L’artiste plasticien Atsushi Adachi a choisi une matière pas comme les autres pour créer ses œuvres : le papier journal. Très influencé par l’avancée inexorable du temps et les conflits du passé, le Japonais nous offre des maquettes aussi réalistes que marquées par la mélancolie d’une nation qui a souffert de la guerre et qui essaye, de son avis, un peu trop facilement de l’oublier.
Le Japon a été un des grands perdants de la Seconde Guerre Mondiale de 39-45. Le pays a été lourdement attaqué par les forces alliées qui n’ont pas hésité à utiliser par deux fois la bombe atomique avec les ravages effroyables que l’on connaît sur Hiroshima et Nagasaki.
Atsushi Adachi, 35 ans, n’a jamais connu la guerre mais, ayant grandi à Yokosuka, il a toujours été fasciné par la base navale qui abrite toujours les marines japonaises et américaines. De quoi entretenir une énorme influence sur son art et le sens qu’il souhaite y mettre.
« Laissez parler les petits papiers… »
Atsushi Adachi n’a pas choisi la facilité en tant qu’artiste puisqu’il fait des maquettes tout en papier. Matériau fragile par excellence, cela n’empêche pas le Japonais de fabriquer avec de vieux journaux des pièces extraordinaires fourmillant de détails.
Cet artiste à la patience sans pareil a bien voulu nous offrir de son temps pour répondre à nos questions. Il se livre ici sans filet, nous parlant de son art, de ses œuvres, des envies qui l’animent mais aussi de son pays et de sa vision de la société japonaise actuelle tout comme la place que les artistes y occupent. Entretien avec un talent rare :
Mr Japanization : D’où venez-vous et quelle est votre profession ?
Atsushi Adachi : Je suis né à Yokosuka et je vis actuellement à Yokohama. Je suis artiste contemporain, et je réalise principalement des œuvres avec du papier.
Mr Japanization : Comment décririez-vous et votre art ?
Atsushi Adachi : Le thème principal de mon œuvre est « enregistrer des souvenirs ». La mémoire a une existence temporaire qui peut facilement disparaître en raison de sa structure même, et en donnant du corps au caractère impalpable de la mémoire dans une chose réelle, elle pourrait devenir un objet qui transmettra cette mémoire à la postérité comme un enregistrement. C’est en tout cas ce que je pense.
Comme support pour l’enregistrer, les « caractères » ont été inventés. Ils font passer divers événements à la postérité et transmettent des choses aux gens, par leur apparence et leur existence, comme de nombreuses peintures et sculptures religieuses. En combinant « l’art » et la forme qui ont été utilisés pour transmettre un souvenir à toute personne, il est possible de le laisser de manière semi-permanente à la postérité, et l’existence elle-même véhicule la mémoire du passé, du présent et du futur. Les choses pourront continuer. Néanmoins, il est difficile d’exprimer tous les souvenirs avec mon travail seul.
J’espère que mon travail pourra être un déclencheur pour extraire (se souvenir de) l’information qui est enfouie au plus profond de chaque mémoire.
Mr Japanization : Est-ce que le travail sur les maquettes est quelque chose que vous aimiez déjà quand vous étiez enfant ?
Atsushi Adachi : J’adore ça depuis que je suis enfant. Mon grand-père aimait les miniatures de trains, d’avions, de bateaux,… et en achetait souvent et y jouait chez son grand-père. De plus, il y avait les Forces d’autodéfense et la base militaire américaine pas loin (NDLR : à Yokosuka), et j’allais souvent voir les vrais vaisseaux quand la base a été libérée, ce qui fut aussi un facteur qui m’a fait aimer les modèles miniatures. J’ai pris conscience de mon envie d’être artiste quand je suis rentré en école d’art, mais en réalité, mes parents étaient eux aussi diplômés d’une école d’art, donc il est possible que j’en fus aussi inconsciemment conscient depuis que je suis enfant.
Mr Japanization : Vos créations sont incroyables et pleines de détails. Comment travaillez-vous pour confectionner certaines pièces comme vos fabuleux cuirassés ?
Atsushi Adachi : La production en elle-même varie selon la taille, mais elle prend entre 2 et 3 mois en moyenne. Le travail commence avec la recherche du motif de l’œuvre. Puis, dans le même temps, je vais chercher les matériaux, et lorsque la réflexion est terminée dans une certaine mesure, je vais me lancer dans la confection.
Les idées me viennent dans la vie de tous les jours. Cela peut me venir quand je lis un livre, quand je prends un bain ou au moment d’aller au lit. J’ai toujours un carnet sur moi pour pouvoir les noter à tout moment. Mais il y a aussi certains travaux qui me sont commissionnés. Des demandes pour des œuvres totalement originales, et parfois aussi pour des pièces que j’ai produites par le passé mais que j’ai déjà vendues.
Mr Japanization : Où trouvez-vous vos journaux ? Certains semblent vieux et rares.
