Vivre dans une maison traditionnelle japonaise : mode d’emploi

Pousser la porte d’une maison au Japon, c’est découvrir des trésors d’art de vivre. C’est expérimenter une manière singulière d’appréhender l’environnement et les relations sociales. Les particularités architecturales de la maison japonaise en disent long sur l’état d’esprit nippon, le rapport à l’espace et à l’autre. Quant aux objets, ils racontent les modes de vie et les croyances. Visite guidée de la maison traditionnelle, livre ouvert sur les secrets de la culture japonaise et sa philosophie.

Le genkan, ou l’importance de la distinction entre uchi et soto

Le genkan (玄関, qui signifie « porte de la connaissance profonde ») est un vestibule ou un sas d’entrée. Il est tout sauf anodin. Il marque une séparation physique et une transition symbolique entre les espaces extérieur et intérieur. Avant de pénétrer dans un espace intérieur considéré comme « pur » , on y ôte ses chaussures, comme pour se défaire des souillures accumulées à l’extérieur.

Un Genkan

La coutume de se déchausser est apparue dans les temples zen à l’époque de Heian (794–1185). Le genkan matérialisait alors une ligne de démarcation à partir de laquelle le visiteur agirait selon les préceptes du bouddhisme zen. Plus tard, aux alentours du XVIIe siècle, les samouraïs ont fait installer des genkan dans leurs résidences. Et c’est ainsi que la coutume s’est répandue dans les maisons bourgeoises, pour finalement se généraliser dans toutes les habitations japonaises. On retrouve le genkan aussi bien à l’entrée des temples, des ryokan et des restaurants traditionnels, que dans les écoles et même certaines entreprises.

Cet usage tient également à des raisons d’hygiène. Car dans la maison traditionnelle, les repas sont pris à même le sol, sur un tatami par ailleurs incompatible avec l’usage des chaussures. Les chaussures sont donc laissées dans le genkan, alignées talons contre la marche, pointes vers la porte. En prenant soin de ce petit détail, le visiteur indique à l’hôte qu’il n’a pas l’intention de s’attarder. Il est donc toujours question d’hygiène, mais aussi de politesse. Les chaussures peuvent être rangées dans le getabako (下駄箱, « boîte à geta »). Cette étagère à chaussures porte le nom des sandales traditionnelles aux semelles en bois.

Un Getabako

Ultime marqueur de la distinction entre intérieur et extérieur, le plancher de la maison est surélevé par rapport au genkan. Traditionnellement, il s’agissait de protéger l’habitation de l’humidité et d’éventuelles inondations.

La présence même du genkan et les usages qui y sont associés indiquent tant la scission avec le monde extérieur que la recherche de pureté au moment d’entrer dans la demeure. Généralisé partout, y compris dans les logements neufs où le mode de vie a pu céder à une certaine occidentalisation, cet espace sert d’antichambre de la maisonnée. Il constitue une frontière virtuelle et symbolique, mais non moins essentielle, entre intérieur et extérieur.

La maison ne fait que matérialiser l’opposition profondément ancrée dans la société japonaise entre uchi () et soto (), entre ce qui est nôtre et ce qui est autre. Uchi (内) incarne le chez-soi, l’intérieur chaleureux et, par extension, la famille ou le groupe d’appartenance (entreprise, club sportif…). À l’inverse, soto (外) désigne le monde extérieur, qui apparaît comme souillé, voire menaçant, ou l’étranger lui-même, celui qui appartient à un autre groupe. Le concept d’uchi et soto non seulement matérialise la distinction des sphères publiques et privées, mais aussi régit le fonctionnement de la société selon une logique de cercles sociaux.

La gestion de l’espace : des pièces modulables

À l’intérieur de la maison japonaise, tout est modulable. L’organisation fluctuante des pièces vise à optimiser l’espace rare et précieux sur cet archipel volcanique et montagneux. Mais il s’agit également de partager l’espace entre les générations. Aujourd’hui certes, les familles nucléaires se généralisent. Mais aux origines, la maison était pensée comme un lieu communautaire pour les familles élargies. La porosité des notions de maison et de famille est visible jusque dans la langue : le terme uchi désigne tant le lieu d’habitation que le clan familial.

Dans l’espace intérieur, l’architecte distingue les espaces dévolus à la préparation des repas, les espaces de réception, et ceux dédiés à la vie de famille. Avec une particularité : la pièce peut changer de fonction au cours de la journée. Elle peut servir de salon de réception, de salle à manger ou de pièce d’étude de jour, et de chambre la nuit. Les futons sont alors repliés, et rangés dans les placards aux panneaux coulissants.

