« Une épidémie de chats qui dansent ». Un étrange constat saisit les habitants de Minamata à la vue soudaine de dizaines de félins se trémoussant frénétiquement, avant de mourir. Ce n’était que les prémices d’une grave catastrophe humaine et environnementale dans une modeste ville de pêcheurs de Kyûshû dans les années 50.

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Notre histoire commence à Minamata (水俣市). Une ville côtière de la préfecture de Kumamoto comme il en existe des centaines d’autres au Japon. Un lieu somme toute assez conventionnel. Depuis toujours, du moins à mémoire d’homme, l’activité principale était la pêche.

Mais comme frappée d’une étrange malédiction, une étrange maladie commença à frapper cette petite communauté du littoral. Une étonnante maladie, qui commença par l’apparition de chats qui dansent… Retour sur une catastrophe environnementale de l’ère moderne.

Des chats qui dansent et des humains qui convulsent

Jusqu’aux années 50, la vie suivait son cours à Minamata. Paisible, routinière, rien ne semblait pouvoir troubler la normalité rassurante d’un village somme toute assez classique de Kyûshû. Jusqu’à ce que les chats se mirent à danser…

Et par danse, nous ne parlons pas de farandoles endiablées, encore moins d’une chenille de fin de soirée de mariage. Les chats se déplaçaient d’une étrange manière, frappés de convulsions, tournant sur eux-mêmes. Certains même se précipitaient dans la mer pour s’y noyer.

Très vite, des scientifiques vinrent étudier le problème. Le constat était sans appel : les chats convulsaient, puis mouraient de façon aléatoire. Ce phénomène, localisé uniquement à Minamata, prit le nom de « la maladie des chats dansants ». Mais très vite, ce sont les êtres humains qui montrèrent des signes de ce bien étrange mal.

Cénotaphe construit en hommage et à la mémoire des morts et malades de la maladie de Minamata. Ce monument est situé derrière l’écoparc de Minamata. Wikimedia Commons

Dans les mois suivants, de nombreuses personnes se mirent à présenter des symptômes particulièrement graves. Parmi eux, la cécité, la perte du langage, de l’ouïe… Et tout comme les chats, des convulsions, pertes de connaissance et mouvements désordonnés.

L’élément le plus troublant fut que parmi les personnes les plus touchées par ce terrible mal, les pêcheurs étaient surreprésentés.

Pire encore, la plupart des nouveaux-nés étaient atteints de malformations congénitales, de retards mentaux. Le premier décès fut constaté en 1956. S’ensuivirent des centaines d’autres.

C’est alors que tous les regards se tournèrent vers ce qui semblait être l’évident responsable : l’usine pétrochimique de l’entreprise Chisso.

Une contamination des eaux sur le long cours

Plusieurs décennies avant la catastrophe de Fukushima, le Japon vécut un désastre écologique particulièrement violent. L’entreprise Chisso, spécialisée dans la pétrochimie, s’était implantée dans la ville portuaire en 1907.

La production et les profits devaient évidemment l’emporter sur les précautions d’usage concernant l’écologie et le respect du vivant. L’usine utilisait en effet de grandes quantités d’oxyde de mercure, qui servait de catalyseur pour la synthèse de l’acétaldéhyde CH3CHO.

Image à visée illustrative de rejets directs d’effluents de l’Usine Union Carbide de South-Charleston dans la rivière Kanawha ; une partie de ces rejets provient du système de refroidissement de l’usine, source de pollution thermique. Par NARA, Wikimedia Commons

Bien entendu, les pêcheurs savaient déjà que, depuis au moins 1932, l’entreprise déversait dans la mer des métaux lourds… mais aussi du mercure en grande quantité. Le coupable était tout désigné, mais c’était bien sûr sans compter sur la cupidité et la mauvaise foi des industriels, qui nièrent toute implication pendant plusieurs années.

Petit à petit, l’affaire prit une ampleur médiatique. Ce qui conduisit des médecins à venir étudier ce qui était dénommée « la maladie de Minamata ». Et les décès s’enchaînaient à un rythme toujours plus élevé. Les naissances d’enfants atteints de paralysie cérébrale d’autant plus.

Année 1959. Les scientifiques sur place eurent la brillante idée de réaliser un test : badigeonner des poissons avec de l’eau provenant des évacuations de l’usine Chisso, afin de les faire manger à des chats.

Le constat fut sans appel : les chats se mirent rapidement à développer des symptômes de la mystérieuse maladie. Maladie qui, d’ailleurs, n’avait plus rien de mystérieux à ce stade : le coupable était en effet tout désigné.

Devant cette preuve irréfutable de la culpabilité de l’usine dans la catastrophe, les pêcheurs et habitants en colère saccagèrent l’usine, qui dut cesser ses activités dans cette zone du pays.

Vous vous en doutez déjà à ce point mais, durant de nombreuses années l’entreprise Chisso a continué à nier sa responsabilité malgré les preuves accablantes contre elle. Et pour enfoncer le clou, le gouvernement japonais a tardé jusqu’en 1968 à reconnaître l’ampleur de la catastrophe.

