Poulpy est partis à la rencontre d’artisans japonais traditionnels dont la pratique est en voie d’extinction. Tous nous ont chaleureusement ouvert leurs portes. Aujourd’hui nous découvrons l’atelier de Yukiaki Tenpaku. La famille de Tenpaku-san produit ici du Katsuo-bushi (鰹節) fumé à l’ancienne. Entendez, du « poisson charbon » : un condiment populaire et inévitable de la gastronomie japonaise, obtenu à partir de bonite séchée, fermentée, puis fumée. Immersion.
Miaou, miaou fait inlassablement un petit chat bien envahissant à l’entrée du bâtiment. Une odeur de vieux bois brûlé nous enivre : nous sommes dans l’atelier de Yukiaki Tenpaku où l’on produit artisanalement du Katsuo-bushi comme les Japonais le faisaient il y a des siècles. Il s’agit d’une des dix dernières fabriques japonaise encore en activité qui utilise le fumage ancestral au feu de bois. Nous nous trouvons dans la préfecture de Mie, en flanc de falaise, dans une vieille bâtisse de bois aux tuiles vertes si caractéristiques du vieux Japon. Ici le temps s’est arrêté.
Du poisson au Katsuo-bushi : le fruit d’une longue et patiente métamorphose.
La production du Katsuo-bushi ne saurait échapper aux narines fines de notre ami à quatre pattes : il emboîte notre pas. Et comment le lui reprocher ? L’odeur fumée infiniment réconfortante et enveloppante occupe les moindres dédales de l’atelier. Une conséquence bienheureuse du temps long durant lequel les poissons se transforment, investissant doucement, mais sûrement, l’air ambiant de leur parfum boisé.
Le condiment japonais, incontournable, se façonne en effet par le lent fumage d’un poisson également mangé en sashimi : la bonite. La bonite est un petit cousin du thon, pêché du printemps à l’automne, sur les mers côtières de l’Archipel. Un tel poisson pèse aux alentours de 2,5 kg et permet la fabrication de 600g à 800g de katsuo-bushi. Après désârétage et cuisson à l’eau chaude, celui-ci est fumé en filets 1h30 par jour à 80/85 degrés et ce, pendant un mois ! Après quoi, le poisson devient ferme comme de la roche. S’en suit une lente fermentation de 5 mois supplémentaires durant lesquels un champignon microscopique forme une fine couche protectrice sur le poisson.
Le bloc de Katsuo-bushi, qui se conserve mieux ainsi que dans sa version pré-découpée, se consomme rappé en copeaux, en garniture sur de nombreux aliments comme du simple riz.
Mais la bonite est plus communément utilisée dans la préparation du Dashi, un bouillon à base d’algues konbu séchées, trempées pendant plusieurs heures : après ajout des lamelles de Katsuo-bushi dans l’eau bouillante, il faut attendre qu’elles touchent le fond pour les en retirer. Puis, il est possible de déguster le breuvage, ou bien de l’utiliser comme base d’un autre plat. A nouveau, le temps se compte en heures : c’est le goût du respect pour celui-ci que nous savourons aussi à travers ces recettes.
Aussi, durant les diverses préparations du Katsuo-bushi, ne soyez pas surpris si, sous l’effet de la chaleur, il se met à danser comme par magie. C’est ce qui lui vaut d’être parfois surnommé « poisson dansant ». Quelles étranges forces animent donc la bonite fumée, devaient se demander les guerriers du 7ème siècle qui en consommaient déjà pour gagner des forces…
Un art culinaire provenant des abysses du temps.
Le Katsuo-bushi peut revêtir une autre écriture : 勝男武士, signifiant « Samouraïs« . Pourtant, sa réputation actuelle, loin de l’univers guerrier, est plutôt d’être un atout « umami« . Umami (うまみ) est, parmi les saveurs universelles que sont le sucré, le salé, l’acide et l’amer, une cinquième sensation du palais renvoyant à la rondeur, l’équilibre et la dimension appétissante du plat. En effet, le Katsuo-bushi ne garde par le goût salé ou iodé du poisson dont il est issu, mais devient goûtu, savoureux, satisfaisant. C’est ce qui le hisse au rang des aliments préférés des japonais. Sa saveur « umami », cet ingrédient la doit à l’acide inosinique qu’il contient, relevé comme tel en 1913 par des scientifiques japonais. Notons que si l’umami a été plus largement découvert et baptisé au Japon, et qu’il est moins sollicité par la langue française, il n’en reste pas moins un sentiment partagé à travers le monde : les champignons ou les truffes sont par exemple umami.
Certes, sa gourmandise n’incarne pas parfaitement la hardiesse des anciens combattants, mais le Katsuo-bushi contient tout de même plus de 70% de protéines pour quelque 3 % de matière grasse : c’est un atout nutritionnel de premier plan ! Peut-être était-ce, en plus du réconfort que contenaient ses arômes complexes et riches, une des raisons de sa consommation intemporelle, y compris par des soldats ? Une chose est sûre, on en retrouve des traces, sous une forme originelle plus simple (un mijoté suivi d’un séchage naturel en extérieur), dans la célèbre et très ancienne Chronique des Faits Anciens dit Kojiki et rédigée en 712.
