Les dragons font partie de ces créatures légendaires qui fascinent les Hommes depuis des siècles. Nombreux sont les pays qui possèdent leurs propres récits, souvent épiques et dangereux, décrivant des reptiles ailés géants parfois terrifiants, parfois aimables. C’est le cas au Japon où certains dragons sont perçus comme des divinités anciennes et protectrices. Zennyo Ryûô, le dragon qui sauva le Japon, fait partie d’entre eux.
Parmi les nombreuses histoires de dragons qui existent au Japon, nous allons nous pencher aujourd’hui sur celle de Zennyo Ryûô (善如龍王 ou 善女龍王), une femme dragon qui fut invoquée par le célèbre moine Kûkai lors d’un concours de pluie lancé par l’empereur. En effet, le Japon souffrait à l’époque d’une importante sécheresse et on sait à quel point les récoltent de riz, assurant la survie de la population nippone, dépendent de la pluie.
Qui est Zennyo Ryûô ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une petite présentation des dragons japonais s’impose. Les dragons du soleil levant, et asiatiques en général, sont différents physiquement des dragons occidentaux et ressemblent davantage à des serpents capables de voler. Les dragons japonais sont également le plus souvent associés à l’eau, contrairement à leurs cousins d’Occident qui sont plutôt associés à l’élément du feu.
Pendant longtemps, les Japonais avaient l’habitude de prier les dragons pour qu’ils fassent tomber la pluie. L’eau, à travers les océans omniprésents et son risque de tsunami, les tempêtes annuelles et les nombreux cours d’eaux, a longtemps symbolisé une grande force tranquille capable de tout détruire sur son passage comme de créer de grandes bénédictions.
La mythologie japonaise ne manque pas d’histoires de dragons, dont le plus connu est sans doute Yamata no Orochi, le dragon à 8 têtes qui fut tué par le kami des tempêtes Susanoo. Citons aussi Toyotama, la grand-mère du premier empereur japonais Jimmu, qui était en réalité un dragon, tout comme son père Watatsumi, aussi connu sous le nom de Ryûjin. Ce dernier règne sur les mers du Japon. Ainsi, dans les croyances japonaises anciennes, le sang impérial est aussi imprégné du sang des dragons, ce qui justifiait publiquement leur nature d’êtres suprêmes.
Pour en revenir à l’histoire de Zennyo Ryûô 善女龍王, bien qu’elle soit moins connue en Occident, elle est pourtant passionnante. Ce dragon fut représenté dans un premier temps exclusivement sous les traits d’une femme chevauchant un dragon. Puis, progressivement, la créature du représentée sous des traits masculins. Selon la description faite par le moine Kûkai, dont nous allons voir la rencontre avec Zennyo Ryûô plus en détails par la suite, le dragon est apparu sous la forme d’un serpent doré de 2 cm chevauchant un autre serpent, qui mesurait quant à lui 2,7 mètres… Avouons-le, un duo bien plus petit qu’on l’imaginait.
L’histoire du dragon Zennyo Ryûô est liée au bouddhisme, car sous sa forme humaine, Zennyo Ryûô est la fille de Shagara Ryûô, un des huit rois dragons protecteurs de Bouddha. La jeune fille a pour particularité d’avoir atteint l’illumination, c’est-à-dire d’être devenue un Bouddha, et ce dès son plus jeune âge.
Sauf que personne ne l’a crue… Comment quelqu’un d’aussi jeune, et surtout une femme (impensable pour les bouddhistes à l’époque), pouvait avoir atteint l’illumination si vite alors qu’il avait fallu tant d’années à Bouddha lui-même ? Pour leur prouver qu’elle ne mentait pas, et répondre à leur provocation, elle se transforma en homme (…) pour atteindre une nouvelle fois l’illumination devant leurs yeux ébahis. Au regard de l’historique très patriarcale du Japon, il est probable que le conte ait été transformés pour convaincre les japonais de sa véracité.
Le concours de pluie entre Kûkai et Shubin
En 824 de notre ère, une forte sécheresse historique frappa tout le pays. L’empereur Saga convoqua alors les moines Shubin et Kûkai en toute urgence pour qu’ils règlent ce problème. Les deux moines bouddhistes faisaient partie de l’école Shingon, qui fut d’ailleurs créée par Kûkai, bien que ceux-ci étaient rivaux. L’empereur Saga leur avait attribué la charge de deux temples importants de Kyôto : Shubin 守敏 était en charge du Sai-ji, le temple de l’ouest, et Kûkai était quant à lui en charge du Tô-ji, le temple de l’est.
