En 2001, la France découvrait la télé-réalité par le biais de Loft Story. Beaucoup pensaient que la télévision avait touché le fond. Pourtant, trois ans auparavant, le Japon avait déjà poussé le concept dans les limites de l’acceptable…
Avec un concept on ne peut plus simpliste, le Loft avait explosé les audiences : enfermer des jeunes sous surveillance 24h/24. Infusé, bien entendu, d’alcool et de jeux. Le but ? Pousser les participants à agir de manière à satisfaire le voyeurisme de millions de téléspectateurs, absorbés par les frasques d’une jeunesse ivre, déchaînant des passions charnelles dans une piscine.
Le concept avait alors fait grand bruit. Toutefois, ce n’était pas la première fois que naissait un tel programme sur les petits écrans du monde…
L’émission Susunu! Denpa Shonen (進ぬ!電波少年)
L’émission Susunu! Denpa Shonen (進ぬ!電波少年) fut lancée sur les ondes de la chaîne nippone NTV en 1998. Avec un concept absurde, dont seul le Japon a le secret : enfermer un participant dans une pièce, coupé du monde, durant de longs mois.
Le protagoniste de cette émission ? « Nasubi » (aubergine en japonais, en raison de son visage long et de l’aubergine utilisée pour cacher ses parties intimes), de son vrai nom Hamatsu Tomoaki (浜津 智明), né le 3 août 1975 à Fukushima. Volontaire, certes, mais qui n’avait pas été averti en amont de ce qu’il allait devoir endurer.
Encore moins des conditions dans lesquelles se déroulerait l’émission ni des humiliations dont il allait être la victime impuissante. Aujourd’hui, nous vous contons l’histoire de la télé-réalité la plus controversée de l’histoire de la télévision.
Une émission au concept original
Nasubi était un jeune comédien en quête de gloire. Celui-ci souhaitait se lancer comme humoriste. C’est donc tout naturellement qu’il auditionna pour ce nouveau concept afin d’obtenir une exposition médiatique. Il réussit le casting, notamment grâce à ses particularités physiques : son visage long et hors du commun fut jugé parfait pour créer un personnage emblématique.
Le concept était original : il s’agissait d’un défi où le participant devait gagner de l’argent uniquement grâce à des bons de réduction, des produits gratuits ou des concours. Pour atteindre ce but, l’homme recevait des catalogues, magazines et autres supports contenant des jeux concours réels. Mais jusque-là, la production ne lui avait absolument pas mentionné ce qu’il allait devoir subir en parallèle.
« pour gagner le jeu et sortir de sa cellule médiatique : gagner 1 million de yens en utilisant uniquement les bons et concours »
Une fois jeté dans cet appartement hermétiquement clos et coupé du monde extérieur, la production le força à se dénuder. Pire encore, son alimentation était restreinte et il n’avait absolument aucun moyen de communiquer avec d’autres êtres humains. C’est alors que la production lui annonça la condition pour pouvoir gagner le jeu et sortir de sa cellule médiatique : gagner 1 million de yens en utilisant uniquement les bons et concours.
Une tâche titanesque qui sera compliquée par des changements de règles arbitraires et des handicaps imposés au pauvre Nasubi. L’homme resta déterminé à atteindre son objectif. Mais combien de temps peut tenir un homme dans de telles conditions ?
La vie en isolement : 15 mois sans contact humain
Plus de 15 mois. C’est le temps qu’aura passé Nasubi complètement coupé du monde, sans hygiène et avec des restrictions alimentaires. Mais surtout, dénudé. Cependant, ce n’est pas encore le pire. La production lui avait promis qu’il ne serait pas filmé en continu. Or, l’émission fut bel et bien retransmise sur une chaîne payante avec un accès H24 aux caméras de surveillance.
Le point le plus problématique est l’absence de consentement explicite donné par le participant. En effet, à aucun moment la production ne lui notifia les conditions exactes du jeu.