Des fusuma au château de Nagoya

L’espace s’organise autour du vide délimité par les fusuma (), des panneaux coulissants opaques munis de poignées, et les shôji (障子, « barrières de bambou »), des parois amovibles en washi (papier de riz translucide), une matière qui filtre la lumière et absorbe l’humidité. De manière générale, les matériaux naturels ont une place de choix : shôji en washi, fusuma taillés dans le bois, tatami en paille de riz tressée, bambou, argile…

Les panneaux coulissants modifient la taille des pièces et redéfinissent leurs fonctions, en évitant l’encombrement d’une porte. Ils coulissent sur des rails en bois, et peuvent arborer des motifs et des peintures aux allures d’estampes. Ils sont autant de frontières mouvantes entre des espaces aux fonctions fluctuantes. L’espace peut aussi être scindé par des byōbu (屏風, « murs de vent »), des paravents articulés en accordéon.

La maison du marchand Takeya à Mitake à l’espace modulable par les shôji & les fusuma.

Cette organisation évolutive répond au concept spatio-temporel de ma (間), qui signifie tant « espace » que « intervalle » et « durée ». Cette notion est fondamentale dans l’architecture, et plus généralement, dans l’esthétique japonaise.

Enfin, l’objet détermine l’usage et la fonction de la pièce à un instant donné. Un objet décoratif donnera son caractère à un lieu de réception, les coussins donneront le ton d’un coin salon, quand les futons indiqueront un espace de nuit.

Le washitsu (和室), la pièce de style japonais

Examinons de plus près le washitsu, la pièce traditionnelle. Premier signe distinctif : le plancher est recouvert de tatami. Le tatami a une dimension standardisée de 1,76 × 0,88 m. Son aire, le , sert d’unité de mesure de la taille du washitsu, et même des pièces de style occidental.

Au fond de la pièce, le tokonoma (床の間, « espace au sol ») est une alcôve surélevée par rapport au tatami. Point d’orgue de la décoration de la maison, ce renfoncement présente les plus beaux objets de la maison : composition d’ikebana (生け花, arrangement floral), bonsaï, okimono (置き物, statuette ornementale), estampe, calligraphie, objets d’art…

Le washitsu avec tokonoma au château de Takayama

Le washitsu est très peu meublé. La rareté du mobilier et sa petitesse créent une illusion d’espace. Les zaisu sont de petites chaises sans pieds, parfois équipées de zabuton (座布団, « coussins japonais »). La position seiza, agenouillé, jambes repliées sous les cuisses, donne à voir la pièce en contre-plongée, ce qui fausse la perspective et permet une perception agrandie des volumes. Si les lits sont de plus en plus utilisés par les jeunes japonais, les futons ont encore de belles nuits devant eux.

Chambre avec futons

Notons que la position sociale détermine la place de chaque convive dans la pièce. Le maître de maison s’assied dos au tokonoma. Dans la mesure du possible, les invités prennent place au fond de la pièce, le plus loin possible de la porte.

Parce que le chauffage central est rare, le washitsu peut être chauffé par un kotatsu (炬燵). Il consiste en une tablette en bois posée au-dessus d’un radiateur électrique. On le recouvre d’un futon ou d’une couverture épaisse, sur quoi on pose une planche en guise de table. C’est particulièrement confortable.

La décoration doit rester sobre et modeste, et aucun artifice superflu ne doit rompre l’harmonie. La décoration est guidée par la recherche d’élégance tout en sobriété. Elle doit rester  shibui (渋い), « astringente », originale mais minimaliste, d’un design épuré. En somme : d’une beauté discrète et subtile.

Parmi les éléments majeurs de la maison, le butsudan (仏壇, « autel bouddhiste ») est un sanctuaire religieux en forme d’armoire décorée. Il est fermé par deux portes qui protègent une icône religieuse. On y vénère Bouddha et, à travers lui, les défunts parents. Le butsudan fait donc office d’autel des ancêtres, auxquels les Japonais vouent un culte. On y dispose des chandeliers, des encensoirs, des offrandes de fruits et de riz.

Le butsudan

La pièce est protégée du soleil et des regards par les sudare, encore appelés misu. Ces stores ou écrans se déroulent en fonction des rayonnements du soleil. Ils sont faits de bâtons de bambou ou de lattes de bois, noués par de la ficelle ou du fil textile.

L’engawa entourant le jardin au ryôkan Hyakka à Nagoya

Quand les shôji sont ouverts, la maison communique avec le jardin. Elle est ourlée d’un engawa, version locale de la véranda. Monté sur pilotis, ce couloir tapissé de bois entoure la maison. Il fait la transition entre les pièces intérieures et le jardin.

Traditionnellement, l’engawa permettait l’accès aux bâtiments annexes à l’abri des intempéries. L’engawa est aussi un excellent poste d’observation du jardin.

