Il y a quelques mois, « Drive My Car » faisait parler de lui alors qu’il repartait du Festival de Cannes avec le prix du scénario. Le long-métrage de Ryūsuke Hamaguchi est un film lancinant qui prend son temps pour raconter une histoire dont la beauté se grave petit à petit, flocon par flocon et kilomètre par kilomètre, sur les mémoires pour ne plus jamais s’effacer… Découverte.

Haruki Murakami est un des écrivains les plus prolifiques du Japon. En plus de 40 ans de carrière, on ne compte plus le nombre de romans, de recueils de nouvelles et autres essais et enquêtes dont il est l’auteur. Pourtant, et malgré le succès international de ses œuvres, le cinéma ne s’est pas souvent attaqué à des adaptations du maître. Jusqu’à présent, seules cinq ont connu l’honneur de se voir porter sur grand écran. Certaines se sont néanmoins faites remarquer à leur sortie, comme Burning du sud-coréen Lee Chang-dong en 2018 qui était reparti du Festival de Cannes avec le Prix FIPRESCI décerné par un jury de critiques internationaux. En 2021, Drive my Car, tirée de la nouvelle du même nom, a connu le même destin en encore plus glorieux puisqu’à ce prix s’ajoute celui encore plus prestigieux du meilleur scénario.

Une récompense tout à fait méritée pour un film tout en douceur, silence, chagrins intérieurs et regards croisés.

Virage non-maîtrisé

Yusuke, metteur en scène et acteur de théâtre, semble mener la belle vie avec sa femme Oto à qui il est marié depuis plus de 20 ans. Elle est scénariste pour la télévision et, dans un jeu érotique qu’elle partage avec lui, elle raconte une histoire lors de chacun de leurs ébats sexuels. Le succès des deux chacun dans leur domaine donne extérieurement l’image d’un couple parfait. Pourtant, alors que son vol est annulé et qu’il rentre à l’improviste, Yusuke découvre que sa femme le trompe. Le jour où il veut la confronter à l’incident adultère, il la retrouve morte dans leur appartement, victime d’une hémorragie méningée.

Plusieurs années plus tard, Yusuke est invité au Festival International de Théâtre d’Hiroshima. En résidence artistique pendant deux mois, il doit monter une version d’Oncle Vania, la pièce d’Anton Tchekhov. Il a la surprise, lors de son arrivée, de se voir imposer un chauffeur en la personne de la jeune et taciturne Misaki qui devra le conduire dans tous ses déplacements. Il lui confie donc avec fortes réticences les clefs de sa vieille SAAB rouge. La distance froide des premiers instants va peu à peu évoluer en une étrange amitié. Cette relation inattendue pour l’un comme pour l’autre va faire renaître la flamme de l’envie de vivre dans ces deux cœurs meurtris par le poids de pardons qu’ils ne veulent pas se permettre.

Quand le temps guérit

Drive my car est une histoire de deuil à la limite de l’impossible. Le temps guérit, oui, mais il prend parfois son temps et certaines cicatrices faites par la culpabilité ne sont pas toujours promptes à disparaître aussi facilement. Les larmes intérieures nourrissent cette carapace qui agit comme un bouclier face à la rédemption. Alors la mélancolie s’invite dans les quotidiens et les voile d’un nuage qui s’en nourrit. Tout seul, la rédemption n’est pas possible et se cache ici dans les traumatismes vécus par d’autres, échos étrangement familiers qui, sur une autre scène, répètent les mêmes dialogues. Yusuke et Misaki ont perdu des êtres chers et se demandent en boucle ce qu’ils auraient pu faire pour éviter ces pertes. La question est également de savoir si, s’ils avaient pu éviter le drame, l’auraient-ils fait ? Comment accepter ce constat ? Comme le dit Yusuke, « Ceux qui survivent continuent de penser aux morts. On va devoir vivre. »