« personne ne l’avait prévenu qu’il devrait aussi gagner de quoi se nourrir »
Le principe aurait presque pu être intéressant. Sauf qu’en pratique, seules des tentatives répétées et le facteur chance pouvaient permettre à l’homme de sortir. Or, personne ne l’avait prévenu qu’il devrait aussi gagner de quoi se nourrir. Imaginez un instant la pression psychologique pesant sur ses épaules… Et le tout, nous le rappelons, dans la nudité la plus totale. Petite astuce de la production pour rendre l’ensemble family friendly : cacher les parties intimes du pauvre bougre avec une aubergine.
Ajoutons à cela le manque d’hygiène et les privations. La production n’a pas hésité à laisser Nasubi plusieurs jours sans nourriture, jusqu’à ce qu’il finisse par gagner du riz en grande quantité, mais aussi de la nourriture pour chien.
Afin de compliquer encore plus sa tâche, il ne disposait d’aucun moyen pour cuire les aliments et dut les manger crus. Pour éviter de dépérir, notre homme rationna ses maigres gains alimentaires. La nourriture pour chien lui permit de survivre 6 mois. Plus tard, la production admit que Nasubi aurait pu mourir d’inanition s’il n’avait pas gagné de quoi s’alimenter. De quoi se poser des questions sur le degré d’humanité des producteurs.
Les spectateurs s’inquiétaient pour l’état de santé de l’homme, qui avait perdu tellement de poids qu’il paraissait squelettique. Mais surtout, la dégradation de sa santé mentale devenait de plus en plus apparente.
Voyage à la frontière entre torture et divertissement
À un certain moment, Nasubi finit par remporter à la loterie un téléviseur accompagné d’une console et de jeux vidéo. Enfin, un peu de divertissement pour cet homme complètement coupé du monde depuis des mois… Mais Nasubi, conscient de sa mission, se limita lui-même en installant un écriteau sur l’écran pour lui rappeler de ne pas se déconcentrer.
Au bout du 11e mois, Nasubi réussit l’impensable : il avait atteint les 1 million de yens de gains.
La production décida de récompenser Nasubi pour ses efforts et sa victoire. Elle lui offrit un voyage en Corée du Sud. Au programme : une journée de divertissement dans un parc d’attractions, des repas au restaurant et une nuit dans un hôtel confortable.
« Nasubi fut de nouveau emmené de force dans un appartement, dénudé »
Cependant, au cœur de la nuit, Nasubi fut de nouveau emmené de force dans un appartement, dénudé. Là, la production lui annonça qu’il devait gagner le montant d’un billet d’avion pour rentrer au Japon en participant à des concours. Cette fois, il devait s’adapter à une langue étrangère et sans aucune aide. Dépité, Nasubi envoya plus de 3 000 lettres par mois.
Mais ce n’était pas tout : d’un billet d’avion standard, l’objectif passa à un billet en classe affaires, puis en première classe. Après six mois supplémentaires en Corée, soit 15 mois depuis le début de l’émission, Nasubi réussit enfin cet ultime objectif.
« Nasubi se retrouva une fois de plus les yeux bandés et séquestré dans un nouvel appartement vide »
Au terme de son vol retour pour le Japon, Nasubi se retrouva une fois de plus les yeux bandés et séquestré dans un nouvel appartement vide. Son expression faisait froid dans le dos : résigné, tel un réflexe de Pavlov, il se dénuda immédiatement. Il s’assit, la tête entre les jambes, comme si la volonté de vivre l’avait quitté.
Soudain, les murs de sa geôle tombèrent. Nasubi, nu, se retrouva au milieu d’un plateau télévisé, devant un public qui l’acclamait. Tout cela, bien sûr, fut diffusé à l’échelle nationale. Ce dernier événement marqua la fin du cauchemar de Nasubi, mais aussi sa dernière humiliation publique.
Les conséquences sur l’homme
Après 15 mois d’isolement, le retour à la vie sociale fut extrêmement difficile pour Nasubi. Il souffrit de nombreux troubles mentaux, allant de l’anxiété à des troubles de l’humeur, et d’une incapacité à interagir socialement. De fait, il lui était devenu difficile de maintenir une conversation ou de passer du temps avec d’autres personnes sans ressentir une immense fatigue mentale.
