3 novembre 1917, New York. Une journée historique qui a vu près de 20 000 femmes manifester. L’objet de leur protestation ? Tout simplement le droit de vote. Mais parmi les participantes à cette marche pour un droit fondamental, une silhouette détonne. Vêtue d’un kimono et portant fièrement deux drapeaux : celui des USA et celui du Japon. Mais qui est donc cette étonnante Japonaise, et que fait-elle au milieu d’une manifestation féministe ?
Son nom ? Komako Kimura. Une militante féministe japonaise qui a consacré sa vie à lutter pour le droit à l’émancipation et à l’autodétermination des femmes. Celle qui a lutté toute sa vie contre les normes et rôles de genres établis dans un Japon particulièrement patriarcal a exporté sa lutte et son message porteur d’espoir au-delà des frontières de son archipel natal. Du refus de suivre les traditions oppressives à son émancipation, revenons sur la vie inspirante de la danseuse japonaise qui est entrée par la grande porte dans la postérité.
Komako Kimura : la danseuse militante
Komako Kimura est née en 1887, cadette d’une fratrie de trois filles. Sa mère était particulièrement impliquée dans le monde de l’art, orientant naturellement le destin de Komako vers la danse. Son père, chef d’une caserne de pompiers, a connu des difficultés financières et s’est exilé à Taiwan pour gagner de l’argent, laissant ainsi sa famille derrière lui alors que Komako n’avait que 8 ans.
Sa mère a assumé l’éducation des trois filles dans un contexte artistique omniprésent. Elle a initié Komako à la danse dès l’âge de quatre ans. À cette époque, les mouvements féministes fleurissaient dans le monde, notamment le mouvement des suffragettes qui militait pour le droit de vote des femmes. En entrant dans l’adolescence, Komako a développé un esprit rebelle, refusant de suivre la destinée toute tracée des femmes japonaises de son époque : épouse ou prostituée…
Face à cette rébellion, sa famille a tenté un mariage arrangé pour apaiser les ardeurs de Komako. À l’âge de 14 ans, elle a été quasi forcée d’épouser un jeune homme choisi par ses parents. C’était d’ailleurs toujours la norme dans le Japon de Meiji. Cependant, déterminée à ne pas se plier aux conventions, Komako a résisté et s’est échappée en sortant d’un carrosse en marche, vêtue de sa robe de mariée ! Son acte audacieux a marqué le début d’une vie de lutte acharnée pour les droits des femmes, non seulement japonaises, mais du monde entier.
Premières armes dans la lutte féministe
Se retrouvant seule à Nagoya, Komako a réussi à se faire embaucher comme danseuse professionnelle. Pendant cette période, elle a rencontré l’amour de sa vie, un jeune docteur, avec qui elle a eu un enfant à l’âge de 20 ans, un scandale à l’époque car l’enfant est né en dehors des liens d’un mariage.
Peu de temps après, la famille a déménagé à Tokyo. Chose étonnante, le mari de Komako va la soutenir dans sa lutte pour la cause féminine. À une époque où le mariage arrangé était monnaie courante au Japon, le couple défiait les normes en vigueur sur tous les points. Komako, pro-active, a réussi à trouver du travail, mais à chaque fois que ses employeurs découvraient sa situation matrimoniale et familiale, elle était presque systématiquement licenciée.
Mise à l’écart de la société et marginalisée, Komako a finalement réussi à être acceptée dans la prestigieuse école d’actrice impériale. Cependant, elle a été renvoyée lorsque l’école a découvert qu’elle n’était pas mariée, avait un enfant et vivait avec son concubin… Ceci donne un petit goût de la portée malfaisante du patriarcat à l’époque. Il en reste d’ailleurs toujours des traces aujourd’hui.
C’est à ce moment-là qu’elle a décidé d’ouvrir son propre théâtre, une démarche qui lui a permis de s’émanciper professionnellement et de faire entendre sa voix en tant que propriétaire des lieux. Malgré les défis, elle s’est fait rapidement connaître dans le milieu artistique tokyoïte. En 1913, accompagnée de deux autres militantes féministes, elle a créé un magazine intitulé « Les Nouvelles Vraies Femmes ». En 1913, elle a fait sa première lecture publique intitulée « De l’amour et de l’émancipation des femmes ». Devant le succès de son magazine mais un Japon profondément réactionnaire, elle a décidé d’exporter son combat à l’international. Destination : l’Amérique !
L’Extrême-Orient dans un cortège de caucasiennes
Le coup d’éclat qui l’a propulsée à la postérité a eu lieu en 1917 à New York. Pendant la marche massive des suffragettes réclamant le droit de vote des femmes, une étrange silhouette se distinguait au milieu des manifestantes majoritairement caucasiennes : une femme d’Extrême-Orient, de stature fine, vêtue d’un kimono. L’impact visuel était considérable dans un pays occidental à une époque où le tourisme international n’était pas répandu.
