Je n’oublierai jamais ma première petite amie japonaise, il y a 10 ans de cela. Après quelques mois de relation, Mizuko m’avouait, les larmes aux yeux, avoir été jetée à la rue par ses parents japonais toxiques, alors qu’elle n’avait que 14 ans. Elle s’enfuyait alors, sans un sou sur elle, vers Tokyo ou elle deviendra, pour un temps, une enfant de Toyoko, avant d’être happée par un réseau de prostitution de la mafia japonaise…
Comme beaucoup de jeunes dans son cas, après une fugue ou une rupture avec des parents peu fréquentables, Mizuko finissait dans le quartier populaire de Shinjuku (新宿区), celui qui ne dort jamais. C’était une question de temps avant qu’elle ne se fasse capturer par le monde de la nuit, la prostitution suggérée, si ce n’est forcée, par des adultes qui guettent ce type de proie facile. De ses parents à la mafia, la vie de Mizuko fut rouée de coups, faisant d’elle à son tour une adulte pleine de névroses, au bord de la folie.
Son cas n’est pourtant pas une exception au Japon. Bien que le sujet reste tabou, de nombreux enfants et jeunes adultes japonais fuient leur domicile pour choisir de vivre dans la rue. Le phénomène est assez manifeste pour avoir généré un terme désormais connu à l’international : les enfants de Toyoko.
Qui sont « ces enfants perdus » du Japon ?
Il n’y a pour ainsi dire pas qu’une seule façon de devenir l’un de ces enfants abandonnés à leur sort. Bien souvent, il est question d’un environnement familial violent et/ou dysfonctionnel. On parle de violences physiques, psychologiques, voire sexuelles dans les cas les plus extrêmes. Une vie devenue si intolérable que l’exil devient préférable. C’est ainsi que de nombreux jeunes, adolescents pour la plupart, dans une tranche d’âge comprise entre 12 et 19 ans, ont commencé à se regrouper dans un bien célèbre arrondissement de la capitale : Shinjuku. Et plus précisément dans le quartier de Kabuki-chô (歌舞伎町) réputé pour sa prostitution et ses réseaux mafieux.
Le quartier fut longtemps connu comme étant un haut lieu de la vie nocturne, dans tout ce qu’elle a d’éclatante, mais aussi de décadente. Prostitution, casinos légaux et clandestins, clubs douteux, mafia et groupes criminels… Bref, vous l’aurez compris, pas le lieu le plus épanouissant pour des enfants. C’est pourtant ici qu’ils trouvent un certain réconfort dans l’adversité, chacun partageant une histoire familiale assez similaire.
Le terme トー横キッズ « Toyoko Kids » est une fois encore un mot-valise, comme les Japonais les aiment tant. Composé de トー (to), abréviation décrivant le cinéma Toho, et du kanji 横 (Toyo) signifiant « à côté de », il décrit une réalité très factuelle : il est question d’enfants jeunes et seuls se regroupant sur la place du cinéma TOHO. Comble de l’ironie, sous l’œil menaçant de Godzilla, littéralement !
Ces enfants « sdf » sont reconnaissables au fait qu’ils sont constamment en groupe, généralement alcoolisés et se comportant plutôt mal, du moins par rapport aux standards japonais. Bien que tous en âge scolaire, la plupart d’entre eux présentent des profils extrêmes. Fugueurs pour la plupart, d’autres sont clairement reniés par leurs familles car considérés stupides (en raison de problèmes scolaires) ou inadaptés socialement… Et les japonais peuvent être très sévères dans leur jugement quand un individu est hors du cadre.
Les profils de ces « enfants perdus » sont hétérogènes, mais tous ont en commun une grande détresse psycho-sociale et vivent une fracture avec leur famille. Parfois, les parents vont jusqu’à leur refuser un retour chez eux, voire carrément de leur confisquer leurs propres papiers d’identité. Sans papier, certains disparaissent ainsi de la société. Une soulagement pour ces parents qui échappent ainsi à la honte et au déshonneur. Le Toyoko kids est un énième dommage collatéral de ce que la culture du masque social et de l’apparente réussite a de plus abjecte…
Quoi de plus normal dans ces circonstances que de se regrouper pour tenter de s’en sortir, de trouver des personnes qui comprennent leur situation et partagent leur place peu enviable dans cette société écrasante ?
Le Toyoko kids, bien que problématique, n’est toutefois à ne pas mélanger avec le profil du délinquant conventionnel. Ici, il n’est pas question des traditionnels apprentis Yakuzas, ni des Han-gure ou autres petites frappes. Ces enfants, bien que souvent impliqués dans des délits mineurs ou dans la prostitution, sont plutôt les cibles des groupes sus-cités. Des proies faciles pour de vrais criminels.
La pandémie de Covid ayant fait ressortir tout ce qui se fait de pire en termes d’humains, dont des violences domestiques, nombre d’enfants ont dû subir des comportements terriblement oppressants de la part de leur famille. Dès lors, il devient plus aisé de comprendre pourquoi le phénomène a éclaté durant la période Covid et continue de croître dans un contexte de crise économique latente.
