur. Les plus angoissés ne sont alors pas ceux qui partent, mais ceux qui restent. Autour de ces disparitions flotte l’aveu d’impuissance de ne pas avoir fait ce qu’il fallait pour leur donner envie de rester en vie. C’est aussi l’abandon de toutes valeurs humaines venant d’un système économique et politique en bout de course.

Pourtant, même si le scénario du film est très noir, il ne s’interdit par de beaux moments d’espoir.

Au crépuscule de la résurrection

Oui, tout aussi grave soit-il dans son discours, ce film japonais nous montre que nous avons tous le pouvoir de réveiller notre envie de vivre, quel que soit notre désespoir. Quand on ressent le souffle de la mort sur notre nuque, c’est là que s’invite celui de la vie qui viendra toujours frapper à nos portes comme un résistant immortel luttant pour ne jamais s’éteindre. Une solidarité est possible, même si, comme pour certains personnages, elle n’est parfois possible qu’en brisant les règles. Et on sait à quel point ce n’est pas facile pour les japonais…

Y aura-t-il un réveil de la société japonaise dans les années à venir ? La réalisation de Plan 75 est bercée d’une rigueur documentaire qui octroie une force supplémentaire à son message. Tout ce que nous voyons à l’écran – aussi dystopique puisse-t-il sembler – fait ainsi encore plus froid dans le dos car ancré ni plus ni moins dans notre réalité de 2023. Ce qui se passe dans le film pourrait même avoir lieu dans quelques mois. Une impression de réalisme justement recherchée par Chie Hayakawa :

Je voulais que le public n’ait pas l’impression qu’il s’agisse de science-fiction, mais que cela pourrait arriver ou que cela commence déjà à arriver. J’ai donc essayé de faire en sorte que tout semble ordinaire, à l’image du paysage social actuel.

Plan 75 nous montre des hommes et des femmes qui souffrent d’une réalité qui les dépassent et qui jonglent entre devoir professionnel et moral, besoin d’amour et solitude implacable. Même si nous nous garderons bien de vous spoiler ici quoi que ce soit de son développement scénaristique, préparez-vous à un voyage glaçant saupoudré de scènes qui vous marqueront parfois par leurs violences psychologiques, d’autres par les lueurs d’espoir qui les traversent, tout ça au milieu des nombreux dilemmes humains qui en découlent.

Glaçant, touchant, inévitable. Plan 75 sort en DVD/Blu-ray le 7 février en France. Mr Japanization est fier d’être le partenaire privilégié de ce film essentiel à découvrir pour tous les amoureux du Japon et qui a reçu la Mention Spéciale Caméra d’Or au Festival de Cannes 2022. Il est distribué par Eurozoom, déjà distributeur de longs-métrages d’animation que nous avons adorés comme La Chance sourit à Mme Nikuko ou 7 jours.

Stéphane Hubert