Japon : pour en finir avec les frotteurs dans le métro

Au Japon, voyager dans le métro quand on est une jeune fille c’est toujours risquer d’être la proie d’un « chikan », les fameux frotteurs. Théoriquement, ces agressions sexuelles sont illégales et font l’objet de campagnes de prévention dans le métro. Mais dans la réalité, une quasi-impunité règne toujours. Les victimes, souvent jeunes, ressentent de la honte et n’osent généralement pas se défendre contre les agresseurs qui le savent. Moins encore moins sont celles à oser en parler même à des proches. Ne parlons même pas d’aller porter plainte… Mais depuis peu, les femmes peuvent réagir concrètement grâce à une application destinée à éloigner les personnes mal intentionnées. Pour autant, le fond du problème est toujours loin d’être abordé…

Jusqu’à récemment, le seul moyen pour les femmes japonaises d’éviter d’être confrontées à un frotteur dans le métro était de monter dans les compartiments réservés aux femmes aux rares heures de pointe du matin. Ces instants où les passagers sont pressés les uns contre les autres sont propices pour les frotteurs qui peuvent agir en toute discrétion, sachant bien que leur victime n’osera probablement pas se rebiffer (culture et éducation patriarcale oblige).

Ces compartiments – limités à quelques heures par jour au matin – représentent le seul endroit « 100% safe » pour les femmes. Pour autant, la mise en place de ces endroits réservés ne résout vraiment pas le problème de base : l’existence même des frotteurs qui agissent en toute impunité partout ailleurs. Ce sont à nouveau les femmes qui sont invitées à réagir et changer leurs habitudes plutôt que de s’attaquer de front aux responsables de ces attouchements sexuels.

« Réservé aux femmes de 7:30 à 9:40 »

Pourtant, en théorie, les frotteurs risquent de lourdes condamnations. La loi japonaise prévoit jusqu’à 6 mois de prison et 4 000 euros d’amende. Encore faut-il être pris. S’il y a eu menaces et violences, la peine peut grimper jusqu’à 10 ans de prison. Mais dans la pratique, peu de femmes vont porter plainte. Nous avions recueilli le témoignage de Megumi, une jeune Japonaise qui avait subi des agressions sexuelles à de multiples reprises dans le métro de Tokyo. Elle expliquait le puissant tabou qui entoure encore les agressions sexuelles au Japon et comment la faute retombe généralement sur la femme victime.

Megumi décrivait aussi la culpabilité qui l’avait submergée lorsqu’elle fut agressée alors que c’était elle la victime. Une culpabilité et une honte ressenties par la plupart de victimes dans les mêmes circonstances qui les paralysent, les empêchant de se défendre sur le moment et ensuite d’aller dans un commissariat porter plainte contre leur agresseur. Le risque de voir retourner la responsabilité de son agression contre elle par un représentant de l’autorité publique est réel. Pendant de longues années, le silence a été de mise pour les victimes, un silence bien confortable pour leurs agresseurs et les observateurs qui préfèrent ignorer cet important problème de société afin de ne pas faire de vague. Pour cause, s’attaquer à ce problème, ce serait aussi interroger la misogynie intrinsèque à la société nippone moderne.

Mais les consciences s’ouvrent peu à peu dans l’archipel et les femmes s’organisent pour lutter contre le fléau des frotteurs (et le reste). Récemment, une Japonaise expliquait comment éviter les attouchements sexuels dans le métro, rencontrant un franc succès. Signe que les lignes bougent et que de plus en plus de Japonaises ne veulent plus rester des victimes passives. Les langues se délient, en particulier sur internet où les femmes peuvent anonymement partager leur expérience et échanger des idées pour se prémunir des agressions. Récemment, c’est une application mobile gratuite développée par la police qui fait « le buzz ». Son but : protéger les victimes et lutter contre les chikan. Mais comment ?

Initialement cette application « Digi Police » créée en 2016 était destinée à la protection des familles et des personnes âgées contre les voleurs et autres personnes louches. C’est seulement après que s’est ajouté le signalement des frotteurs du métro, suite aux demandes répétées de nombreuses femmes. Sous la pression, le développement de cette option était inévitable… et c’est ce qui en fait aujourd’hui le succès.

