On associe mal le monde du mannequinat au militantisme. Pourtant, dans nos recherches de personnalités atypiques au Japon, nous avons fait la rencontre de Yuki Matsumura, une top-modèle japonaise au parcours de vie singulier, aujourd’hui reconvertie dans le « food activism » à travers des recettes kawaii et engagées. Interview vitale pour découvrir une autre facette du Japon.
Le Japon, comme nombre de pays Asiatiques, partage une longue tradition culinaire qui s’ancre principalement autour de plats assez pauvres en viande rouge mais riches en légumes (dont le soja) et en féculents. Une alimentation variée et saine qui détermine en partie cette longévité remarquable. Le Japon compte désormais plus de 60 000 personnes âgées de 100 ans au moins. Cependant, avec l’industrialisation et l’influence culturelle des États-Unis, le pays s’est peu à peu ouvert, après la guerre, à la généralisation des viandes industrielles. Conséquence : la jeune génération se tourne de plus en plus vers la consommation de viande rouge avec toutes les conséquences sanitaires et écologiques qu’on imagine.
Si les modes alimentaires éthiques restent rares au Japon, ils existent dans les marges et tentent de convaincre du bien fondé d’un régime alimentaire plus traditionnel et ancré dans le local et la modération. La crise environnementale et la raréfaction des poissons alimentent désormais cette volonté de revenir aux sources. Et pour cause, certains scientifiques envisagent l’extinction des poissons comestibles pour 2050. Le thon rouge, poisson le plus consommé au Japon, est surexploité et 7% des espèces marines ont déjà disparu des océans. Mais ces japonais, qu’on qualifierait en occident de végans, tentent de convaincre du bien fondé de leur démarche de manière douce et tolérante. Ainsi, Yuki a fait le choix de la cuisine « mignonne » pour transmettre son engagement culinaire.
Mr Japanization : De la nourriture kawaii, ce n’est pas ce qui manque sur les réseaux japonais. Qu’est-ce qui fait la particularité de tes plats ?
Yuki : C’est simple n’y a pas d’additif dans ma nourriture ! En plus de cuisiner sans viande, mes ingrédients sont 100% naturels, sans pesticides ni conservateurs. J’utilise donc uniquement des sauces et des ingrédients végétariens d’origine « bio », me fournissant le plus souvent chez des agriculteurs locaux entre Tokyo et le Mont Fuji. Ma famille possède également un jardin partagé où ils cultivent des fruits et des légumes sans pesticides. Toutes mes recettes sont disponibles gratuitement sur internet. Ainsi, ce n’est pas juste attractif pour les yeux, c’est surtout bon pour la santé ! et porteur d’un message d’espoir pour l’avenir…
Actuellement, on observe que le concept du « foodporn » et autres recettes rapides en vidéos, qui pullulent sur les réseaux sociaux, servent trop souvent à faire la promotion de produits industriels et globalement d’un mode de vie où la viande est souvent centrale, ce qui n’est pas habituel dans la culture japonaise. Il n’y a que l’aspect qui compte ! Même si je suis modèle, je ne voudrais pas qu’on m’aime uniquement pour mon physique. C’est tellement superficiel ! L’important, c’est ce qui a à l’intérieur. C’est la même chose avec la nourriture… Les consommateurs s’extasient devant la surface des choses sans questionner le contenu, l’esprit, la profondeur des choses. C’est ainsi qu’on retrouve sur internet des recettes réalisées avec du Nutella ou d’autres produits industriels qui participent à la déforestation, l’extinction d’espèces ou l’exploitation de travailleur. Je pense que l’important, c’est ce qu’on trouve à l’intérieur de la nourriture, son origine, son sens… Et si, en plus, c’est mignon, c’est doublement gagné.
Mr Japanization : Comment passe-t-on du top-modèle de grands magazines à food-activiste branchée ?
Yuki : Manger fait partie de la vie de toutes personnes. Je n’ai jamais pris de cours pour apprendre à cuisiner. Un jour, à mon retour d’un tournage à l’étranger, je suis tombée très malade. Je ne pouvais plus rien avaler sans avoir la nausée. Je me suis renseignée et j’ai découvert l’envers du décor de l’alimentation industrielle. La qualité médiocre de l’alimentation industrielle est d’autant plus perceptible en Amérique, là ou seule la quantité semble avoir de l’importance. J’ai ainsi décidé d’arrêter de manger des produits industriels, gorgés de produits chimiques. Très vite, je me suis sentie mieux. J’ai pleinement réalisé que l’alimentation était la première médecine et devait donc être naturelle le plus possible. Comment prévenir le reste du monde de cette réalité ? La cuisine, mon hobby depuis toujours, était la solution !
Mr Japanization : En plus d’être une brillante cuisinière, tu es aussi branchée jeu vidéo et littérature, pas vrai ?
