Fin juin, nous découvrions qu’une ancienne maiko de Kyoto avait fait part sur Twitter d’abus sexuels et d’autres comportements tombant sous le coup de la loi dont elle avait victime de la part de clients mais également de membres de son okiya. Nous avions traduit ses tweets édifiants dans un article dédié. Le petit monde de Kyoto fut bousculé par ces révélations. Quelques semaines plus tard, où en est-on ? Mr Japanization fait le point sur les nouveaux éléments découverts suite à ces révélations et sur la manière dont ils ont été reçus tant par les partis concernés que par le public…

Un pavé dans une mare d’eau pure

Retour au 26 juin 2022. Ce jour-là, Kiritaka Kiyoha, une jeune femme de 23 ans, livre sur Twitter un témoignage qui va provoquer un séisme dans le monde relativement fermé des hanamachi (quartiers de geishas) de Kyoto et au-delà. Kiyoha révèle avoir été maiko dans le quartier de Pontocho sous le nom d’Ichikoma. Elle y a fait ses débuts le 2 novembre 2015 et a quitté la profession à peine huit mois plus tard alors que l’expérience d’une maiko dure normalement cinq années. Une carrière classique débute entre 15 et 16 ans et peut être prolongée jusqu’à l’âge de 21 ans si la maiko a encore l’apparence enfantine recherchée chez une maiko… La carrière d’Ichikoma fut de courte durée, ce qui s’explique par les mauvais traitements et sévices sexuels dont elle a été victime.

Pour rappel, la maiko raconte que des clients ont touché sa poitrine et son intimité, et comment l’okasan de son okiya – à qui elle s’était confiée – avait reporté la responsabilité sur elle. Elle révèle également avoir été obligée de prendre un ‘bain’ avec un client laissant percevoir un sous-entendu sexuel à cet acte duquel elle s’est « échappée aussi vite que possible ».

Elle explique également que l’archaïque système du « danna » existe toujours et que sa virginité a failli être vendue pour 50 millions de yens (350.000 euros). Enfin, elle dénonce les conditions de vie rudes d’une maiko : l’absence de salaire remplacé par très peu d’argent de poche durant toute sa carrière, l’obligation de s’alcooliser fortement avec les clients, une communication avec sa famille uniquement par le biais de lettres. En filigrane se dessinent également des pressions exercées par les membres du hanamachi sous forme de harcèlement pour lui faire accepter toutes ses contraintes et actes odieux qu’elle qualifie de « lavage de cerveau ».

Katsuhina, jeune maiko de Gion Kobu participant à une campagne publicitaire. La haute réputation des maikos apporte une touche de raffinement au produit ou à l’évènement dont elles font ainsi la promotion. Source : flickr

Les révélations de Kiyoha vont être largement relayées en l’espace de quelques heures, récoltant plus de 100 000 retweet, 300 000 ‘likes’ jusqu’à être en top tendance sur Twitter Japon.

Elles provoqueront deux types de réactions aisément prévisibles : d’un coté des internautes lui apportent leur soutien, l’encourageant à poursuivre sa prise de parole… De l’autre, des personnes mettent en doute sa parole, fouillant son passé, sa vie privée, ses orientations sexuelle et politique pour enfin la traiter de menteuse en recherche d’attention, certains allant jusqu’à remettre en cause le fait qu’elle ait bien été la maiko Ichikoma (fait pourtant vérifiable facilement).

Concernant les « arguments » visant à la décrédibiliser, ils sont tristement récurrents dès qu’une personne fait part d’agression ou de harcèlement à caractère sexuel et sont en cela typiques de la culture du viol. Quant aux soupçons concernant son identité, si tant est qu’ils aient eu l’ombre d’une crédibilité, ils ne trouvent aucune confirmation factuelle. Un mois plus tard, aucune contestation n’a émané ni du hanamachi ni de l’okiya concernés ni non plus de l’ancienne maiko dont on l’accuse d’avoir usurpé l’identité. Ichikoma est bien réelle.

Le témoignage de Kiyoha s’ouvrait sur sa peur de représailles et se concluait sur une note sombre. Elle confiait être épuisée mentalement suite à ses révélations et réfléchir à y donner suite, redoutant ce qui sera dit à son sujet au sein des hanamachi et toute prise de contact de leur part. On comprend aisément son appréhension au vu des réactions parfois violentes qu’elle a suscitées en particulier chez certains admirateurs du monde des geishas qui ne supportaient pas que son témoignage vienne ternir l’image édulcorée qu’ils se faisaient de cet univers. Rappellons cependant que chaque okiya possède ses propres règles et pratiques et que Ichikoma précise que son vécu n’est pas forcément la réalité de toute les maiko.