Comme souvent, il existe plusieurs versions à cette histoire. Selon l’une d’entre elles, Kûkai se rendit au jardin Shinsen’en 神泉苑 de Kyôto pour y réciter un sutra « magique » très spécial. Celui-ci permet d’appeler un dragon pour déclencher la pluie. Il récita ce sutra sans s’arrêter pendant sept jours, quand tout à coup un dragon apparut dans l’étang du jardin. Il s’agissait de Zennyo Ryûô, un dragon indien qui résidait dans l’étang de Anavatapta. Il accepta la demande de Kûkai et fit tomber sur le pays de fortes pluies. Il décida même d’élire domicile dans l’étang du jardin Shinsen’en.
Selon une autre version de l’histoire, Shubin a réussi à faire tomber la pluie avant Kûkai, mais seulement sur Kyôto alors que la sécheresse frappait tout le Japon. Kûkai promit alors à l’empereur qu’il réussirait à faire pleuvoir sur tout le Japon. Il récita le sutra de la pluie pendant sept jours, avant de finalement se rendre compte qu’il ne restait plus aucun dragon en liberté… Shubin avait en effet manigancé contre Kûkai et emprisonné tous les dragons pour faire échouer sa mission. Sans dragon, Kûkai ne pouvait malheureusement pas réussir son pari ! C’est tout du moins ce que pensait Shubin, car il restait en réalité un seul dragon de libre. Il s’agissait de Zennyo Ryûô, un dragon qui résidait en Inde.
Comme nous l’avons vu, Zennyo Ryûô avait atteint l’illumination et était donc beaucoup plus puissant que Shubin. Ce dernier n’avait donc aucune emprise sur le dragon. Pour convaincre Zennyo Ryûô de venir au Japon, Kûkai demanda à l’empereur de construire un étang dans le jardin Shinsen’en et d’y verser de l’eau pure. Kûkai récita ensuite son sutra à l’aide de son épée et fit des offrandes au dragon, qui répondit enfin positivement à son appel. Zennyo Ryûô accepta la demande de Kûkai et fit pleuvoir de fortes pluies sur tout le Japon, pendant trois jours, ce qui mit fin à la sécheresse.
Depuis, le Zennyo Ryûô alimente les contes et les légendes japonaises. Il fut régulièrement représenté sur les armures et katana des samouraïs à travers les époques.
Où trouver le dragon Zennyo Ryûô aujourd’hui ?
Plusieurs endroits se réclament être le lieu de résidence de Zennyo Ryûô. Selon les histoires liées au concours de pluie entre Kûkai et Shubin, c’est bien dans l’étang du Shinsen’en que réside le dragon probablement toujours aujourd’hui, profondément endormi. On trouve d’ailleurs sur une petite île au milieu de l’étang un sanctuaire qui lui est dédié : le Zennyo Ryûô-sha 善女竜王社.
Selon d’autres sources, il vivrait sur le mont Murô 室生山, situé dans la préfecture de Nara. Le temple Murô-ji 室生寺, construit au pied du mont Murô, est un temple de l’école Shingon. Le temple était spécialisé dans les prières et cérémonies associées à la pluie. Chaque octobre a toujours lieu un festival de la pluie dans l’enceinte du temple, pendant lequel deux figurines de dragons sont fabriquées en paille, puis emmenées jusqu’au sanctuaire où se trouve la caverne du dragon lors d’une procession. Le temple possède également une magnifique pagode datant du 9e siècle, ce qui en fait l’une des plus vieilles du pays.
On trouve d’autres lieux de culte dédiés à Zennyo Ryûô, tous liés au moine Kûkai ou à l’école Shingon. Par exemple, le temple Kongôbu-ji 金剛峯寺 du Mont Kôya, un lieu entièrement lié à l’école Shingon et fondé par Kûkai, qui possède une peinture de Zennyo Ryûô, représenté sous les traits d’un homme. Les moines priaient devant cette peinture pour invoquer Zennyo Ryûô. Elle date de 1145 et fait aujourd’hui partie des trésors nationaux du pays.
Vous connaissez désormais la légende du dragon Zennyo Ryûô et du concours de pluie qui a sauvé le Japon d’une sécheresse historique. Cette histoire est d’autant plus fascinante qu’elle est liée à une figure historique très populaire au Japon, le moine Kûkai. Au regard de ces légendes anciennes, il n’a rien d’étonnant à voir des histoires modernes populaires, comme celle de Dragon Ball, alimenter l’idée de l‘existence de dieux-dragons ayant le pouvoir de réaliser les souhaits des humains et pourquoi pas leur sauver la vie… Reste à savoir comment réveiller ces dragons qui sommeillent dans les recoins les plus cachés du Japon.
Claire-Marie Grasteau