Atsushi Adachi : Les vieux journaux et les magazines peuvent se trouver dans des bouquineries et des marchés aux puces, mais sur les dernières années, j’ai remarqué que de plus en plus de bouquineries ne les reprenaient plus, donc les enchères sur Internet sont devenues ma source principale. De plus, j’en récupère parfois auprès de personnes que je connais.
Mr Japanization : Certaines de vos œuvres sont faites avec des journaux en français, comme la combinaison de Neil Armstrong. Où trouve-t-on ce genre de rareté au Japon ?
AtsushiAdachi : Ma pièce représentant la combinaison était une de celles présentées pour mon exposition solo sur le thème du voyage dans l’espace et sur la lune. J’ai utilisé ici des pages du livre de la Terre à la Lune de Jules Verne. Le voyage du livre raconte celui vers la lune et le programme Apollo était également une mission pour y aller, d’où ce choix. Pour cette exposition, j’ai créé plusieurs œuvres, dont une fusée à canon pour voyager autour de la Terre.
Il est difficile de tomber sur des journaux français au Japon, donc je les commande directement en France. Certains peuvent quand même s’acheter dans les librairies françaises au Japon ou dans des boutiques d’antiquités occidentales.
Mr Japanization : Pourquoi le choix d’un matériau aussi fragile et délicat que le papier pour créer vos œuvres ?
Atsushi Adachi : Ce matériau qu’est le papier me convient, et il est le plus approprié et facile à manipuler. Le papier a de nombreux aspects délicats, et en même temps, certains sont très solides et durables comme le papier japonais, et le côté « délicat » est également ce qui m’attire en lui. De plus, l’histoire du papier est très ancienne et c’est une des raisons qui me pousse à l’utiliser, et puis nous connaissons les précautions à prendre pour le conserver en tant qu’œuvre d’art qui traversera le temps.
Mr Japanization : Pensez-vous qu’il y a une âme dans ce média que l’on ne retrouve pas sur Internet et dans la manière dont nous « digérons » aujourd’hui l’actualité ?
Atsushi Adachi : Je pense que le sujet de l’information est très délicat. Par le passé et encore aujourd’hui, nous avons eu le problème des « fake news », mais avec la propagation d’Internet, l’échange s’est accéléré et n’importe qui peut partager des informations. Spécialement au Japon, les médias cachaient la vérité sous les ordres du gouvernement pendant la Seconde Guerre Mondiale. Et aujourd’hui, le phénomène augmente dans les colonnes des grands médias, mais aussi dans celles des faux qui se servent d’incompréhensions, de théories du complot et de malice pour berner les gens.
Dans le même temps, les médias se doivent de partager des « informations honnêtes », et je sens que la capacité et le savoir requis pour examiner ces informations avec minutie sont très importants pour celui qui les reçoit. Pour trouver l’information correcte, je dois garder une trace des erreurs du passé, et j’ai aussi l’espoir que mon travail m’offrira l’opportunité de me souvenir des choses importantes.
Une réalité existe dans les matériaux aux moments où les événements y étaient relatés. Egalement, dans les articles des guerres passées, il est très intéressant de voir que malgré la guerre, les gens ont continué de vivre. Il y avait des cours de langue pendant la guerre, des publicités pour des produits exactement comme aujourd’hui, et il est intéressant de se dire que le journal qui a annoncé les Accords de Potsdam contient aussi des articles sur la vie de tous les jours.
Mr Japanization : Certaines de vos créations sont inspirées d’icônes de la pop culture comme la DeLorean de « Retour vers le futur », la moto d’Akira ou le robot Tetsujin.
Atsushi Adachi : La pop culture (culture otaku) est universelle : la culture populaire japonaise est aimée à travers le monde. L’origine de nombreuses œuvres dans le monde reflète le contexte et la culture de son époque. En plaçant le contexte de l’époque sur la surface de l’œuvre, le temps et le message original de cette œuvre peuvent être vus. C’est en tout cas ce que je pense. Et les animés, les mangas et les films, qui font partie de la culture japonaise, sont influencés et le reflet de nombreuses époques. A travers cette pop culture, j’aimerais réaffirmer l’histoire et exprimer la connexion entre la culture japonaise et le monde.
Mr Japanization : Qu’aimez-vous dans la vie et en quoi cela inspire votre art ?
Atsushi Adachi : J’aime justement le cinéma, les mangas et les animés. Retour vers le futur et la franchise Star Wars pour les films. Yamato (Space Battleship Yamato) et Robotech (Macross for Super Dimension Fortress) pour les séries animées et Akira et Galaxy Express 999 du côté des mangas.
Mr Japanization : Votre art est très marqué par la nostalgie. Quel est le message que vous souhaitez nous envoyer en donnant autant de place au passé ?
