Avec la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le Japon a officiellement renoncé à jamais à la guerre et à maintenir des forces armées. Ce principe fondamental – dont on peut dire qu’il constitue également l’esprit de la culture pacifiste moderne du Japon – est inscrit dans sa Constitution d’après-guerre (Sengo kenpō – 戦後憲法). Toutefois, cette exigence constitutionnelle cache une réalité factuelle bien moins évidente qui tend à mettre définitivement fin au positionnement pacifique de l’archipel nippon, sous les attaques répétées de figures politiques réactionnaires.

Le recours à la force armée : une prohibition constitutionnelle purement décorative ?

Hirohito, empereur du Japon de 1926 à 1989, annonce la capitulation de son pays le 2 septembre 1945 après que celui-ci a été mis à genoux par les bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki.

Avec la reddition sans condition du Japon impérial à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, ce dernier passe sous la tutelle des États-Unis d’Amérique qui lui imposera sa nouvelle Constitution : la Constitution de l’État du Japon (Nihon-koku kenpō – 日本国憲法). Ce texte, « made in occupied Japan », rédigée sous l’autorité du Général américain Douglas MacArthur, a contraint le Japon à se désarmer à l’image, en quelque sorte, du Traité de Versailles à l’encontre de l’Allemagne. L’Empereur Hirohito affirmera : « nous ne voyons qu’une façon pour le Japon d’assurer son salut. C’est pour cela que nous avons décidé … de supporter l’insupportable ». Autrement dit, la nouvelle constitution confie une part considérable de la souveraineté nipponne à une puissance étrangère (aux États-Unis d’Amérique donc), dissout l’Armée impériale japonaise, sa marine et interdit toute belligérance quelle qu’elle soit, ce qui, dans le contexte de l’époque, était nécessaire :

L’article 9 de la Constitution nipponne, issu du Chapitre 2  »Renonciation à la guerre », dispose qu’ « aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux.

Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. »

Cette exigence constitutionnelle vise à empêcher la remilitarisation du Japon afin de s’assurer qu’il n’ait plus les moyens de renouer avec son impérialisme. La Constitution japonaise possède une particularité visible qui distingue ce pays des autres puissances : son pacifisme d’État. Plus encore, comme le souligne William Letrone, doctorant en Droit International à la Graduate School of International Cooperation Studies de Kobe, « la réfutation constitutionnelle du droit de se doter de tout autre potentiel de guerre” sous-entendrait que l’archipel ne puisse même pas assurer sa propre défense ». Il convient d’ouvrir une courte parenthèse car c’est ici que des mesures prises par les autorités commenceront à entrer en contradiction. En effet, le budget de sa défense sera fixé aux alentours d’un pourcent de son PIB, ce qui peut et qui représentera, comme nous le verrons un peu plus loin, d’énormes dépenses. Autre particularité : cette Constitution, aussi appelée Constitution de la Paix, est toujours en vigueur et n’a jamais été amendée une seule fois.

Le Japon sera sous occupation étasunienne du 28 août 1945 au 28 avril 1952. Cette période s’achèvera officiellement avec le Traité de paix de San Francisco signé le 8 septembre 1951. Néanmoins, certains territoires comme l’île d’Okinawa principalement, resteront sous occupation américaine en vertu du Traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon signé le même jour et au même endroit que le Traité de paix de San Francisco. Ainsi, ce dernier ne marque pas la fin de l’occupation de Washington au Japon d’un point de vue militaire mais il amorce la véritable naissance du Japon contemporain, libre sur le plan politique. En effet, privé de capacité militaire propre, Tokyo va se focaliser sur sa reconstruction et sur son développement économique tout en se reposant sur les États-Unis pour garantir sa sécurité. C’est ce que l’on appellera la doctrine Yoshida du nom de son instigateur : Shigeru Yoshida, Premier Ministre japonais de 1948 à 1954. La doctrine Yoshida s’imposera comme la base politique sur laquelle le Japon va s’appuyer durant la Guerre Froide. Cette posture portera d’ailleurs ses fruits puisque le Japon connaîtra une croissance économique fulgurante à partir des années 50 mais qui prendra fin, abruptement, avec l’éclatement de la bulle immobilière et financière du début des années 1990.

