Les sukajan sont des blousons japonais singuliers nés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au contact des soldats américains stationnés dans la ville de Yokosuka. Le vêtement à mi-chemin entre deux cultures va devenir un véritable phénomène de mode. S’il est assez facile de s’en procurer sur internet, il y a peu de chances de tomber sur un sukajan original, surtout dans les lieux touristiques… De nos jours, un authentique sukajan coûte cher : au moins 400 euros jusqu’à 3000 euros ! En effet, il y a tout un savoir-faire et une histoire particulière derrière ce blouson japonais mythique.

Sukajan vintage (Tailor Toyo)

Qu’est-ce qu’un sukajan ?

Le sukajan est un blouson japonais inspiré des vestes de baseball américaines et agrémenté de motifs brodés imposants. Leur aspect satiné vient du fait que ces blousons sont fabriqués avec de l’acétate, un matériau synthétique semblable à de la soie populaire dans les années d’après guerre. Lors de leur création, les broderies sur les sukajan mélangeaient à la fois des motifs d’inspiration japonaise et américaine.

Ce qui différencie un véritable sukajan d’une imitation, c’est avant tout la qualité de ses broderies. Elles sont réalisées selon la technique du yokofuri 横振り, ou « broderie horizontale », qui donne une véritable sensation de relief au motif. Ces broderies sont réalisées à l’aide d’une machine spéciale par des artisans des villes de Kiryû (préfecture de Gunma) ou d’Ashikaga (préfecture de Tochigi). De nos jours, très peu d’artisans savent encore faire une broderie selon ce procédé. La majorité de ces blousons sont des copies chinoises.

Les sukajan étaient appelées « Yokosuka Jumpers » en anglais : un terme informel qui désignait également les membres des forces militaires américaines stationnées à la base navale de Yokosuka et qui ont déserté leurs postes pour vivre « libres » au Japon. Le terme « sukajan » est une abréviation de « Yokosuka Jacket » avec une intonation japonaise : (Yoko)Suka+Jan(cket) ! Le lien est manifeste. Ces vestes affichent des symboles tout aussi irrévérencieux que les déserteurs qui les portaient. De quoi offrir une allure particulièrement « cool » pour l’époque.

La rue commerçante Dobuita-dôri de Yokosuka, où sont nés les sukajan (@seramic Flickr)

La naissance des sukajan

Après la défaite du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, le pays est occupé par les Américains jusqu’en 1951. Des soldats américains sont alors stationnés dans le pays, dont de nombreux Marines qui sont installés dans la base navale de Yokosuka, située à quelques kilomètres de Tokyo. La base navale de Yokosuka, qui est l’ancienne base de la marine impériale, est également depuis 1954 le quartier général de la Force maritime d’autodéfense japonaise. Si le Japon n’a plus le droit de posséder une armée, dans les faits, le pays possède une capacité militaire importante.

On ne sait pas exactement comment est né le sukajan, mais il est certain que c’est au contact des Marines de la base navale de Yokosuka que le marché s’est développé. Nombre de soldats voulaient ramener des souvenirs de leur séjour au Japon. Ils aimaient particulièrement les vêtements, comme les kimono ou les obi qu’ils trouvaient sur les étals du quartier de Ginza (Tokyo). Ce serait en observant ces soldats qu’un employé de Minato Shokai, une entreprise qui fournissait l’armée en vêtements, aurait eu l’idée de créer un blouson inspiré des vestes de baseball, mais avec des broderies d’inspiration japonaise.

Source : https://www.tailortoyo.jp/

Appelés aussi « Souvenir Jacket » à l’époque, ces blousons sont alors vendus dans les échoppes de Dobuita-dôri どぶ板通り, la rue commerçante située à proximité de la base navale de Yokosuka. Ce fut un immense succès auprès des soldats américains qui avaient déjà pris l’habitude de personnaliser les doublures de leurs uniformes. Les Américains vont adorer les différents motifs proposés par les commerçants et furent particulièrement sensibles à la qualité des broderies. Comme il était devenu difficile de trouver de la soie naturelle à l’époque, ces vestes étaient fabriquées avec de l’acétate, une soie synthétique. On dit qu’elle était fabriquée au début avec les restes des parachutes des soldats américains.