Une réputation qui vole en éclats

Depuis de nombreuses années, les hanamachi de Kyoto entretenaient avec soin une image hautement honorable d’ambassadeurs des arts traditionnels, niant avec force toute relation avec une quelconque forme de prostitution et encore moins d’abus psychologiques ou d’exploitation sexuelle. Par le passé une okasan pouvait contraindre ses protégées à prendre un « danna », un protecteur (ou « mari ») lui versant une rente pour couvrir ses dépenses (cours, vêtements, logement, participation à des spectacles…) en échange de ses faveurs sexuelles et dont une partie bénéficiait à l’okasan.

De même que la virginité d’une apprentie pouvait être vendue. Ceci lui permettait de rembourser une partie de sa dette à l’époque où les geishas étaient de très jeunes filles vendues à une okiya par leurs parents. Elle devait ensuite rembourser cette somme initiale plus tous les frais liés à sa formation : repas, logis, cours, vêtements… (soit une dette qu’elles mettaient de 10 à 20 ans à régler en travaillant à partir de 12-13 ans). Dans les quartiers les moins côtés, il arrivait qu’une geisha doive également se prostituer pour gagner plus d’argent et ainsi rembourser plus vite sa dette. Toute ressemblance avec les étudiantes japonaises bien actuelles devant parfois céder à la prostitution pour financer leurs études n’est pas fortuite.

Deux maikos et une geiko sur scène lors du « Kamogawa Odori », le spectacle de danse du hanamachi de Pontocho ayant lieu chaque année en mai. Source : flickr

Mais de telles pratiques étaient sensées être révolues suite à l’interdiction de la prostitution au Japon en 1958 et à l’abrogation du système de la dette liant les apprenties à leur okiya. De même, les jeunes filles ne peuvent désormais devenir maikos qu’après la fin de leurs études secondaires (vers 15-16 ans donc) et leur travail consiste principalement à danser pour les clients et les distraire par la conversation ainsi que des jeux impliquant souvent de boire, d’où une tolérance pour la consommation d’alcool des mineures prohibée dans le reste du pays. Tout comportement déplacé de la part des clients étant censé être fermement réprimé. Une vision que les révélations de Kiyoha viennent fracasser douloureusement pour certaines personnes ayant trop idéalisé la réalité au point de refuser d’accepter la véracité de son témoignage.

Toutefois, les craintes n’avaient jamais totalement disparu et la plupart des parents de maiko étrangers à cet univers y avaient été au premier abord hostiles lorsque leur fille leur avait fait part de leur envie suivre cette voie, avant d’être rassurés par l’okasan de l’okiya que leur fille prévoyait de rejoindre. Il faut cependant souligner que Kiyoha déclare ne relater que son expérience personnelle qu’elle ne généralise pas à toutes les okiyas de Kyoto où des maikos sont mieux traitées et respectées qu’elle ne l’a été.
Mais la graine du doute est désormais plantée.

On peut facilement imaginer la crainte justifiée que les parents d’une jeune fille ressentiront à l’idée de la laisser intégrer une okiya sans être sûrs qu’elle y sera bien traitée. Sans oublier les inquiétudes que les parents de maikos actuelles peuvent d’ores et déjà ressentir. De même que des jeunes filles ayant envie de devenir maiko pour pratiquer les arts seront également tentées de renoncer par peur légitime de subir le même traitement que Kiyoha. D’où la nécessité pour les hanamachi de Kyoto de prendre rapidement et fermement position en faveur de la protection que les maikos (principalement mineures rappelons-le) sont en droit d’attendre contre tous les types d’abus et de harcèlement mis en lumière par Kiyoha.

Nouvelle prise de parole

Malgré sa peur de représailles et de la haine en ligne qui s’est abattue sur elle, la motivation première de Kiyoha sera toutefois la plus forte. Sa prise de parole initiale avait été encouragée par le désir d’alerter les jeunes filles sur une face sombre cachée derrière l’apparence attractive de la profession de maiko. Au cours de sa terrible expérience, elle avait également été témoin de tentatives de suicide et de troubles mentaux chez ses consœurs maikos. Après son départ, elle a été contactée par des amies anciennement maikos, et des maikos voulant arrêter. De même qu’après ses tweets, de jeunes maikos l’ont jointe pour lui demander de l’aide. C’est pourquoi, elle publiera le 12 juillet une nouvelle série de tweets consacrée à de nouveaux témoignages d’anciennes maikos anonymisées reçus entre-temps.