Ceci dit, malgré ce développement impressionnant d’un Japon en paix durable, cette sorte de  »protectorat » n’a jamais convaincu les nationalistes nippons, à commencer par le Parti libéral-démocrate (PLD). Ce parti de droite ultraconservateur et nationaliste avait prévu, dès sa propre création en 1955, de modifier l’article 9 de la Constitution. Le PLD, à la tête duquel l’ancien Premier Ministre Shinzô Abe, aujourd’hui dirigé par Yoshihide Suga, a toujours gouverné le pays, excepté pendant 10 mois de 1993 à 1994 et durant une période de 3 ans de 2009 à 2012.

Nobosuke Satô, Premier Ministre nippon de 1957 à 1960 affilié au PLD, en avait déjà fait son cheval de bataille dès la fin des années 1950. Déjà en tant que secrétaire général du PLD, il s’inscrira sur une ligne encore plus offensive que son Premier Ministre Ichirô Hatoyama. Il lui succédera en 1957 et malgré sa volonté assumée d’amender la Constitution et de réarmer le pays du Soleil-Levant, il sera contraint de faire face à la défiance de la population japonaise. Cependant, le contexte commencera à changer la donne puisque, comme l’explique W. Letrone, « la montée du communisme en Asie dans les années 1950 pousse les États-Unis à redéployer leurs troupes. Le Japon, alors en déficit de sécurité, obtient leur feu vert pour la création d’une réserve nationale de police japonaise. Cette dernière deviendra les forces d’autodéfense (FAD). Ce corps militaire est au départ cantonné aux interventions de sauvetages et à la stricte défense du territoire. Il verra sa capacité d’action s’élargir à partir des années 1990 ». La désignation de « forces d’autodéfense » est une formule politiquement correcte bien judicieuse. Cette appellation euphémique fut inventée pour contourner la Constitution et réarmer le Japon « normalement » dans le but de soutenir les Américains dans la région face à la Chine communiste. Évidemment cette politique sécuritaire a été mise en place avec l’aval des États-Unis car si Washington n’avait pas approuvé cette politique, elle n’aurait tout simplement jamais vu le jour. Autres faits notables : pendant la guerre froide, l’archipel devient la première puissance asiatique et le  »porte-avions » géant des États-Unis.

Les élections législatives de 2012 vont encore un peu plus bouleverser le pacifisme d’État japonais puisqu’elles marqueront la fin d’une période d’instabilité politique au profit de la droite nipponne, menée par Shinzô Abe, grande gagnante de ce suffrage. Depuis 2006, les Premiers Ministres se sont succédé annuellement, avec de nombreuses divisons au sein des partis politique et un déclin économique visible. Abe, Premier Ministre de 2006 à 2007 puis de 2012 à 2020, s’inspirera très largement de l’idéologie très conservatrice de son grand-père maternel Nobosuke Satô. Il axera d’abord sa politique sur l’économie et prônera ensuite une rupture radicale avec le pacifisme étatique. Pour répondre à cet engagement stratégique, Abe soutiendra le retour d’une « force conventionnelle proportionnelle à ses ambitions (régionales et même internationales) et à ses moyens ».

Pour les partis de droite, PLD en tête, leur pays conservateur et ancienne puissance coloniale a été humilié par ce pacifisme forcé qui plus est conditionné à une tutelle militaire étasunienne nonobstant la protection que confère tout de même le parapluie nucléaire américain. L’acquisition de fait, non constitutionnelle au contraire, d’une position exclusivement défensive en cas de légitime défense n’est pourtant jamais non plus passée.

Le retour en puissance d’une remilitarisation du Japon

Dans les faits et comme précisé précédemment, il existe malgré ce que prévoit l’article 9 de la Constitution des FAD depuis le 1er juillet 1954. Conséquence de la guerre de Corée (1950-1953), le Japon s’est doté de  »forces d’autodéfense » (Jieitai – 自衛隊) actuellement composées d’environ 270 000 personnes et avec un budget symboliquement restreint à 1% de son PIB qui le place tout de même comme 5ème puissance mondiale, devant la Corée du Sud et la France, mais loin derrière le rival chinois. Les FAD se composent d’une branche terrestre, maritime et aérienne qui ont vu leur budget militaire qui n’a cessé d’augmenter et qui a dépassé celui de la France en 2019. Néanmoins, le Japon actuel n’est pas une puissance militaire décomplexée, elle a simplement gagné en autonomie. Conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies « aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». Le Japon est donc, en théorie, autorisé à faire usage de la force seulement et uniquement en cas de défense légitime. Les partis de droite vont sans cesse revendiquer ce droit conféré par le Traité onusien, et même plus encore, tout en ignorant la Constitution japonaise, si ce n’est pour tenter de la réviser.