Témoignages des enfants de Toyoko
K-san, une jeune fille de 16 ans, s’est enfuie de chez elle pour échapper aux violences de sa mère. Entourée d’autres enfants en errance, elle se sent comprise et soutenue. A-san partage les sévices qu’elle a endurés, avec comme témoins de son passé douloureux les cicatrices visibles sur son corps, lui rappelant quotidiennement le calvaire qu’elle a dû subir avant de s’enfuir.
Les témoignages suivants sont issus du site TBSnews, dont nous vous livrons ici une traduction de certaines des interviews. TBSnews s’est appuyé sur la vidéo ci-dessous pour son article. Nous l’incluons pour ceux qui comprennent le japonais (les sous titres automatiques n’étant pas de très bonne facture).
Journaliste : A-san, pouvez-vous nous parler un peu plus de votre expérience et des raisons qui vous ont poussée à quitter votre domicile ?
A-san : J’ai été victime de violences de la part de ma mère. Elle me poignardait avec un couteau, m’étranglait et me disait que je ne valais rien, que je devrais mourir. J’ai fini par en avoir assez de ces traitements horribles, alors j’ai décidé de partir. Maintenant, nous avons coupé complètement les liens.
J : Vous avez coupé complètement les liens ?
A-san : Complètement. Avec ma mère. Je ne peux vraiment plus rentrer à la maison.
J : Pourquoi vous a-t-on demandé de couper les liens ?
A-san : Aller à « To-Yoko » en soi déplaît à mes parents, et ils ne veulent pas que je me fasse du mal ou que je fasse une overdose. Ils ne veulent pas non plus que les gens autour de nous sachent que je suis leur enfant. Ils voulaient donc couper les liens.
La jeune adolescente raconte ensuite avoir été placée en foyer d’accueil, mais elle s’est échappée et est revenue à « To-Yoko ». Sur le chemin, elle est passée par la « rue de la prostitution »…
A-san : « Je me tiens ici et je me prostitue dans cette chambre à louer là-bas pour de l’argent. J’en ai fait aujourd’hui aussi, vers 17 heures. 5 000 yens. Je me dis que je fais de mon mieux parce que je peux gagner de l’argent grâce à ça (…) maintenant, j’en gagne tous les jours, ça me permet de vivre en hôtel.
J : L’argent que tu gagnes dans la journée te sert à payer l’hôtel pour la nuit ?
A : C’est un peu ça, concrètement c’est grâce à la prostitution. Avant, mentalement, c’était dur et je détestais ça, mais maintenant ce n’est plus le cas. Je m’y suis habituée.
J : Tu ne peux pas travailler dans un emploi normal ?
A: Je n’ai aucun document d’identité, donc je ne peux pas le faire. J’ai demandé à mes parents de me remettre tous mes papiers d’identité, comme ma carte d’assurance maladie, mais ils ont tout refusé.
J : Ne serait-il pas préférable d’arrêter de te prostituer ?
A: Si j’arrête, je n’aurais pas d’argent. Je ne pourrais pas entrer dans un hôtel et je ne pourrais pas manger. Donc je continue (…) Ce n’est pas une question d’offre et de demande, mais les hommes veulent payer pour ce genre d’actes et nous, nous avons besoin d’argent. Je pense que c’est bien comme ça.
J : Tu penses vraiment que c’est bien ?
A : Oui.
J : Du fond du cœur ?
A : Oui, c’est la seule façon pour moi de gagner de l’argent en ce moment.
J : Tu avais dit (NDLR : lors d’une précédente rencontre quelques mois auparavant) que tu voulais devenir esthéticienne à l’avenir. Qu’en est-il de ce projet ?
A : C’est du passé.
J : Du passé ? Pourquoi ?
A : Eh bien, je dirais que je me suis laissée influencer. Il y a deux mois, j’avais encore un peu le sentiment d’appartenir à un endroit normal, mais maintenant, tout ça a disparu (NDLA : A-san fait référence aux démantèlements des rassemblements par la police). En fait, je ne peux même pas envisager les 10 ou 20 prochaines années. Je ne peux même pas envisager demain, je vis dans l’incertitude totale de ce qui va se passer, alors je me concentre simplement sur le fait de survivre aujourd’hui.
Et elles sont nombreuses, ces âmes errantes à côté du cinéma Toho de Kabukicho. Tous rassemblés ici, passant leur temps sans rien faire. Le journaliste de TBS interrogea un autre jeune garçon, que nous nommerons ici K-san.
Journaliste : Tes parents ne s’inquiètent pas ?
K-san : Je suis coupé des liens familiaux.
J : Pourquoi ?
K : Mauvais traitements. À cause de mauvais traitements, de dettes, ce genre de choses. Il y a aussi des violences verbales, des violences physiques comme se faire casser les dents, ce genre de choses.
J : Qu’est-ce que « To-yoko » pour toi ?
K : Un rassemblement d’individus louches. Un endroit où se rassemblent vraiment des personnes marginales. Je pense que c’est un groupe de gens qui veulent fuir la société. »
J : Mais tu vas là-bas, n’est-ce pas ? Pourquoi ?
