En octobre 2017, la vague #MeToo était lancée par l’actrice Alyssa Milano (reprenant le nom d’une campagne créée par la militante Tarana Burke dix ans plus tôt). Était alors mis au grand jour l’étendue des agressions et du harcèlement sexuels que des femmes subissaient en toute impunité à travers le monde dans le cadre du travail ou simplement en marchant dans la rue. Une vague salvatrice qui n’avait pas vraiment atteint l’Archipel. Au Japon la parole commença à se libérer très lentement dans les mois qui suivirent et pris la forme d’un mouvement nommé #WeToo (nous aussi) avec des revendications propres à la culture nippone, comme le rejet de l’obligation sociale de porter des haut-talons au travail…

Au Japon, comme Poulpy l’a souvent expliqué, les femmes sont culturellement poussées au silence et à la honte lorsqu’elles subissent des agressions sexuelles (tels celles des frotteurs « chikan ») ou des viols. Une femme cependant a récemment osé briser ce tabou ancestral. Il s’agit de la journaliste Shiori Ito dont nous avons raconté l’histoire. Violée en avril 2015 par un collègue journaliste, Noriyuki Yamaguchi, qui l’a droguée pour parvenir à ses fins, elle porta plainte mais l’enquête de la police fut entravée par des contacts hauts placés de son agresseur et l’affaire fut classée sans suite (au pénal du moins, l’action au civil se poursuit).

Désireuse de témoigner publiquement des manquements de l’enquête, de l’imperfection du système judiciaire et surtout de dénoncer l’attitude de la société face à ces crimes, Shiori Ito a tenu une conférence de presse le 29 mai 2017 ce qui lui a valu de vives critiques, insultes et même des menaces de mort. Les journalistes subirent des pressions pour ne pas relayer son histoire. Mais le premier pas était fait, #MeToo arriva aux États-Unis et dans le sillage de Shiori Ito d’autres femmes victimes n’allaient pas tarder à se manifester, pour remettre en cause une société japonaise toujours profondément patriarcale.

Source : flickr

Peu à peu des Japonaises se mirent à témoigner anonymement sur les réseaux sociaux de leurs expériences troublantes. Mais ce remous ne provoqua pas de prise de conscience générale, les femmes qui témoignaient recevant principalement des critiques et des insultes.

Durant cette période, la muse d’un célèbre photographe, KaoRi, dénonça publiquement les mauvaises conditions de travail que l’artiste lui avait imposées pendant 15 ans. En février 2018, le mouvement #WeToo, équivalent japonais de #MeToo voyait le jour sous l’impulsion de plusieurs personnalités dont Shiori Ito. Son courageux témoignage avait définitivement contribué à libérer la parole des femmes victimes d’agressions sexuelles et élargissait le spectre aux mauvais traitements en général.

Quant à expliquer la transformation de #MeToo en #WeToo au Japon, Shiori Ito l’explique simplement. Au Japon, une femme seule ne pourra avoir suffisamment de poids, elle aura même peur de parler risquant de perdre son emploi et d’être en butte à de virulentes critiques. Il faut au contraire nécessaire qu’un groupe soudé se forme pour « faire front ». En cela on retrouve cette mentalité japonaise du groupe qui prévaut sur l’individu mais pour le bien de chacune dans ce contexte. Le « NOUS » l’emporte donc haut la main. #WeToo sonne comme une manière de dire que les problèmes et actes dénoncés sont l’affaire de toutes, pas de femmes isolées.

Les médias japonais furent soudainement un peu moins frileux à l’idée de relater des affaires impliquant des figures politiques. En témoignent les parutions à la mi-avril 2018 de deux affaires, la première révélant que le gouverneur du département de Niigata avait eu des rapports sexuels tarifés avec des étudiantes, ce qui le poussa à la démission. La seconde affaire toucha directement le gouvernement, le vice-ministre des Finances Junichi Fukuda fut accusé de harcèlement sexuel à l’encontre de plusieurs journalistes ce qu’il reconnu après avoir d’abord nié. Il dût également démissionner non sans être farouchement défendu par le ministre des Finances ainsi que le Premier ministre qui déplore les « circonstances regrettables » de ce départ.

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Des comportements qui permettent de comprendre une nouvelle fois à quel point il est difficile pour les femmes japonaises d’accuser un homme surtout si ce dernier est hiérarchiquement supérieur ou haut placé dans la société. Ce n’est pas un hasard si la femme qui accusa Junichi Fukuda était une journaliste ayant travaillé chez TV Asahi. Sa position lui donnait plus de poids et de crédibilité qu’une femme « lambda » pour se faire entendre. Une femme sans position hiérarchique n’aurait même pas été entendue dans des circonstances similaires. D’où cette union solidaire des Japonaises sous le slogan #WeToo.