Sous son premier mandat, Abe avait adopté une ligne « pacifiste proactive ». La tendance s’est accélérée sous son 2nd mandat, en 2014, jusqu’à son départ pour raison médicale en septembre 2020. Durant cette période, il a autorisé à son pays la ventes d’armes en levant l’embargo sur les exportations (une de ses premières décisions politiques), autorisé des interventions extérieures si un allié est menacé et a même fait faire implanter une base militaire à l’étranger. Avec Shinzô Abe au pouvoir, la renormalisation militaire du Japon a pris un tournant inédit et rapide en dépit de l’opposition d’une grande partie de la population. Habituellement peu engagés politiquement, des dizaines de milliers de japonais ont plusieurs fois manifesté contre ce changement de politique militaire qui, pour beaucoup, désigne le spectre de conflits futurs. W. Letrone décrit ce phénomène en expliquant qu’ « après une évolution timide, l’accélération entreprise sous Abe s’est traduite par un approfondissement du rôle opérationnel des FAD. Finalement, les limites de la Constitution japonaise semblent atteintes. Il est par exemple difficile de prétendre que l’armée nippone ne représente pas un  »potentiel de guerre », dont la détention est pourtant proscrite par l’article 9 ». C’est principalement sous l’administration de Shinzô Abe que la société japonaise a vu la question militaire revenir au centre des débats politiques, mais qu’elle a surtout vu de nombreuses lois votées et une volonté farouche d’abroger l’article 9 d’une Constitution qu’Abe jugeait « trop pacifiste ».

 

Source : Ameba

Pour bien comprendre l’enjeu autour de la remilitarisation du Japon, Guibourg Delamotte, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales, explique que les FAD sont « une armée, mais on l’appelle force d’autodéfense parce qu’on est dans cette situation de déni. Précisément, l’un des objectifs d’Abe Shinzo, c’était de faire une révision de la Constitution a minima pour insérer l’existence des forces d’autodéfense dans la Constitution et normaliser leur situation ».

Le changement radical voulu par les ultraconservateurs et les révisionnistes japonais de sortir de leur traditionnel rôle d’autodéfense et de s’engager sur des théâtres extérieurs est un objectif qui existe depuis la défaite du Japon lors de la Seconde Guerre Mondiale. Ces revendications sont l’œuvre du lobby ouvertement révisionniste Nippon Kaigai (Conférence du Japon – 日本会議) qui peut compter sur les nationalistes et les ultraconservateurs, quasi systématiquement affiliés à ce dernier et influencés par lui-même. La question militaire est la priorité numéro une du groupe d’extrême droite Nippon Kaigi. Il faut savoir que 15 membres sur 18 du Cabinet (le Gouvernement) sont affiliés à ce lobby, dont Suga et le frère cadet d’Abe qui est l’actuel Ministre de la Défense. Le Nippon Kaigi exerce une très grande influence sur la politique japonaise. Abe a été un instrument, comme l’est actuellement Suga, entre les mains du lobby dont personne ne connaît, en dehors de ses membres, son réel objectif. L’idée principale et assumée est de doter le Japon d’un appareil militaire normalisé. Ce qui nécessite de réviser la Constitution de l’État du Japon de 1945 dans le but de se libérer de ses « contraintes ».