Komako était à New York pour étudier l’anglais et les stratégies des militantes féministes américaines afin de les importer au Japon. En se faisant remarquer, elle a réussi à imposer sa voix et sa présence dans un mouvement historique qui a abouti le 6 novembre 1917 à l’adoption du référendum accordant le droit de vote aux femmes dans l’État de New York, devenant ainsi le 14e État des États-Unis à accorder ce droit.
Quand elle quitta les États-Unis, elle était devenue aussi célèbre dans le pays qu’au Japon. Elle profita de cette nouvelle notoriété afin de donner des représentations sur Broadway et d’autres lieux emblématique de New York. Autant d’opportunités supplémentaires de faire entendre sa voix et de prouver la portée internationale du mouvement. Partout sur terre les femmes faisaient – et font toujours – face à des problématiques similaires.
Retour au Japon et combat contre le conservatisme
De retour au Japon, Komako a mis à profit ses expériences aux États-Unis pour développer les mouvements féministes dans l’archipel. Le gouvernement a réagi avec fermeté, ostracisant les femmes participant aux manifestations et aux actions de Komako. Beaucoup de femmes ont abandonné le mouvement sous la pression de leurs employeurs et de leurs maris. Une violence institutionnelle et parfois physique contre laquelle les femmes ne pouvaient pas se battre.
En 1918, le gouvernement japonais a interdit purement et simplement le magazine de Komako. La raison ? Il critiquait ouvertement le bien-fondé du mariage et abordait des sujets avant-gardistes, tels que les moyens de contraception. Elle a également été interdite de manifester publiquement et de parler en public. Cependant, cela n’a pas suffi à arrêter Komako ! La jeune femme a proposé l’entrée gratuite dans ses théâtres pour continuer à jouer ses pièces militantes et a été poursuivie et condamnée en conséquence. Malgré cela, l’attention médiatique sur le procès et la notoriété de Komako ont eu l’effet inverse escompté par les autorités. Au lieu de la détruire, ces tentatives de censure lui ont offert une plateforme pour diffuser plus largement ses idées, séduisant un nombre croissant de femmes désireuses de s’émanciper. Les graines du féminisme au Japon étaient semées.
Une amélioration, mais toujours pas la fin du combat
Sur les cendres d’un Japon ravagé par la guerre, Komako a enfin vu les premiers fruits de son combat en 1945, lorsque le Japon, exsangue, a accordé le droit de vote aux femmes. Une avancée significative vers l’émancipation des femmes, bien que la route pour l’égalité des sexes au Japon soit encore longue. Après cette victoire historique, Komako a passé le reste de sa vie en retrait, au calme, décédant à l’âge de 92 ans en 1980. Son héritage reste aujourd’hui omniprésent, son nom gravé au panthéon des femmes exceptionnelles ayant bousculé les normes dans l’archipel.
De nos jours, les jeunes générations jouent un rôle clé dans cette transformation, remettant en question l’ordre établi. Mais combien sont-elles au Japon ? Difficile à dire. Les femmes japonaises d’aujourd’hui restent souvent confinées à des stéréotypes parfois périmés, voire avilissants. L’objectivation sexuelle des jeunes japonaises, souvent des adolescentes, à travers la publicité et la pornographie, s’est largement développé depuis la fin de la guerre, alimentant désormais une image de femmes soumises aux désirs des hommes. Des objets sexuels à consommer. Nous avons consacré plusieurs articles aux dessous de l’industrie pornographique au Japon et à la traite d’êtres humains qu’elle impose de manière quasi légale.
Par ailleurs, l’égalité salariale est un combat d’actualité au Japon où les femmes se heurtent toujours au plafond de verre professionnel et font face à une disparité salariale scandaleuse. Les stéréotypes éculés entravent les opportunités d’emploi pour les femmes, qui sont souvent écartées de postes à responsabilité au profit d’hommes ayant des compétences équivalentes. Une simple grossesse peut entraîner un licenciement, et le harcèlement sexuel au travail demeure omniprésent. La précarité au travail, en particulier chez les jeunes, alimente aussi la normalisation de la prostitution. Le modèle misogyne s’alimente lui-même au profit des hommes de pouvoir.
Les féministes japonaises sont peu nombreuses car les marges de liberté sont rares et l’éducation normée limite fortement les réflexions épanouissantes. Des groupes et organisations féministes émergent cependant toujours au Japon, mettant en avant des questions telles que la violence domestique, le harcèlement sexuel au travail et la discrimination. Des initiatives telles que #KuToo et #WeToo ont trouvé écho, dénonçant respectivement les normes imposées aux femmes en matière de chaussures à talons et les problèmes de harcèlement sexuel au travail.
Komako Kimura, pionnière de l’émancipation féminine, a rompu avec les conventions pour éclairer le chemin de l’égalité. Le combat de sa vie est le témoignage que la détermination individuelle peut catalyser un changement sociétal. Ainsi, même dans les ombres de l’oppression, l’espoir demeure, même si le chemin vers l’idéal de la danseuse féministe est encore long et parsemé d’embûches. Que vont faire les jeunes japonaises des outils modernes à leur disposition ? Se dissoudre dans les modes commerciales et la chosification des corps ou bien lutter à nouveau pour leur dignité ?
– Gilles CHEMIN