En mai 2018, 86 femmes journalistes se sont regroupées autour de Women in Media Network Japan pour demander une véritable lutte contre le harcèlement et les agressions sexuelles dans la communauté médiatique. Elles ont obtenu le soutien de Seiko Noda, la ministre des Affaires internes et des Communications, qui est aussi en charge de l’égalité hommes-femmes, bien que cette dernière refuse encore l’idée d’une loi criminalisant le harcèlement sexuel.

En tout cas, on peut se réjouir que les choses commencent à bouger. Certes, cette évolution bénéficie d’abord à des femmes professionnellement privilégiées mais c’est justement leur position qui leur permet d’agir et à terme les effets bénéfiques engendrés par ce combat se répercuteront dans toutes les couches de la société. D’ailleurs, des femmes de la société civile ont aussi fait entendre leur voix début mai 2019 pour se révolter contre le port imposé de hauts talons aiguilles (de 5 à 7cm de haut) dans l’uniforme type de la salarywoman, une obligation sociale implicite perçue comme sexiste. Un mouvement dans la continuité de #WeToo qui pris le nom de #KuToo, basé sur les mots « kutsu » (chaussure) et « kutsuu » (douleur).

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C’est une actrice, Yumi Ishikawa, qui est à l’origine de ce mouvement. En janvier dernier sur twitter, elle s’était plainte de devoir porter des talons hauts qui la faisait souffrir dans le cadre d’un emploi à temps partiel, simplement pour suivre des critères d’autorités dans l’entreprise japonaise. Son tweet – sans même une image – est rapidement devenu viral avec 68 000 « likes » et engendra des milliers de messages sous le hashtag #KuToo, la poussant à lancer en février une pétition en ligne. Celle-ci a récolté plus de 19 000 soutiens. Les signataires protestent contre l’obligation de porter des talons hauts dont le port abusif peut engendrer des plaies, des douleurs aux pieds, à la colonne vertébrale et à long terme des déformations aux orteils et des lésions aux genoux ou aux tendons. Des conséquences sur la santé bien plus importantes que le port de la cravate imposé aux hommes que certaines personnes, visiblement dérangées par cette revendication, ont essayé de mettre en parallèle, sans succès. D’ailleurs, personne n’empêche les Japonais de se rebeller collectivement contre l’obligation technocratique de la cravate si celle-ci leur cause des dommages.

À Tokyo, pour sensibiliser et soutenir la cause de leurs consœurs, un évènement a été organisé par le site Change.org le 25 mai au cours duquel les hommes y participant ont été invités à porter des talons hauts de 5cm l’espace d’un moment. Ils ont ainsi pu se rendre compte de l’inconfort et de la douleur occasionnés très rapidement par le port de ces chaussures et échanger avec des femmes racontant leur expérience. Certains participants ont ainsi reconnu le bien fondé de la demande des femmes à ne plus être contraintes de porter des talons hauts au travail. En toile de fond, des questionnements sur l’uniforme « sexy » imposé aux étudiantes (dont l’origine est d’influence occidentale) voient peu à peu le jour…

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Le ministre du travail, Takumi Nemoto, a reçu cette pétition ce lundi 3 juin. Il s’est dit surpris de cette campagne et que cette revendication était une première historique tout en confessant prendre conscience de la souffrance endurée par de nombreuses femmes. Néanmoins, lors d’une séance de la Diète, Takumi Nemoto a déclaré ne pas souhaiter soutenir ce mouvement, le port de talons hauts devant se faire dans un cadre raisonné selon lui. Il daigna toutefois admettre qu’on se trouvait devant un abus de pouvoir si une femme blessée se trouvait obligée d’en porter. À l’inverse, un membre du Parti démocratique, Kanako Otsuji, a soutenu que cette obligation est désormais archaïque et s’apparente à du harcèlement. La vice-ministre des Affaires étrangères, Emiko Takagai, abonda en son sens, déclarant que le port de talons hauts ne devrait pas être obligatoire mais optionnel selon la liberté de chacun.

Comme on le voit, le sujet agite les politiciens démontrant l’importance démesurée accordée à un élément vestimentaire purement féminin dans une société au sexisme profondément enraciné. C’est le signe également que la moindre revendication féminine pourtant justifiée fait l’objet d’un âpre combat, alors qu’il suffirait de leur laisser la liberté de s’habiller comme elles le désirent. Impensable dans l’esprit conservateur de nombreux japonais. Mais même si les femmes japonaises doivent engager des luttes, leur mobilisation après des siècles de soumission laisse enfin entrevoir un futur où l’archipel aura développé plus d’égalité et surtout de respect élémentaire entre les hommes et les femmes.

S. Barret


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