Il avait fallu plus d’une décennie pour officialiser ce qui était déjà clairement identifié : les poissons et l’eau étaient contaminés par le méthylmercure rejeté par l’usine Chisso.

Entre 1949 et 1965, ce ne sont pas loin de 900 personnes qui perdirent la vie dans cette catastrophe selon les chiffres « officiels ». Plus nombreuses encore furent les personnes restées handicapées. Des destins brisés à jamais, victimes d’industriels peu scrupuleux. Mais justice ne sera pas rendue pendant de longues et nombreuses années.

Des années de combat juridique et social… et des victimes oubliées

2 283 personnes. C’est le nombre officiellement reconnu de victimes de la maladie de Minamata. Cependant, le nombre réel de personnes affectées est très certainement beaucoup plus élevé. La raison est particulièrement inique : nombre d’entre elles furent exclues injustement des programmes de compensation.

Pire encore, à l’époque des faits, l’entreprise Chisso aurait payé plus de 10 000 personnes afin qu’elles ne portent pas plainte. Toutefois aucune source fiable ne peut prouver ce fait, bien que ce genre de procédé est monnaie courante dans des affaires impliquant la responsabilité d’une entreprise de ce secteur.

Mais au final, parmi les victimes officiellement reconnues, pourquoi un nombre aussi bas ? En cause : les victimes devaient être officiellement certifiées après analyse par un comité d’experts afin d’officialiser le lien de la pathologie avec la catastrophe. Toutefois, ces comités suivaient des critères médicaux extrêmement stricts, et le barème n’était pas à jour.

Fatalement, nombreuses furent les personnes à être ainsi exclues du programme d’indemnisation. Rien d’étonnant à un chiffre si bas, quand on sait que c’est la firme elle-même qui s’occupait de ces expertises…

Une boite métallique dans le fleuve Congo. Par Kani Beat, Wikimedia Commons

Il aura fallu attendre l’année 2009 pour qu’une loi vienne enfin réparer le préjudice porté aux victimes. Mais encore une fois, seul un faible nombre de victimes furent indemnisées. Nombreuses furent les victimes à en être de nouveau exclues pour des critères administratifs particulièrement arbitraires.

Ainsi, furent notamment exclues toutes les personnes ayant déménagé, ou étant jugées trop âgées, soit 9 700 personnes. Heureusement, pour 128 de ces oubliés, le tribunal d’Osaka a reconnu en 2023 ces personnes comme étant des victimes directes. Ces personnes reçurent une faible compensation ne dépassant pas les 19 000 dollars de l’époque.

Les années 2000 : vers une prise de conscience des risques environnementaux

À l’occasion du 50e anniversaire de l’apparition de la maladie de Minamata en 2006, la Diète (le parlement japonais) décida officiellement de ne pas répéter les erreurs du passé. S’ensuivit une série de mesures allant dans le sens de la réduction du rejet de matériaux polluants par les industries pétrochimiques.

Un état des lieux des flux liés au mercure fut opéré en 2010 afin de quantifier les rejets dans les eaux, le sol et l’air. Le constat fut encore très alarmant : la quantité de mercure déversée dans l’environnement pour cette même année 2010 était supérieure à 18 tonnes. Et entre les années 50 et 70, la demande était particulièrement élevée, ce qui coïncide avec la décennie d’apparition de la maladie de Minamata.

Rejet d’eau polluée dans l’environnement. Par Finn Terman Frederiksen, Wikimedia Commons

La décision fut prise de réduire l’usage du mercure dans le processus de production de plusieurs produits chimiques (principalement dans celui de la soude caustique) après concertation avec les acteurs et industriels concernés. Le pays, utilisant près de 85 tonnes par an de mercure, prit aussi des mesures pour en assurer le stockage dans des conditions garantissant la sécurité de tous.

À ce jour, les déchets de ce type doivent être enfouis dans des conteneurs blindés et à distance de zones fluviales et de toute source d’eau en général. Malheureusement, malgré ces mesures, ces composants chimiques restent indispensables à l’activité humaine moderne.

50 ans. Un demi-siècle. C’est le temps qu’il aura fallu pour voir une véritable réaction des autorités face à un drame qui aurait pu largement être évité. Les derniers survivants de la catastrophe, à ce jour, continuent de lutter pour la reconnaissance de leurs droits, longtemps bafoués par l’entremise d’une entreprise bien davantage portée sur ses bénéfices que sur la santé de milliers d’habitants d’une paisible ville portuaire. Et tout cela déjà, bien longtemps avant la catastrophe de Fukushima.

– Gilles Chemin

Sources

-Comment la convention de Minamata vise à mettre fin à la toxicité millénaire du mercureUnep
-Au Japon, à Minamata, les poissons qui tuentIna, 25/11/1959
-Japon : retour sur la catastrophe écologique de MinamataFrance24, 22/10/2021
-Maladie de MinamataWikipédia
-Leçons tirées de la maladie de Minamata et traitement du mercure au JaponMinistère de l’Environnement japonais

Photo d’en-tête : Finn Terman Frederiksen, Wikimedia Commons