Par ailleurs, il ne supportait plus de porter des vêtements. Quinze mois de nudité avaient littéralement altéré son fonctionnement cognitif et sensoriel, au point qu’il lui fallut plusieurs années de thérapie pour se réinsérer dans la société. Certes, il avait enfin obtenu ce dont il avait toujours rêvé : la notoriété. Devenu une star nationale, Nasubi reçut pendant plusieurs années des propositions de partenariats publicitaires, d’apparitions dans des films et d’autres shows télévisés.
Nasubi participa à plusieurs interviews, jusque récemment, où il parla de son expérience dans une émission. À la question de savoir pourquoi il n’avait pas tout simplement abandonné, il répondit qu’il ne faut pas abandonner sans avoir fini. Cela illustre une fois de plus la culture japonaise de l’abnégation, qui pousse à s’efforcer au-delà de ses propres limites pour ne pas perdre la face.
Plus surprenant encore, bien que Nasubi affirme ne jamais vouloir revivre une telle expérience, il dit ne pas regretter ce qu’il a vécu. Selon lui, malgré les lourdes conséquences sur sa santé physique et mentale, il ne serait pas l’homme qu’il est aujourd’hui sans cette épreuve. En 2016, n’ayant plus peur de rien, il réussit même à atteindre le sommet de l’Everest.
Une petite anecdote sympathique : lorsqu’il gagna une PlayStation avec le jeu Densha de Go, Nasubi plaça l’écran face à la caméra pour diffuser ses parties. Comme l’émission était diffusée en direct, une personne a noté sur la page Wikipédia française que Nasubi est techniquement le premier streamer de l’histoire.
« Nasubi est techniquement le premier streamer de l’histoire »
De plus, il est entré au Guinness Book des records comme la personne ayant vécu le plus longtemps exclusivement grâce à des gains de loteries et tirages au sort.
L’avènement de la télé-réalité à la fin des années 1990 et au début des années 2000 a apporté son lot de controverses. Aujourd’hui, ce modèle semble quasiment à bout de souffle. Tout ou presque a été tenté, et les rares émissions survivantes tournent en rond. Le concept consiste souvent à enfermer des jeunes gens triés sur des critères discutables, pour créer du buzz en tournant leurs actions en ridicule. Ces participants, sacrifiés sur l’autel d’une gloire éphémère, vivent une surmédiatisation aussi soudaine que délétère.
Encore une fois, le Japon a repoussé les limites de l’acceptable. Un programme tel que celui dont Nasubi fut la victime serait impensable de nos jours. Et pourtant, la série Squid Game a plus récemment révélé combien en réalité nous étions plus largement aliénés par un jeu géant et impitoyable à l’échelle de la vie : le capitalisme débridé, voire le nécro-capitalisme.
Enfermés au coeur d’un plateau plus vrai que nature mais fabriqué par notre modèle économique, nous évoluons tel Nasubi de micro-gains en micro-gains dans l’espoir de nous libérer de notre condition, renvoyés sans cesse en masse à cette dernière. Et si notre isolement est moins spectaculaire que pour ce participant starifié, sans doute même encore moins à l’international qu’au Japon, il reste un des symptômes de notre détresse contemporaine. Guy Debord voyait juste dans la mise en abîme de La société du spectacle, un divertissement peut en cacher un autre, celui de notre propre détournement.
N’oublions pas que Nasubi avait à plusieurs reprises la possibilité d’abandonner. Bien que la production ait torturé son corps et son esprit, elle ne pouvait légalement le priver de sa liberté sans son consentement, même implicite. Mais Nasubi a accepté de souffrir et de perdre sa dignité pour répondre aux sirènes de la gloire. Dans son cas, ce fut un succès… Mais à quel prix ?
Pour les italophones, voici l’excellente vidéo de la chaine Beyond Ordinary Borders qui a fait un travail remarquable sur le sujet :
– Gilles CHEMIN