Pour cela, le Cabinet dispose de deux options. La principale et la plus acceptée est de modifier l’article 9 de Constitution, la seconde et de le contourner par un exercice de réinterprétation. Pour ce qui est de la réforme constitutionnelle, la Constitution, conformément à son article 96 tiré du Chapitre IX Amendements, fixe les conditions suivantes : « les amendements à la présente Constitution sont introduits sur l’initiative de la Diète, par vote des deux tiers au moins de tous les membres de chaque chambre ; après quoi ils sont soumis au peuple pour ratification, pour laquelle est requis un vote affirmatif d’une majorité de tous les suffrages exprimés à ce sujet, lors d’un référendum spécial ou à l’occasion d’élections fixées par la Diète. Les amendements ainsi ratifiés sont immédiatement promulgués par l’Empereur au nom du peuple, comme partie intégrante de la présente Constitution ». Le premier critère est réalisable car PLD et son allié politique le Komeito représentent au moins les 2/3 des deux chambres de la Diète (le Parlement) mais la proposition doit ensuite être soumise à référendum et un  »NON » à celui-ci serait risqué pour le pouvoir et même grandement possible. En effet, d’une part, la société japonaise civile devenue pacifiste dans l’âme refuse largement la guerre et, d’autre part, la participation aux derniers élections reste faible ce qui est le signe d’une représentativité politique bancale. Le PLD, même possédant la majorité, est bien conscient qu’il ne bénéficie pas du soutien global de la population. C’est probablement même de moins en moins le cas avec les récents scandales de corruption qui ont ébranlé le parti.

La seconde possibilité est de réinterpréter cette disposition. La réinterprétation faite du fameux article 9 de la Constitution est, et a été, la seule méthode qui a fonctionné jusqu’à présent. Dernier exemple en date de réinterprétation et non des moindres : l’usage des forces d’autodéfense vers une autodéfense dite « collective » c’est-à-dire envers ses alliées ou dans le cadre de la communauté internationale. Pourtant, malgré la faible chance d’un consensus autour d’une réforme constitutionnelle due au très plausible rejet massif d’un référendum, la droite japonaise, forte de sa large représentation au sein des deux chambres de la Diète, n’a pas laissé passer l’occasion de présenter un projet de réforme.

L’Empereur Akihito, opposant à la réforme et garant de la Constitution a annoncé sa démission quelques jours après le vote du projet de réforme au Sénat. Le 125ème Empereur du Japon, seul opposant de poids au projet des ultraconservateurs et des nationalistes, lui qui a toujours œuvré en faveur du pacifisme et de la réconciliation avec les États voisins en faisant notamment de nombreuses déclarations et voyages en Asie pour expliquer les ravages que l’armée impériale japonaise avait infligés, a décidé, le 8 août 2016 d’annoncer son abdication à venir. Officiellement, son abdication a été justifiée par des raisons de santé. Cependant, en vertu de son rôle, il ne peut pas exprimer ses opinions politiques et l’annonce est intervenue juste après que l’ex-Premier Ministre Shinzô Abe a obtenu la majorité au 2/3 dans les deux chambres de la Diète. Certains observateurs y ont vu un signe de contestation de la part de l’Empereur Akihito, l’enfant de la Constitution d’après-guerre.

En effet, l’abdication de l’Empereur fait obstacle au projet de réforme de la Constitution puisque le Code de la famille impériale (Kōshitsu tenpan– 皇室典範) ne prévoit pas d’abdication de celui-ci de son vivant. Dans ce cas, pour réformer la Constitution, il faudrait au préalable réformer le Code de la famille impériale lui-même, ce qui prendrait des années. Années durant lesquelles il est impossible d’amender la Constitution. Cette décision est une véritable stratégie qui a permis de faire obstacle à une révision de l’article 9. Un signe qui ne trompe personne nonobstant les raisons de santé évoquées pour justifier son abdication. À noter que son successeur, son fils Nahurito, à la même personnalité et les mêmes idées que son père. L’avenir dira s’il incarnera une continuité dans cette opposition. Parallèlement, Suga, successeur et ancien bras droit d’Abe, devrait également continuer à conserver ses positions très sécuritaires.

Crédit : Toshifumi KITAMURA / AFP

Le PLD et ses alliés ont toujours approuvé une nouvelle stratégie de défense face aux défis régionaux. Il faut admettre que face au géant chinois, à l’imprévisible voisin nord-coréen nucléarisé, aux relations exécrables avec Séoul, à la Russie avec qui le Japon est toujours officiellement en guerre (sans conflit ouvert toutefois), au profond ressentiment des États voisins eu égard à son douloureux passé impérialiste, la volonté de restaurer sa souveraineté militaire perdue depuis 1947 avec l’entrée en vigueur de la Constitution d’après-guerre est compréhensible. Les autres différends territoriaux compliquent encore plus les relations (notre dossier à lire ici).