K : Je me sens mal quand je suis seul. Parce que je ne peux rien faire. C’est comme si je me sentais rassuré en regardant vers le bas.
D’autres encore viennent de très loin. Assez loin pour fuir les vexations du passé. Vivre dans le présent sans pouvoir concevoir le futur, avec pour seul bagage dans la vie une valise et des traumatismes.
Journaliste : D’où viens-tu ?
Garçon : Je viens de Hokkaido.
J : Pour quelle raison ?
G : Mauvais traitements de mes parents. Ils me frappent, me donnent des coups de pied, m’étranglent, me mordent, me jettent, etc…
Le garçon explique au journaliste s’être habitué à dormir dans la rue et que cette situation ne l’inquiète plus.
Que font les autorités pour pallier à ce phénomène ?
Pour faire simple, à la fois de leur mieux… Et pas grand-chose.
Il y a bien eu des initiatives de la part des autorités pour mettre en place des rafles. Dans les faits, ça se traduit par l’utilisation d’une loi qui permet à la police d’arrêter les mineurs après 23h, s’ils errent dans la rue sans motif particulier. Sauf que les Toyoko Kids, bien que SDF, vivent pour la plupart de la « petite prostitution » et ont le plus souvent des Papa et Mama-Katsu, ce qui leur permet généralement de pouvoir passer la nuit à l’hôtel… mais à quel prix ?
Bien que ces lieux soient généralement interdits aux mineurs, ceux-ci parviennent soit à louer avec l’aide d’adultes complices, soit en allant dans des love hôtels où personne ne vous demande de présenter un papier d’identité. Dès lors, il devient difficile pour les autorités de faire quoi que ce soit devant le phénomène alimenté par les adultes. D’autant plus que les solutions sont minces : soit renvoyer l’enfant dans sa famille, ce qui en soi n’est pas forcément la meilleure idée compte tenu des motifs principaux de fugues, ou encore les placer dans des centres pour mineurs, des Jidou soudanjo (児童相談センター).
Dans ces centres, ils peuvent obtenir aide et soutien psychologique, un toit… Mais généralement, ils s’en échappent quasi systématiquement et à la première occasion, retournent sur l’un des points de rassemblement de cette jeunesse marginale… Le lieu attire même aujourd’hui des enfants sans difficultés ! Les Kids reçoivent régulièrement la visite d’adolescents sans histoire, sans problèmes, qui viennent se mélanger à eux par identification ou par esprit de transgression – adolescence oblige – par la magie délétère de l’influence des réseaux sociaux ou encore l’attrait pour l’argent généré par la prostitution. SNS comme Instagram ou TikTok où sont particulièrement actifs les Toyoko Kids, soucieux de montrer leur mode de vie en marge afin d’attirer à eux d’autres enfants dans la même situation de détresse et renforcer leur communauté.
À y regarder de plus prêt, au cœur d’une des plus grands mégalopole du monde, cette réalité semble tout droit sortir d’un film dystopique terriblement violent. Car en dépit d’une image de liberté affichée, leurs conditions de vie restent toutefois très difficiles et des initiatives citoyennes se sont mises en œuvre, comme par exemple une distribution de repas.
D’autres citoyens – adultes – encore viennent se mélanger à ces enfants afin d’assurer leur sécurité. Bien sûr, tout ceci est particulièrement dangereux. Ce faisant, ils s’exposent aux groupes et personnes peu scrupuleuses voulant profiter de la manne financière que représentent ces enfants isolés, sans avoir à se soucier de leur bien-être. Encore de la maltraitance de la part d’adultes censés les protéger.
D’où la question que nous nous posons légitimement : mais que font les institutions dans tout ça ? Une fois n’est pas coutume, la réponse des autorités et de la société japonaise dans son ensemble reste insuffisante et passive. Il est parfois plus simple de fermer les yeux sur un problème plutôt que de le prendre à bras-le-corps afin de protéger les individus les plus précaires de la société. De nombreux cas de suicides dans le quartier de Shinjuku viennent nous rappeler régulièrement avec amertume que même les enfants peuvent être victimes d’un monde devenu hostile dans lequel ils n’ont pas choisi de naître.
Vous l’aurez compris, les Toyoko Kid sont les nouvelles victimes expiatoires de la crise morale et civilisationnelle que traverse le Japon moderne dans son ensemble. Sous une apparence de pays aux lendemains qui chantent, à la criminalité inexistante, se cache une réalité froide. À cela de différent que dans l’archipel, la pauvreté se vit dans le silence et la fuite. Balayer la poussière – fut-elle ses propres enfants – sous le tapis afin de garder une apparente unité et son harmonie sociale… Rien ne doit bouger, tout doit être conforme aux protocoles et aux standards. Fermer les yeux et nier, pendant que meurent dans l’indifférence tous les malheureux n’étant pas nés sous une étoile clémente. Quoi qu’il en soit, le phénomène des Toyoko Kids ne semble pas, du moins pour le moment, être en passe d’être résolu et ne le sera peut-être jamais. Mais où es-tu, Peter Pan, pour les enfants perdus de Toyoko ?
Gilles CHEMIN
Image d’en-tête : commons.wikimedia.org