Régulièrement Poulpy vous fait découvrir au fil de nos articles l’univers des geishas, toujours frappé de nombreux préjugés. Si les communautés les plus connues se trouvent à Kyoto, la capitale du Japon compte toujours plusieurs « hanamachi », les quartiers-fleurs. Parmi les huit communautés de la ville de Tokyo, le hanamachi de Shinbashi est l’un, si ce n’est le plus prestigieux. Chaque année, les geishas de Shinbashi se produisent sur scène lors d’un spectacle de danse singulier, l’Azuma Odori, auquel Poulpy a eu la chance d’être convié cette année.
Le hanamachi de Shinbashi existe depuis la fin de l’époque Edo (1603-1868) mais c’est à la suite de la Restauration Meiji qui a eu lieu en 1868 qu’il va devenir l’un des plus célèbres hanamachi du Japon. Cette restauration marqua la fin du règne des shoguns Tokugawa – qui avaient dirigé le pays depuis 1603 et que l’on appelle communément l’époque Edo – pour le rétablissement de l’Empereur comme chef effectif du Japon. Les nouveaux membres de la communauté politique et financière qui s’installent à Tokyo font faire de Shinbashi le quartier le plus réputé et raffiné pour organiser des réceptions. De nos jours encore, la clientèle de Shinbashi est composée en bonne part d’hommes politiques et de financiers.
Les geishas de Shinbashi vont grandement contribuer à cette réputation par leur intérêt pour les arts auxquels elles se dédient plus que dans les autres hanamachi de la ville. C’est à Shinbashi que va naître la première école pour que les geishas puissent se perfectionner dans les arts. Dans ce but les meilleurs spécialistes seront aussi invités à donner des conférences. Aujourd’hui, les geishas de Shinbashi sont toujours réputées pour leur compétence dans les arts traditionnels : danse, musique, cérémonie du thé…
Aujourd’hui, l’hanamachi de Shinbashi compte environ 50 geishas. Chaque année en mai les membres de la communauté présente un spectacle de danse ouvert au public, l’Azuma Odori (東をどり). C’est l’occasion pour des personnes ordinaires de voir sur scène des geishas qui normalement exercent leurs talents dans des soirées privées réservées à des clients privilégiés et triés sur le volet. L’Azuma Odori offre aussi la chance d’approcher de près ces artistes en dehors de la scène, voire même de leur parler ! C’est pratiquement la larme à l’œil que nous avons rencontré cette semaine deux de ces geishas. Très disponibles, celles-ci déambulaient dans les couloirs pendant l’entracte, discutant avec les curieux et échangeant quelques clichés. Comment ne pas être subjugué par leur prestance ? Dans un simple regard, on peut lire toute la difficulté de leur parcourt de vie afin d’être là où elles en sont aujourd’hui.
Pour la petite histoire, la première édition de l’Azuma Odori date de 1925. D’où la construction du prestigieux théâtre Shinbashi Enbujo pour accueillir cet évènement. Détruit pendant la Seconde Guerre Mondiale, le théâtre fut rebâti en 1948 dans un style plus industriel et les représentations qui avaient cessé depuis 1940 ont repris avec le quinzième Azuma Odori. Dans les années d’Après-Guerre, l’Azuma Odori était réputé pour son côté spectaculaire. On peut toujours observer aujourd’hui un temple sortir littéralement de la scène en plein spectacle. Chaque année, le spectacle évolue avec une nouvelle représentation unique.
Chaque année voyait la création d’un nouveau spectacle parfois écrit avec la participation d’écrivains célèbres. Les prestations d’une geisha en particulier, la dénommée Marichiyo qui excellait dans les rôles d’hommes, ont assuré la renommée du spectacle jusqu’à sa retraite en 1971. Sa célébrité dépassait le cadre des connaisseurs du milieu pour s’étendre à un large public d’hommes et de femmes qui ne fréquentaient pas les geishas. Aujourd’hui encore nous pouvons assister à un spectacle éblouissant de 60 minutes avec un entracte de 30 minutes. Un timing idéal pour les profanes, bien loin des représentations parfois interminables du théâtre kabuki.
L’Azuma Odori offre également l’opportunité d’assister à une cérémonie du thé présidée par une véritable geisha dans une pièce dédiée. Chacun peut s’asseoir un moment devant la scène et observer le processus sans mot dire. La geisha qui effectue son rituel millimétré éblouit la salle de sa beauté. Sa main délicate ne tremble pas. Elle maîtrise parfaitement son œuvre dont la gestuelle est codifiée à l’extrême. Chaque observateur reçoit enfin un peu de thé fraîchement préparé.
Cet Odori, c’est aussi l’occasion de déguster de la cuisine traditionnelle haut de gamme (tel le fameux Shokado Bento) préparée par les ryôtei de Shinbashi qui cuisinent pour les banquets de geishas du quartier. Ryôtei magnifiquement vêtues qu’il sera également possible de rencontrer et d’observer sur scène durant le spectacle. Le tout est largement arrosé de saké versé dans un masu, cette coupe carrée en bois dans laquelle on déguste traditionnellement le breuvage légèrement alcoolisé. Chaque visiteur pourra repartir avec son masu en guise de souvenir.
Pour ce qui est de la représentation à laquelle nous avons pu assister, ce qui nous a particulièrement frappé fut le peu de personnes présentes. À peine la moitié de la salle était pleine et le gris était la couleur qui dominait les têtes. Très peu de jeunes gens présents, voire pas du tout. Quelle infinie tristesse de voir les jeunes Japonais tourner le dos à leur propre culture, si riche, si merveilleuse. Les étrangers, également, étaient aux abonnés absents. Poulpy n’en a pas vu un seul, si ce n’est son reflet dans un miroir.
Là encore, on peut se questionner. Manque d’information ? de communication ? d’intérêt ? Comment un tel évènement grandiose peut passer à ce point inaperçu alors que Kyoto croule littéralement sous le poids du tourisme de masse ? Le contraste est radical. L’interdiction d’y faire des photographies n’y est-elle pas pour quelque-chose à l’époque d’Instagram ? Difficile à dire.
Pourtant, nombreux sont les étrangers à vouloir rencontrer des geishas, apprécier le saké ou encore vouloir assister à une cérémonie du thé : tout ce que propose l’Azuma Odori. Il semblerait donc que dans l’imaginaire touristique, la geisha soit associée par défaut au Kansai et à Kyoto. Devant nous yeux éblouis, nous ne pouvons que constater l’erreur. Mais alors, comment réhabiliter cet Odori à l’étranger et chez les jeunes japonais ? En définitive, n’est-pas une bonne chose pour les fans du genre ? Voire même un secret bien gardé que nos fans attentifs sauront faire fructifier l’année prochaine ? Dans tous les cas, voilà un enjeu de taille pour l’avenir des geishas de Tokyo qui doivent assurer leur survie dans une culture moderne en constante révolution.
S. Barret & Mr Japanization
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