L’équilibre en Asie est de plus en plus tendu, notamment en Mer de Chine, et un réarmement légalisé et constitutionnalisé de l’ancien occupant, même si dans les faits son existence ne trompe personne, envenimerait des relations déjà depuis bien longtemps très fragiles. Malgré le soutien étasunien auprès du Japon, en Asie, l’équilibre de force bascule de plus en plus en faveur de la République populaire de Chine, ce qui laisse le Japon en première ligne face à ce défi. La question de la montée des périls en Extrême-Orient ne cesse de raviver les débats et la surenchère sécuritaire. D’ailleurs, la Japon est militairement engagé dans le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité, une coopération informelle, dont l’objectif désavoué est de faire front face à la puissance grandissante de la Chine.

La remilitarisation de l’archipel est également un moyen de retrouver une certaine « fierté japonaise » que la droite nipponne estime « perdue » depuis la Constitution de 1947 malgré une écrasante opposition de la société civile à toute révision de son caractère pacifiste en raison de l’histoire militaire du Japon impérial et du feu atomique qui l’a frappé à deux reprises. D’ailleurs, ce profond attachement de la société nipponne au pacifisme d’État se retrouve à travers de nombreuses œuvres culturelles qui mettent en exergue l’impuissance de l’armée et à travers l’opposition croissante que rencontrent les bases miliaires américaines présentes dans l’archipel. A tout cela s’ajoute le fait que les autorités japonaises ne veulent plus se reposer sur la puissance militaire américaine, ce qui peut effectivement se comprendre. Elles ont implicitement remis cause sa fiabilité, notamment lors la Présidence de Donald Trump, dans la volonté de son allié de le protéger en cas de confit réel. Tokyo a le souci de gagner plus d’indépendance vis à vis de son allié américain.

La transition vers une force armée conventionnelle s’est accompagnée de nombreux exercices de coopération avec l’OTAN, les États-Unis ou encore avec des pays d’Asie du Sud-Est. Depuis 2011, le Japon possède sa première base militaire à l’étranger et c’est précisément à Djibouti qu’elle se trouve. La raison de cette présence est officiellement de lutter contre les actes de piraterie mais, en réalité, il est aisé de comprendre que la raison informelle tient au contrôle des flux pétroliers à destination de l’Asie. Une énergie dont le Japon est très dépendante. On peut estimer que l’archipel cherche à préserver sa dépendance énergétique en cas de menaces de ses intérêts par la Chine qui viserait à le priver de ses voies de communications avec le Moyen-Orient et l’Afrique. Tokyo ne lésine pas sur les moyens et notamment avec sa force maritime d’autodéfense puisque le matériel technique utilisé par celle-ci est le plus avancé d’Asie et elle représente la 4ème marine mondiale en matière de tonnage.

Depuis 2015, de nombreuses lois ont été adoptées pour renforcer l’armée nipponne, loin de la politique pacifiste imposée de fait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La loi sur les Forces d’autodéfense japonaises de 2015 réinterprète l’article 9 de la Constitution de manière à autoriser le pays à s’engager dans un conflit afin de soutenir un allié sans même que les intérêts de l’archipel soient menacés, ce qui élargit un énième fois le champ d’action des forces armées nipponnes et qui approuve le recours à la force armée comme moyen de règlement des différends internationaux comme ce fut le cas avec l’armée impériale. Ce tournant  »légalise », via une réinterprétation de la Constitution, ce qui a déjà été le cas comme l’indique Vincent Ricouleau, professeur de droit au Vietnam, avec l’intervention des FAD « au Cambodge en 1992, pays encore ravagé par les Khmers rouges, au Mozambique en 1993, au Rwanda, en 1994, en Irak, en Indonésie en 2005 mais aussi au Népal, en Afghanistan ». Une véritable rupture avec la stricte défense des intérêts vitaux de la nation. Cette révolution et ce coup de canif porté dans la Constitution nipponne a été ici une manière habile pour le Japon de se renforcer plutôt que de prendre le risque, qui reste cependant tout à fait possible, de se retrouver dans un conflit qui ne le concerne pas et qui pourrait rompre l’équilibre notamment en Asie. C’est de cette manière que ses forces terrestres, aériennes et maritimes ont été grossies. Enfin, en 2017 les forces onusiennes japonaises ont eu le droit d’utiliser leur arme à feu pour la première fois alors que le rôle de ces troupes était cantonné à du soutien logistique.