Les vestes proposaient différents motifs d’inspiration japonaise, comme des tigres, des dragons, des fleurs de sakura, le mont Fuji ou encore des cartes du Japon, mais aussi des symboles américains, comme le fameux aigle à tête blanche ou encore le drapeau. On trouvait aussi sur ces vestes différentes inscriptions brodées, notamment les mots « Yokosuka » ou « Japan ».

Si les sukajan sont dans un premier temps réservés aux soldats américains, ces blousons deviennent assez vite populaires auprès des Japonais eux-mêmes. En 1961, le film « Cochons et cuirassés » (Buta to gunkan 豚と軍艦) sort au cinéma et le public japonais y découvre un yakuza venant de Yokosuka portant un sukajan. Une image de « mauvais garçon » est alors associée aux sukajan ce qui attire d’autant plus les jeunes Japonais. Par ailleurs, tout ce qui est associé aux Etats-Unis est extrêmement populaire à cette époque. Le sukajan arrête alors d’être un simple vêtement souvenir pour devenir une veste que l’on porte au quotidien.

Le sukajan, un phénomène atemporel

Le sukajan, passé de mode, va peu à peu tomber dans l’oubli, avant d’être remis sur le devant de la scène dans les années 2010. On doit ce revirement notamment au film Drive avec Ryan Gosling, sorti en 2011, où ce dernier porte un sukajan blanc matelassé, avec un motif de scorpion doré dans le dos.

Extrait du film Drive

Dans la foulée, le sukajan se retrouve dans les défilés de grandes marques comme Yves Saint Laurent ou Givenchy. En opposition à ces produits de luxe, des sukajan bons marchés, fabriqués en Chine pour la plupart et dans des matériaux de moins bonne qualité, vont venir remplir les rayons des magasins de vêtements. Que ce soit les pièces de grandes marques ou celles venues de Chine, on est au final assez loin de l’esprit des sukajan vendus à Yokosuka.

Pour que les gens n’oublient pas d’où vient le sukajan, les commerçants de la rue Dobuita-dôri à Yokosuka comptent désormais sur le tourisme. Une plaque commémorative a été installée dans la rue et les nombreux commerces ont conservé leurs façades et marchandises d’époque. Rien ne semble avoir bougé ici depuis la création du sukajan et la rue Dobuita-dôri est désormais indissociable du célèbre blouson dont les derniers motifs sont adaptés à la modernité.

Patrons de broderie pour Sukajan

On y trouve également des cartes postales un peu spéciales, appelées Gotochi cards, qui mettent en avant des lieux, objets ou encore personnalités célèbres de chaque région. Parmi les cartes de la préfecture de Kanagawa, là où se trouve Yokosuka, on a une carte à l’effigie des sukajan. Pour espérer trouver des sukajan de qualité, c’est donc à Dobuita-dôri qu’il faut se rendre. En plus des pièces vintage, la plupart de ces magasins proposent aussi aux clients de pouvoir acheter leur propre sukajan neuf, personnalisé.

La rue Dobuita-dôri a eu une brillante idée pour les Jeux Olympiques de Tokyo de 2020 : des athlètes ont reçu des sukajan officiels, fabriqués dans la rue commerçante. Lorsque les athlètes se sont montrés sur les réseaux sociaux avec leur sukajan, ce fut un énorme succès et beaucoup de gens ont cherché le moyen de s’en procurer un ! La vie de ce vêtement est une fois de plus relancée.

Aujourd’hui, il existe bien peu de marques qui fabriquent encore des sukajan originaux, avec des broderies réalisées par des artisans spécialisés, car, avec les progrès technologiques, les machines traditionnelles sont de moins en moins utilisées. La marque Tailor Toyo (anciennement Minato Shokai), qui est à l’origine de la fabrication des sukajan, en fabrique et en vend toujours notamment par le biais de son site internet. Comme la fabrication est artisanale, ces vestes coûtent cher, alors certains commerçants de la rue Dobuita-dôri ont eu l’idée de vendre des objets plus abordables portant des motifs de sukajan, comme des badges ou des pochettes.

Les sukajan sont de magnifiques pièces de collection, mais il est malheureusement assez difficile de s’en procurer un original datant des années 1950. Néanmoins, si vous souhaitez vous offrir un sukajan original, vous savez désormais où aller !

Claire-Marie Grasteau

Image d’en-tête : Sukajan dans une boutique de Dobuita-dôri à Yokosuka (@Miki Yoshihito Flickr)