Ainsi, au passage de l’ère Samuraï, le Katsuo-bushi a occupé le rôle de ration distribuée aux soldats. Sa longue conservation et ses apports nutritifs étant de grands atouts dans un tel contexte. Puis, vers 1600, il est relaté qu’à la tradition du séchage au soleil s’est substitué un procédé de fumaison au feu de bois. Cette étape lui donne la forme d’arabushi, précédant la fermentation.
Enfin, durant l’époque d’Edo (1600-1868), le Katsuo-bushi était tant prisé qu’il pouvait se soustraire aux impôts ou faire office d’offrande religieuse. Avec les siècles, il a conservé cette préciosité et, en tant que symbole de bonne augure, peut être apporté en cadeau à un mariage.
Son succès ? Le Katsuo-bushi le doit à ses artisans, respectueux de la nature.
Aujourd’hui, l’automatisation via les machines est si courante qu’on trouve peu d’artisans encore traditionnels qui façonnent le Katsuo-bushi dans le temps, cet ingrédient invisible indispensable à sa qualité. Certains bravent toutefois l’injonction à l’innovation productiviste et continuent de nager dans leur propre courant, à leur propre rythme, forts du savoir-faire dont ils héritent. Peut-être est-ce cette force mystérieuse que notre petit chat volontaire, qui saute désormais sur les tables à en rendre fou les propriétaires, est venu chercher ? Car tout, ici, est lié. Le bois utilisé, Oubamegachi, vient des vastes forêts qui peuplent les montagnes de la préfecture de Mie. Depuis des millénaires, les Japonais de la région coupent certains arbres pour fumer la bonite. Une cause de déforestation ? Pas du tout… c’est l’inverse !
Les arbres prélevés avec soins dans le respect des équilibres environnementaux drainent avec eux de nombreux sédiments dans les cours d’eau. Ceux-ci s’écoulent jusqu’à l’océan pour venir nourrir de nombreuses espèces de fruits de mer. Une bénédiction pour la région et un cercle de rétroaction positive pour une préfecture historiquement connue pour ses trésors de la mer, dont les fameuses perles précieuses.
Quant aux poissons, la bonite à ventre rayée est pêchée à la senne sur bancs libres, une ancienne technique en surface, parmi les plus responsables. Qui plus est, un navire ne part en mer que cinq fois par an en moyenne, durant une période d’autorisation légale stricte. Mais alors que le Japon n’a pas augmenté ses captures depuis plusieurs dizaines d’années, les prélèvements de bonite à ventre rayée subissent une nette augmentation. En cause ? De plus en plus de navires américains, chinois, coréens et indiens, viennent y chercher sa chair pour la fabrication de thon en boîte.
Ce n’est en effet certainement pas les productions à échelle humaine de petits artisans qui pourraient remettre en cause l’équilibre marin du pays, chéri par ces spécialistes à l’écoute du rythme de la nature pour lequel ils cultivent une grande gratitude. Les longs mois d’attente que nécessite leur métier en sont témoins. Cette reconnaissance est d’autant plus forte que le succès historique du Katsuo-bushi participe à la conservation de leur métier. Ainsi, depuis 2013, le «Washoku», ensemble de la cuisine traditionnelle du Japon, est entré au Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité de l’UNESCO. Et inclu dans cette protection mémorielle ? Le Katsuo-bushi bien sûr.
Fin de la visite !
Voilà nos vêtements imprégnés de cette odeur forte de fumée pas tant déplaisante. Le petit chat persiste à sa tâche. Miaou, nous dit-il en se frottant à nos jambes, attirant une fois de plus l’attention des curieux sur lui. Ici, rien ne se perd, mais tout se crée ! Peut-être que le bruit est arrivé à ses oreilles… En effet, l’eau de cuisson de la bonite, un savoureux bouillon, peut-être utilisée en sauce. Le meilleur de la production revient aux Dieux. À la fin des matsuri, les aliments sont partagés entre les fidèles. Yukiaki-san insiste : ici l’esprit qui règne est à l’extrême opposé de la consommation de masse et sa course perpétuelle en avant. Il faut donner du temps au temps pour produire de la qualité. Autrefois, les fruits de la production étaient d’ailleurs réservés à l’empereur. Aujourd’hui, chacun peut goûter aux précieux mets et les plus grands chefs les utilisent dans leurs préparations. Mais le monde a-t-il toujours le bon sens d’apprécier les bonnes choses ?
Il est temps de dire au revoir à notre ami le chat-ponais et aux humains bien courageux qui le tolèrent avec affection. Tout comme lui, vous pouvez visiter ce merveilleux endroit figé dans le temps dans la préfecture de Mie. Les propriétaires vous feront la visite guidée avec plaisir. Mais évitez de miauler, seuls les yens sont acceptés…
Mr Japanization
Infos pratiques :
L’atelier : http://www.katuobushi.com
Facebook : @katuonotenpaku
Lieu : Katsuo Ibushigoya. 362 Nakiri, Daiocho, Shima, Mie, 517-0603, Japon
Source : https://www.nishikidori.com/img/cms/katsuobushi.pdf