Le Japon est un pays réputé pour avoir un taux de suicide parmi les plus élevés au monde (14,3 personnes sur 100 000 d’après l’OMS). Néanmoins, depuis quelques années, ce dernier est à la baisse grâce à une loi de prévention instaurée en 2006. À l’inverse, phénomène qui ne manque d’alerter les autorités, le suicide des enfants & adolescents japonais augmente toujours. Depuis 2014, le suicide est même devenu la cause principale de décès chez les 10-19 ans, avec un pic historique atteint l’année dernière. Aujourd’hui, nous nous penchons sur les causes qui poussent des jeunes à l’orée de leur vie à y mettre prématurément fin.
Entre avril 2017 et mars 2018 (dates de l’année administrative nippone), 250 enfants se sont donnés la mort au Pays du Soleil Levant. En chiffre en hausse par rapport à l’année précédente où ils étaient déjà 245. Ce chiffre établit un triste record pour les trente dernières années d’après les données du ministère de la Santé. Dans le détail, on compte 6 suicides d’écoliers, 84 de collégiens et 160 de lycéens dont une majorité de garçons. C’est en toute logique dans le système scolaire japonais que l’on trouve les principales raisons qui poussent autant de mineurs au suicide.
Au Japon, réussir coûte que coûte sa scolarité est un objectif ancré très tôt dans la tête des enfants. Pour intégrer une université prestigieuse, garantie de trouver un bon emploi (donc une stabilité économique et l’accès à une famille), il faut passer des examens d’entrée particulièrement difficiles. Et pour s’y préparer le mieux possible, il vaut mieux être dans un lycée réputé, et auparavant avoir été dans un bon collège, et bien sûr à la base de tout, débuter une bonne école élémentaire. Sans compter qu’en parallèle de l’école officielle, nombreux sont les élèves à se rendre dans des cours privés « juku » pour maximiser leurs chances de réussite aux rigoureux examens d’entrée des universités. On le constate à cet énoncé, le poids qui pèse sur les épaules des Japonais dès leur plus jeune âge est écrasant.
Avec un rythme de travail intensif auquel s’ajoute la pression psychosociale de leurs parents, les cas de dépression s’observent dès l’école élémentaire. Un professeur de l’Université d’Hokkaido, Kenzo Denda, a ainsi relevé qu’un enfant sur douze souffre de dépression en primaire et un sur quatre au secondaire. 25% ! La dépression est souvent la première étape du malaise qui poussera les jeunes fragilisés au suicide. Dans certains cas, des enfants développent un rejet radical des codes de la société japonaise. C’est à la rentrée d’avril (l’année scolaire débute en avril au Japon) et au retour des vacances d’été le 1er septembre que l’on constate le plus de suicides.
La souffrance vécue à l’école est telle que certains préfèrent mettent fin à leurs jours plutôt que d’y retourner, pris dans un engrenage tel qu’ils sont incapables d’imaginer qu’un autre choix est possible. Un recours au suicide qui s’inscrit dans les codes culturels du Japon, où cet acte historiquement valorisé pour racheter son honneur (en particulier chez les samourais) est un moyen de s’excuser (vis à vis de la famille et de la société), de porter pleinement ses responsabilités.
Parler de leur mal-être est inenvisageable pour ces enfants en souffrance qui ont honte de leur situation et craignent de décevoir leurs parents. Car ce serait aussi avouer qu’ils ne rentrent pas dans le « moule » de la société japonaise qui valorise le groupe aux dépens de l’individu – tout en baignant dans les codes individualistes de la société de consommation. En particulier dans le cadre scolaire, les pressions du groupe et de la réussite se conjuguent pour donner naissance au harcèlement scolaire, un phénomène désormais bien connu, souvent médiatisé dans les mangas, portant le nom d’ijime.
N’importe quel enfant peut être victime d’ijime. Il peut s’agir de celui ou celle qui a le plus de difficultés en classe, mais tous les prétextes sont bons pour qu’un individu soit ostracisé du groupe. Pris pour cible par d’autres élèves, ils subissent insultes, brimades, humiliations de toutes formes. Dans ce contexte, une « différence » visible (physique, ethnique,..) amplifie le phénomène. Une discrimination qui se perpétue parfois à l’âge adulte, en ce qui concerne notamment les fameux hāfu (ハーフ), anglicisme péjoratif utilisé en japonais pour désigner quelqu’un de métis.
S’en prendre à un de leurs camarades est un moyen inconscient pour les harceleurs de se défouler de toute la pression que l’école et la société fait peser sur eux. La personne harcelée, elle, ne peut compter que sur l’indifférence de ses autres camarades (s’interposer serait prendre le risque de devenir une cible à son tour !) et des professeurs qui savent mais font semblant de ne rien voir, (et dans certains cas participent aux brimades). Les victimes sont finalement la cible de l’expression des frustrations des autres élèves. Cette complexité du harcèlement scolaire au Japon fut brillamment exprimé dans le long métrage animé Silent Voice.
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Passé sous silence pendant longtemps par les autorités scolaires, voire culturellement accepté, l’ijime fait depuis plusieurs années l’objet d’une dénonciation de la part de parents d’élèves l’ayant subi et d’associations pour mobiliser les pouvoirs publics. Pour aider les élèves en difficulté, des départements anti-brimades ont été crées dans les services de police. En dehors de l’école, les problèmes familiaux représentent la seconde cause de suicide chez les mineurs. Difficultés familiales, problèmes de communication entre parents et enfants poussent des jeunes à s’isoler, à penser qu’ils n’ont plus leur place nulle part et les conduisent à un geste fatal, d’autant plus s’ils souffrent en même temps de harcèlement scolaire.
Pour tenter d’enrayer cet engrenage le Centre japonais des mesures de prévention contre le suicide travaille à la mise en place d’un « système de détection des enfants à haut risque ». Le gouvernement de son coté mise sur l’information et la prévention : le ministère de l’éducation veut encourager les enfants à aller trouver de l’aide dès qu’ils en ressentent le besoin pour éviter qu’ils ne tombent dans une spirale fatale. Est-ce que ces mesures suffiront ?
Après tout, les problématiques que rencontrent les jeunes japonais ne sont pas si éloignées de celles d’autres jeunes à travers le monde dans les sociétés « occidentalisées ». Si ce n’est que la culture japonaise exacerbe davantage les pressions sociales très tôt et tout au long de la vie : il faut trouver sa place à la fois dans le « groupe » et individuellement, il faut être meilleur que les autres, il faut « réussir » économiquement, suivre des règles strictes et étouffer ses émotions, avec le risque permanent d’être jugé ou marginalisé. Et dans tout ceci, trouver une raison à son existence qui, parfois, ne vient jamais.
S. Barret
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Sources : lesinrocks.com / humanium.org / derives.tv / francetvinfo.fr