La salle de bains (お風, o-furo)

Bien plus qu’un simple acte d’hygiène, le bain est une habitude très ancrée dans le quotidien des Japonais. La pratique du bain est héritée des rituels d’ablutions et de purification bouddhistes et shintoïstes. Comme dans les onsen (sources chaudes) et les sentô (bains publics), il est d’usage de se laver vigoureusement à la douche avant d’entrer dans le bain. On se baigne une fois propre ! Jamais l’inverse ! Et puisqu’on se savonne sous la douche, le savon n’a pas droit de cité dans le bain, dont l’eau doit rester claire et pure. Le bain est partagé successivement par tous les membres de la maisonnée. Pour conserver la chaleur de l’eau, après chaque utilisation, la baignoire est recouverte de plaques. Et à la sortie du bain, il n’est pas interdit de se laver à nouveau !

Les salles de bains japonaises se sont largement modernisées. Elles sont désormais dotées de panneaux de commande : on peut programmer et paramétrer le remplissage automatique, contrôler la quantité d’eau et sa température, réchauffer l’eau… Une petite sonnerie indique quand le bain est fin prêt selon les critères sélectionnés. On notera que la taille des baignoires japonaises fut longtemps petite, de quoi à peine rentrer dedans. Ce n’est pas lié à la taille des japonais mais bien au prix de l’eau, en particulier quand on prend un bain complet en plus d’un douche chaque jour…

Tableau de commande d’une salle de bain japonaise

Pour agrémenter le rituel, les sels de bain et les huiles essentielles sont très appréciés. Ils sont choisis pour leurs senteurs, ou pour leurs effets bénéfiques contre le stress ou les divers maux du corps. Tout est fait pour reproduire à la maison les bienfaits des sources thermales.

Le bain est considéré comme un moment de détente et de délassement. Avant le coucher, c’est un acte de purification symbolique, voué à éliminer toxines, impuretés et pollutions accumulées dans le monde extérieur. On se déleste de ses soucis dans une paresse régénératrice qui, bien au-delà du corps, purifie l’esprit. Si vue sur le jardin il y a, le moment est d’autant plus onctueux.

Les toilettes high-tech

L’importance de l’hygiène et l’intérêt pour la technologie ont fait émerger depuis les années 1960 la mode des toilettes high-tech, appelées washlet. Elles atteignent des sommets de sophistication, avec des fonctionnalités toutes plus étonnantes les unes que les autres. L’abattant peut s’ouvrir et se refermer automatiquement, mu par un capteur de présence, et la lunette est chauffante. Et ce n’est pas tout : rinçage à la buse, orientation du jet et ajustement de la puissance, oscillation automatique, système de séchage, diffusion de musique, choix du flux de la chasse d’eau, etc… Le paradis du popotin.

Le jardin japonais : jardin sec et jardin humide

Inspiré par le bouddhisme et l’esprit zen, le jardin japonais invite à la contemplation et la méditation. C’est un autre lieu d’expression de traditions bien ancrées. Le jardin japonais s’apparente à un jardin ornemental, avec pour maîtres-mots harmonie, miniaturisation et symbolisme, perspectives et raffinement. Il n’est souvent permis d’y circuler que dans un périmètre restreint, le long d’allées délimitées. Les parterres ne sont pas faits pour être foulés, mais admirés. Le jardin reproduit la nature en miniature pour la sublimer : un bosquet pour une forêt, un bassin pour un lac, un ruisseau pour une rivière, un rocher pour une montagne…

Le jardin japonais ne se dévoile jamais entièrement au premier regard. Certains éléments sont dissimulés, et apparaissent au fil des déplacements. Pour voir, il faut se mouvoir. La succession de plans, et la perception de la dimension des végétaux en fonction de leur éloignement s’inscrivent dans une recherche de perspective.

En termes de matériaux, l’alternance des éléments naturels crée l’harmonie : pierre des graviers, rochers et monticules, signe de longévité ; eau des bassins, ruisseaux et cascades, symbole de calme et de renouveau. Des étendues de sable et de gravillons sont ratissés en motifs. Le spectateur s’attarde sur des ponts arrondis pour admirer la symphonie des éléments.

Les allées de terre, de pierre ou de graviers sont délimitées par des bordures de haies de buis ou de bambou, qui les séparent des espaces ornementaux végétalisés. Le long des chemins, des tôrô, lanternes de pierre, guident le visiteur noctambule. Au détour d’un bosquet ou au bord d’un étang peut s’élever une pagode ou un pavillon de thé, perles cachées du jardin japonais. Nous ne sommes évidemment pas ici dans les jardins du japonais moyen, mais des familles les plus riches qui ont les moyens de faire perdurer certaines traditions qui exigent des fonds et des espaces importants.

À l’image du jardin, la maison tout entière a pour finalité l’harmonie. Les matériaux naturels sont sublimés dans leur complémentarité. La décoration est aussi guidée par la recherche de raffinement et de symbolique. Et si la distinction est nettement posée entre l’extérieur et l’intérieur, la maison s’ouvre sur le jardin avec les shôji. Ces parois filtrent la lumière et laissent circuler les énergies naturelles bienfaitrices.

Minimaliste mais élégante, la maison japonaise se veut intime et chaleureuse, en harmonie avec une nature omniprésente.

Marie Borgers


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