Yuki : Je dois l’admettre, je suis une véritable « geek ». J’adore jouer pendant des heures à Final Fantasy 8 ou Mario. J’aime aussi me déguiser pour aller aux conventions. Je suis également fan de Star War et des films du studio Ghibli, comme en témoignent mes recettes. Les japonais aiment généralement les filles timides et innocentes, super féminines, à l’image des Idols. Je ne suis rien de tout ça ! C’est peut-être pour ça que je suis toujours célibataire 😉
Mr Japanization : N’est-ce pas difficile de pratiquer de la cuisine « végétarienne » au Japon ? Quelles limites rencontres-tu ?
Yuki : C’est très difficile d’être végétarien au Japon de mon expérience. Après la guerre, les japonais vont vivre une période difficile avant de s’ouvrir à la consommation de masse de viande sur le modèle américain. Refuser de manger de la viande est vu comme un retour en arrière, une défiance envers cette nouvelle culture. Ça n’a aucun sens. On me juge pour ce régime alimentaire alors que la consommation de viande était encore rare au siècle dernier. En tant que modèle, certains vont jusqu’à m’accuser de vouloir faire régime… Le cliché absolu. Très peu de personnes cherchent à comprendre ma démarche réfléchie. De manière générale, il est encore mal vu qu’une femme puisse avoir et assumer des engagements politiques. Mais les choses évoluent positivement.
Mr Japanization : Dans un récent reportage diffusé à la télévision belge, tu exprimes l’idée que le Japon n’est pas ce que la plupart des touristes occidentaux pensent. Alors, qu’est-ce que le Japon à tes yeux ?
Yuki : Le Japon signifie « maison » pour moi. C’est le fondement de qui je suis, notamment à travers les croyances du shinto qui voit une âme dans chaque chose. Je dois prendre soins de chaque élément qui m’entoure et ne pas en abuser pour mon profit personnel. C’est tellement à contre-courant du modèle actuel qui exploite les ressources toujours plus vite, toujours plus loin. Je crois qu’il n’est pas trop tard pour retrouver un équilibre des choses.
En dépit que je sois modèle, je ne suis pas victime de la mode. Je n’ai pas besoin de collectionner les paires de chaussures et les vêtements pour être qui je suis. Au contraire, je répare moi même mes vieux vêtements que je garde le plus longtemps possible. Tous les éléments qui existent autour de nous sont précieux et limités. Nous devons en prendre pleinement conscience. D’un certain point de vue, j’imagine que je suis un peu anti-capitaliste dans mon style. Du moins, certainement opposée à la société de consommation et à cette course sans fin à la croissance.
Mr Japanization : Quels sont tes espoirs pour l’avenir du Japon ?
Yuki : Le Japon n’a jamais été colonisé, mais j’ai l’impression que nous avons agi inconsciemment comme une colonie américaine. Nous ne parlons plus jamais de la guerre. Il n’est possible d’en parler qu’avec mes amis étrangers. Nous avons oublié que nous avons perdu la guerre. Personne ne semble avoir remarqué que nous avons surtout perdu le Bushido, la voie du samouraï. Nous étions des esprits combatifs et courageux. Nous étions capables de grandes choses. C’était le Japon : volontaire, motivé, fort et fier.
Regardez-nous maintenant. Dans le brouillard. Nombre de japonais veulent ce que la télévision leur dit de vouloir. Le contrôle des médias est l’un de nos plus gros problèmes insaisissables et je n’ai vraiment aucune idée de ce qu’il faut faire pour retrouver notre autonomie d’esprit. Les Japonais ont simplement oublié de « penser » par eux-mêmes. J’ai longtemps cru que j’étais libre de faire ce que je voulais et que c’était juste. J’avais tellement tort. Il n’y a aucun moyen d’agir dans la communauté sans impliquer les autres. Nous avons besoin de plus de gens pour changer les choses. Nous devons le faire ensemble.
Alors, pour répondre à votre question « Qu’espérez-vous pour votre pays ? » : J’espère une meilleure éducation et plus d’informations réelles pour les Japonais. Je veux que nous soyons ce que nous étions avant la guerre. Je veux que le Bushido retrouve sa place (symbolique) dans la culture. Et je veux que le peuple japonais « pense » plus qu’aujourd’hui. Je veux qu’il commence à vivre, au lieu de simplement exister. Je n’espère que l’amour et le bonheur pour l’avenir du Japon.
Mr Japanization : Voilà qui tombe à point, c’est également notre objectif. Merci pour cet échange constructif et inspirant.
Il est possible de retrouver et suivre les « aventures » de Yuki sur Facebook, son site internet, ou encore Instagram.
Notre reportage en vidéo
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Interview de Yuki par l’équipe de Mr Japanization, Janvier 2017, Tokyo.