L’application peut s’utiliser de deux manières. Soit par voie sonore : lorsqu’une personne est importunée, elle n’a qu’à déclencher l’application qui va émettre un fort message sonore du type « Arrêtez ça ! ». Soit en inscrivant un message d’alerte sur le smartphone pour pouvoir alerter discrètement une personne autour d’elle et ainsi organiser la riposte à l’aide d’autres personnes. Depuis son adaptation contre les frotteurs, le succès de cette application ne se dément pas, elle est l’une des plus téléchargées du Japon avec plus de 300.000 téléchargements à ce jour.

https://www.instagram.com/p/BxwCujlgPKy/

Pourtant, on ne peut qu’être partagé devant le succès de cette application, aussi positive soit l’intention. D’un coté, ce succès montre que l’application répond à un besoin réel : des milliers de femmes ont été, sont et seront encore victimes de cette fléau. Le nombre élevé de femmes qui ont téléchargé cette application pour se prémunir des pervers révèle la gravité de ce phénomène et aussi le fait que les femmes ne veulent – heureusement – plus se laisser faire, ni intérioriser la honte et la culpabilité de leur agression. Pour autant, est-ce la solution pour venir à bout de cette « culture du frotteur » ? Le fait que les victimes doivent signaler « discrètement » leur agression via leur mobile pour ne pas déranger les autres passagers pointe un autre problème important.

Celui d’une certaine lâcheté qui permet déjà au chikan d’exister et d’agir à la vue de tous : devant une agression sexuelle (ou autre) les spectateurs japonais resteront le plus souvent passifs et n’agiront pas pour aider la victime. Il ne faudrait surtout pas faire de vague pour préserver le confort des autres et la paix sociale. Afin d’éviter les conflits, la plupart des Japonais tournent les yeux où, pire, blâmeront la victime. Aussi, si personne n’agit lorsqu’une victime appelle directement à l’aide, peut-on penser que les comportements seront vraiment différents si les personnes autour sont prévenues par cette application ? Après tout, un message écrit ou un signalement audio n’est-il pas tout aussi facile à ignorer par les témoins que la scène d’agression violente elle-même ou les plaintes verbales et cris d’une victime ? Par ailleurs, peut-on prendre le temps de penser à prendre son téléphone et de lancer la bonne application en pleine agression parfois très rapide ? N’est-on pas tétanisé, comme l’expriment généralement les victimes ? 

Cette application renvoie donc à nouveau le problème de la sécurité dans les transports en commun à la femme elle-même et éventuellement aux possibles témoins susceptibles d’intervenir. N’aurait-il pas été pertinent que l’application prévienne automatiquement des agents de surveillance du réseau pour que le frotteur soit interpellé à la prochaine station ? La police est pourtant bien consciente que peu de femmes portent plainte contre les chikan. Cette adaptation de l’application pourrait permettre de les « cueillir » en flagrant délit, de faciliter l’ouverture d’une mise en examen et ainsi de lutter vraiment efficacement contre ce fléau. Cependant, il apparaît que des hommes japonais affirment craindre les fausses plaintes.

https://www.youtube.com/shorts/VZB_mTal8cg

En définitive, cette application évidemment bienvenue ne touche pas au cœur du problème, l’indifférence du public et le comportement assumé de prédateurs sexuels pensant que le corps d’une femme leur appartient et que la société valide implicitement leur acte. Elle est même révélatrice d’une certaine mentalité où il faut nécessairement préserver l’équilibre du groupe au détriment de l’individu, même dans le cadre de faits punis par la loi.

Néanmoins, on peut aussi observer dans ce succès un premier pas dans la bonne direction. Le signe que les femmes japonaises se rebellent enfin – à leur manière – contre des comportements odieux que la société leur a imposé pendant des décennies (voir des siècles). Aussi, la jeune généralement de japonaises ne semble plus aussi docile que leurs aînées. Ces dernières années, plusieurs vidéos de chikan poursuivis par leurs jeunes victimes ont fait le buzz sur les réseaux japonais et envoient un message clair : « Nous ne nous laisseront plus faire ! » Si les femmes japonaises semblent donc résolument projetées vers un avenir plus respectueux de leur corps, comment faire évoluer le reste de la société nippone ? Heureusement, les mangas et la culture pop peuvent aussi mettre sur la bonne voie…

https://www.youtube.com/watch?v=6As61qZPd9A

S. Barret


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