Primé au festival des 3 Continents de Nantes, à celui du film international de Singapour et de Locarno, récompensé d’un Soleil d’Or au festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo, le film « Senses » (titre original « Happy Hour ») réalisé en 2015 par Ryusuke Hamagushi arrive dans les salles obscures françaises à partir de mercredi 2 mai. Dans le Japon contemporain, nous découvrons quatre femmes japonaises dont la vie « normale » se trouve chamboulée suite à la disparition soudaine de l’une d’entre elles. Un évènement qui interroge la société japonaise mais aussi le spectateur sur ses sentiments et son rapport aux autres.
Dans la ville de Kobe, Fumi, Akari, Jun et Sakurako forment un groupe de quatre amies quadragénaires très soudées. Elles se retrouvent régulièrement pour sortir, pique-niquer ou passer le week-end ensemble. Si Jun et Sakurako sont amies d’enfance, elles ont connu Fumi et Akari à la trentaine. Un jour pourtant, Jun, à l’origine de la formation du quatuor, disparaît brutalement sans en avoir soufflé mot à ses amies. Des amies frappées d’incompréhension laissant rapidement place à un sentiment de trahison. Elles ont en outre découvert depuis peu un pan de la vie de Jun qu’elle leur avait dissimulé. Cet évènement va pousser ces femmes à s’interroger sur leur propre choix de vie dans la société japonaise, leurs désillusions (vis à vis de la vie de couple par exemple), leurs besoins refoulés par la priorité donnée au travail ou à la vie de famille. Mais surtout sur leur relation aux autres, que ce soit avec leurs amies ou leurs proches, mari, enfant, collègues. En faisant éclater le carcan formé au fil du temps autour d’elles pour mieux se redécouvrir et retrouver un épanouissement personnel, leurs vies en sortiront irrémédiablement changées.
Le réalisateur Ryusuke Hamagushi a choisi de découper son récit en cinq épisodes présentés dans les salles en trois parties (Senses 1 & 2, Senses 3 & 4, Senses 5) à une semaine d’intervalle pour une durée totale de 5 heures. En fait, il s’agit pour lui plus d’un long-métrage qui a pris la forme d’une série. Un parti pris qu’il estima nécessaire pour renforcer l’immersion dans l’histoire des quatre protagonistes principales, l’attachement que le spectateur développera à leur égard et pour apporter un nouveau regard sur le cinéma comme possible rendez-vous régulier. L’idée de Senses lui a été suggérée par des témoignages recueillis auprès de victimes du séisme du 11 mars 2011. Il relate comment il fut touché par la force d’expression de ces personnes, leur entrain, leur capacité à dévoiler leurs émotions lorsqu’elles sont écoutées. Une expression des sentiments qu’il a alors voulu porter à l’écran à travers une fiction.
Le scénario de Senses fut construit à partir d’un atelier d’improvisation tenu à Kobe dont le thème était « Comment pouvons-nous mieux nous écouter les uns les autres ? ». Durant cet atelier les participants (dont les futures actrices) furent invités à prêter attention aux autres, pour mieux saisir leur rôle et développer respect et confiance mutuels. On en trouve un écho dans le premier épisode où les héroïnes participent à un atelier similaire qui va leur faire entamer une réflexion personnelle sur leur relation aux autres avant que ne survienne le choc de la disparition de Jun. Les cinq épisodes de Senses dénommés respectivement « Toucher », « Écouter », « Voir », « Sentir » et « Goûter » font évidemment référence aux cinq sens et marquent la progression de chacune d’entre elles dans la remise en perspective de sa vie. Là encore, le rythme du film est particulièrement mais offre une véritable immersion dans la vie quotidienne japonaise, avec des détails pertinents auxquels le spectateur occidental n’est pas forcément habitué.
Détail important, la musique est quasi absente de Senses. Tout juste vient-elle souligner à quelques reprises des moments où les héroïnes semblent en proie à des tourments intérieurs et de tortueuses réflexions. Une absence qui permet au spectateur de s’immerger davantage dans leur quotidien et de partager leurs doutes et leurs émotions, mais aussi la manière très particulière qu’on les japonais pour communiquer entre eux sans toujours exprimer leurs sentiments profonds. Émotions accentuées par un cadrage souvent resserré sur leur visage et que la subtilité du jeu des quatre actrices principales renforce. Une justesse d’interprétation que le réalisateur a obtenue en détaillant profondément les personnages pour que chacune des actrices s’incarne dans son rôle et le traite au plus proche de la vérité, sachant qu’aucune d’entre elles n’avait d’expérience avant l’atelier de Kobe. C’est un peu comme si on retrouvait de véritables japonaises à l’écran, et pas seulement des actrices. Il insista également pour qu’elles n’apprennent pas leur texte en amont du tournage pour ne pas formater leur jeu et ainsi garder une capacité à réagir librement avec authenticité lorsqu’elles en ressentaient instinctivement le besoin. Le résultat, très libre, est donc parfois surprenant.
Mais le message du film va au-delà de l’histoire de ces quatre femmes. Selon les propres mots du réalisateur son thème réside dans la question « Comment pouvons-nous exprimer honnêtement nos sentiments dans notre société ? ». Une interrogation qui prend une connotation particulière concernant la société japonaise où il est mal vu d’exprimer ses émotions, où l’on craint de mettre ses interlocuteurs mal à l’aise en exprimant des avis trop tranchés. C’est le concept primordial au Japon du « honne » et du « tatemae », soit les vrais sentiments que l’on garde pour soi (et les personnes dont on est très proches) contre les opinions que l’on exprime en public. Il en résulte nombre de non-dits qui peuvent en venir à empoisonner les amitiés les plus fortes, à éloigner mari et femme qui deviennent au fil du temps des étrangers l’un pour l’autre, tout amour ayant disparu faute de communication. Et les Japonais n’ayant pas appris à communiquer sur leur ressenti émotionnel, ce type de situation ne peut que se détériorer, causer souffrances et frustrations ce dont les héroïnes font la cruelle expérience. En filigrane se dessine aussi une critique sur la place difficile des femmes que la société japonaise enferme dans un rôle, désormais rejeté par les personnages en quête d’émancipation individuelle.
En plus de questionner la société nippone, Senses pousse aussi le spectateur quelle que soit sa nationalité à une introspection personnelle. À nous interroger sur notre propre rapport aux autres, sur notre capacité à nous ouvrir à nos proches tout autant qu’à recevoir la parole et les émotions d’autrui. À l’heure d’internet, il n’a jamais été aussi facile de s’exprimer, à l’échelle mondiale qui plus est. Avec la conséquence paradoxale de nous éloigner parfois de notre entourage direct, nos yeux étant rivés sur notre smartphone en toute occasion. Pour autant, peut-on dire que les gens savent vraiment communiquer, s’écouter, lorsque les discussions réelles ou virtuelles relèvent (trop) souvent de la foire d’empoigne à la moindre divergence d’opinion ? Sur cela aussi, Senses nous incite à réfléchir.
On vous invite donc à découvrir « Senses » de Ryusuke Hamaguchi, première série au cinéma en cinq épisodes les 2, 9 et 16 mai 2018.
https://vimeo.com/262184473
S. Barret