Atsushi Adachi : Au Japon, nous avons une expression qui dit « Ancienne chaleur, Nouvelle sagesse ». Cela signifie « demander aux vieux objets et en tirer de nouveaux savoirs et visions », et il y a des moments où vous ne voulez pas vous souvenir des bons moments du passé. Pourtant, les événements passés vont devenir une expérience très importante de votre vie future.
Le Japon dans lequel je vis a oublié la misère des guerres passées, et on n’étudie pas beaucoup cette période à l’école primaire, au collège et au lycée. C’est problématique et un challenge majeur qui doit être transmis aux générations futures. De plus, grâce à la nostalgie, il nous est possible, nous, les personnes modernes, de ressentir de nouvelles sensations qui nous seraient impossibles aujourd’hui.
Mr Japanization : Le thème de votre art étant le temps qui passe, êtes-vous vous-même effrayé par l’idée d’être oublié et votre art est-il justement pour vous la manière de ne pas l’être ?
Atsushi Adachi : Je pense que la raison pour laquelle je tente de m’exprimer en tant qu’artiste et de laisser quelque chose derrière moi résonne dans le fait que je veux laisser une trace de ma vie. Je pense que la culture et l’art sont nés parce que l’homme a évolué du singe, et que les humains sont des créatures qui désirent d’autres choses que de la nourriture, des habits, un abri et tout ce qui est nécessaire pour vivre (Pour exprimer l’idée le plus simplement du monde, les humains veulent des choses dont ils n’ont pas besoin pour vivre.) Je ne sais pas si mes œuvres seront éternelles, mais je les crée chaque jour en espérant qu’elles le deviendront.
Mr Japanization : Quand il nous vient l’idée de décrire le Japon, nous utilisons souvent l’expression « Un pays entre tradition et modernité ». Que pensez-vous de cette description ?
Atsushi Adachi : Ma matière est également influencée par la culture traditionnelle japonaise, et en même temps, je l’exprime par le biais de l’art contemporain, donc je pense qu’il existe bien une cohabitation très japonaise entre « tradition et modernité ». Je pense que nous jouissons d’une atmosphère unique qui est différente de celle de l’Occident, mais également de celles des autres pays asiatiques.
Nous donnons de la valeur à nos traditions, mais nous ne sommes pas non plus obsédés par le passé.
De nombreux aspects de nos traditions (que ce soit des édifices d’habitation ou spirituels) de différents endroits du Japon ont été brûlés par les raids aériens des forces armées américaines durant la dernière guerre. Le résultat, c’est que le Japon a, d’une certaine manière, dû redémarrer mentalement au moment de la défaite. Je pense que c’est ce nouveau départ du Japon, sous les règles subséquentes des Alliés et la reconstruction d’après-guerre, qui a créé « un pays entre tradition et modernité ».
Mr Japanization : Qu’est-ce qui vous plaît le plus et le moins dans la société japonaise actuelle ?
Atsushi Adachi : La culture culinaire japonaise est très attrayante car vous pouvez manger, non seulement de la nourriture japonaise, mais également des plats délicieux et authentiques venus des autres pays des alentours. La culture du bain comme les sources chaudes est absolument indispensable pour un Japonais. Elle est très importante. Hélas, l’artisanat traditionnel est très populaire au Japon, mais l’art contemporain et moderne n’y est pas vraiment connu et n’est pas encore compris par la société. De plus, le statut des artistes au Japon est très bas, et seuls quelques artistes renommés peuvent vivre convenablement de leur art. Ce constat est vraiment décevant.
Mr Japanization : Quelle est votre actualité et sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Atsushi Adachi : Les modes d’expressions utilisés aujourd’hui sont importants, mais en tant qu’artiste, j’en recherche et poursuis de nouveaux chaque jour. Récemment, je me suis lancé dans la confection d’œuvres qui mettent en scène « des caractères », mais en me servant de matériaux autres que le papier. Les caractères servent également à partager une information, mais depuis les temps anciens, ils s’amusent à changer de forme, comme les pictogrammes, les symboles gravés et les hiéroglyphes.
En ce moment, je travaille sur une œuvre qui combinera de la meilleure manière la beauté de la sculpture et la capacité des lettres à transmettre. Hélas, nous avons toujours des problèmes avec la pandémie et il est difficile de faire des expositions hors de nos frontières, mais une fois que la pandémie sera passée, j’espère pouvoir exposer un jour en France.
Pour soutenir le travail fantastique d’Atsushi Adachi, foncez sur son compte Instagram de plasticien mais aussi sur celui de dessinateur pour découvrir une autre facette de cet artiste protéiforme.
Si vous voulez vous offrir ses œuvres dessinées, c’est par ici. Si vous préférez une coque de téléphone, un t-shirt ou tout autre objet avec un design de l’artiste, c’est par là.
Un grand merci, une nouvelle fois, à Adachi-San pour le temps qu’il a offert et partagé avec Poulpy, ainsi que pour les photos de ses œuvres qu’il lui a gentiment mises à disposition.