Le long-métrage de Ryūsuke Hamaguchi est un grand puzzle dont les pièces se repoussent pour mieux s’attirer plus tard quand chaque personnage qui en tient une dans ses mains aura fait le voyage nécessaire à la compréhension de sa propre psychologie. L’histoire narrée dans Drive my Car fonctionne sur des niveaux tellement différents que le film en devient passionnant au fur et à mesure qu’il distille au spectateur les secrets les plus sombres et lumineux de ses protagonistes. Tant et si bien que l’on ne voit absolument pas le temps passer alors que le film dure tout de même presque 3h. Le réalisateur s’amuse des formats et vous aurez d’ailleurs la grande surprise de ne voir le générique du début apparaître qu’après 50 minutes de film ! De quoi bien nous présenter le personnage de Yusuke avant de faire la connaissance de Misaki… et de toute une galerie de personnages secondaires extraordinaires.

Tous en scène

Drive my Car nous propose en effet de suivre ce que l’on pourrait presque voir comme un film dans le film puisque nous accompagnons le dramaturge dans la préparation de sa pièce Oncle Vania. Du casting aux répétitions en passant par les essais de mise en scène, le spectateur suit avec attention les avancées de cette représentation dont il attend avec impatience la première. La particularité de cette version mise en scène par Yusuke, c’est que tous les acteurs viennent d’univers et de pays différents et qu’ils joueront tous dans leur langue maternelle.

Une belle trouvaille qui nous offre de beaux moments de grâce comme quand cette actrice vient auditionner dans la langue des signes. La puissance de son interprétation nous fait oublier l’absence des mots. Autre détail troublant, le metteur en scène choisit Kōji, un jeune acteur en vogue à qui tout sourit, pour jouer à sa place le premier rôle alors qu’il l’a justement surpris dans les bras de sa femme quelques années avant.

Tout cela donne du sel à une intrigue qui va bien au-delà de la pourtant déjà miraculeuse relation père/fille qui se développe entre Yusuke et Misaki. Interprétés respectivement par Hidetoshi Nishijima et Tōko Miura, le duo fonctionne à merveille et on s’attache à ces deux âmes perdues qui vont se retrouver et se découvrir dans les rues anciennement dévastées d’Hiroshima, symbole parfait de la renaissance qui répond à la grisaille de son ciel par le calme de ses plages.

Droit dans les yeux

Drive my Car est un film réalisé avec une rare délicatesse par Ryūsuke Hamaguchi qui multiplie les monologues durant lesquels les protagonistes confient leurs tourments en fixant la caméra, et le spectateur par la même occasion, droit dans les yeux. Un choix qui trouble et qui pousse à l’introspection. « Pour connaître quelqu’un, il faut aller au fond de soi-même », nous dit-on. Miroir de nos propres inquiétudes, ces séquences fonctionnent comme des confessions qui nous questionnent naturellement et encore longtemps après la fin du long-métrage.

D’autres plans, plus contemplatifs et empreints de silence, sont d’une esthétique à couper le souffle et soulignent, par leur beauté, l’amitié qui grandit entre le metteur en scène et la jeune fille qui le conduit partout où il veut. Impossible de rester de marbre et de ne pas sentir l’émotion monter lors de leur dernier trip ensemble dans la ville enneigée où Misaki a grandi. Assurément une des plus belles scènes de ce Drive my Car qui n’en manque certainement pas et qui vous tiendra en haleine du début à la fin.

Tout ça sans effets spéciaux, ni vaisseaux spatiaux, mais simplement avec des hommes et des femmes retrouvant la force de soigner leurs blessures en partageant la douleur de ceux qui souffrent en silence autant qu’eux. Le long-métrage de Ryūsuke Hamaguchi est un enchantement qui foudroie par la puissance de son récit.

Dire que l’on en sort chamboulé est un euphémisme et, que vous soyez amoureux du cinéma japonais ou du cinéma tout court, vous ne devez surtout pas passer à côté de ce Drive my Car qui sera, à n’en pas douter, un des sommets cinématographiques de cette année 2021.

Stéphane Hubert


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