Conclusion

Le pacifisme imposé par l’article 9 de la Constitution du Japon fait l’objet de diverses et nombreuses interprétations et n’a jamais été l’objet d’une révision aboutie.

La Constitution imposée au Japon est perçue comme une humiliation par les nationalistes et les ultraconservateurs. Cette frustration n’est pas partagée par la population civile qui reste extrêmement attachée à son caractère pacifiste. Toutefois, l’idée d’un Japon qui ne peut pas se battre et qui reste dépendant des États-Unis pour assurer sa sécurité est aujourd’hui à des années lumières de la réalité. Ces changements ont été possibles par le biais de réinterprétations permissives de l’article 9. C’est ainsi que les dirigeants successifs du PLD ont donné naissance à des « forces d’autodéfense » et en ont progressivement élargi les prérogatives. Cette armée a une existence juridique interprétative mais n’a aucune existence constitutionnelle et s’avère elle-même contraire à la Constitution. Cependant, la remilitarisation du Japon est de plus en plus et de mieux en mieux acceptée par la nouvelle génération, même si elle ne concerne qu’une part résiduelle de la société nipponne, contrairement à celle qui a été marquée par la guerre et traumatisée par les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki.

Pour ce qui est d’une réforme constitutionnelle, elle est aujourd’hui peu probable et ne s’impose même plus comme la priorité pour les nationaux et les ultraconservateurs qui doivent faire face à la difficile relance économique, au report des Jeux Olympiques et à la gestion de l’épidémie de COVID-19 même si elle reste un objectif à réaliser à moyen terme. Si la Constitution venait un jour à être amendée, qu’est-ce que cela changerait puisque les FAD existent déjà ? Concrètement, ça reviendrait à reconnaître constitutionnellement ces armées et surtout à ouvrir la voie à une remilitarisation décomplexée. De surcroît, même si des réactions existent déjà, un tel affranchissement des contraintes imposées par la Constitution japonaise aurait évidemment des répercutions politiques avec les voisins du Japon qui gardent toujours des souvenirs très douloureux d’un pays autrefois militarisé et violent. Une réforme très consensuelle n’a jamais été à l’ordre du jour en raison du rejet massif de la société civile, c’est pourquoi le terrain de jeu favori des autorités nipponnes a toujours été, à défaut de réussir à réformer le Constitution de la paix, de la réinterpréter sans cesse en faveur d’une remilitarisation du Japon.

Jordan MEHRAZ

Notes :

Adoptée le 3 novembre 1946 et entrée est en vigueur le 3 mai 1947, elle est la norme juridique suprême, la plus importante de l’État (pour aller plus loin cf. hiérarchie des normes).

Le Traité de sécurité entre les États-Unis sera renégocié sur une base plus équilibrée en termes de rapport de force et prolongé par le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon du 16 janvier 1960.

Suspect de crime de guerre de Classe A lors atrocités du régime Shôwa, il ne sera pas jugé par le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient créé à cet effet, deviendra par la suite Premier ministre du Japon et recevra la Médaille de la paix des Nations Unies.

Article 51 de la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945.

Le Japon est extrêmement dépendant énergétiquement de l’étranger. La consommation d’énergie du pays est constituée à environ 80% d’énergies fossiles (gaz, charbon et pétrole) provenant principalement de pays du Golfe, Qatar en tête.

Les lois sur la paix et la sécurité sont un ensemble de lois japonaises approuvées par le gouvernement Abe III en mai 2015 puis adoptées en septembre de la même année.


Pour un média libre et indépendant sur le Japon, soutenez Poulpy 🐙 sur Tipeee !