Derrière les portes closes, des clients se permettent un comportement intolérable. Source flickr

Après Kiyoha, d’anciennes maikos ont d’abord témoigné n’avoir rien vécu de semblable à elle sans remettre en question sa parole comme dans ce tweet qu’elle publie :« Je suis sûre que c’est juste un hasard, mais je n’ai jamais entendu parler de problèmes avec les clients, et je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider avec des informations. Je compatis au sujet de la consommation d’alcool par les mineurs et les difficultés dans les Hanamachi, même si mon ressenti peut être différent. »

Mais d’autres font état de maltraitances similaires à celles que Kiyoha a endurées. Une ancienne maiko lui confie avoir subi un harcèlement moral l’ayant conduite à tomber malade : « Je n’ai passé que quelques mois à Kyoto en tant qu’apprentie. J’y suis allée le jour où ma mère m’a dit d’y aller, mais le timing n’était pas bon et dès le premier jour, j’ai été assaillie de remarques comme quoi je n’étais pas faite pour ce travail. Par la suite, les attaques verbales ont été si violentes que je suis devenue mentalement malade et que je suis rentrée chez moi après moins de trois mois. Mes parents qui ont vu ce milieu seulement par la télévision m’ont dit beaucoup de choses à mon retour, du genre : ‘Tu savais où tu mettais les pieds’ et ‘Pourquoi es-tu revenue ?' ». Un témoignage qui illustre également une culpabilisation de la jeune fille, la rendant responsable des actes qu’elle a subi ce qui n’est hélas guère étonnant quand on sait à quel point la culture du viol est forte au Japon, empêchant une victime de briser le silence sous peine d’être couverte de honte publiquement ainsi que sa famille (voir l’article concernant la journaliste Shiori Ito).

Une autre maiko relate : « J’ai été maiko pendant environ un an dans le passé. C’était un monde où mon premier baiser a été pris par un client et où l’okasan se moquait de moi parce que ce client-ci était toujours comme ça. Et pourtant, si je faisais un signe « de paix » sur une photo, elle était offensée parce que selon elle, je manquais de dignité. Il y a des cas où l’extraterritorialité de Kyoto va dans le bon sens et d’autres cas où elle va dans le mauvais sens, et j’ai le sentiment que beaucoup d’entre eux restent comme une mauvaise culture de nos jours (par exemple, les apprenties qui font la cuisine et la lessive et ne sont pas assez payés). C’est un système étrange maintenant, car même si vous savez que c’est un apprentissage, vous ne devez pas d’argent à l’okiya. Les tweets m’ont rappelé que c’était un monde glamour et différent, et j’ai compati. »

Une dernière livre : « Quand j’ai vu votre photo, j’ai été choquée de voir que vous aviez été forcée de faire cela en moins d’un an. J’étais une maiko à Gion Higashi. C’est un monde sale et déraisonnable, mais on n’en voit que les beaux côtés. Elles intimidaient les maikos qui venaient de la campagne et voulaient travailler dur, en se plaignant qu’elles n’aimaient pas leur visage ou la forme de leur corps, et elles les faisaient partir. Il y a aussi une fille qui a été forcée de faire de la chirurgie plastique. J’ai commencé à 15 ans, et après environ cinq mois , on m’a donné un travail . J’ai été envoyée en voyage d’affaires pendant la majeure partie du mois, parcourant la campagne et travaillant dur sans avoir le temps de me reposer. »

En relayant ces témoignages, Kiyoha veut aider à libérer la parole d’autres maiko sans toutefois condamner l’entièreté du milieu. Elle a précisé ne pas vouloir la fin de la profession de geisha et du système d’apprentissage des maikos. Mais elle appelle ce monde très codifié à s’ouvrir et à évoluer – comme il l’a fait par le passé – pour se rendre plus protecteur et sûr envers l’intégrité physique et mentale de jeunes adolescentes influençables et/ou fragiles qui s’y dévouent ainsi qu’à se recentrer sur la promotion des arts traditionnels. Ce qu’elle a confirmé lors d’une interview en deux parties publiée le 18 juillet par le média Friday Digital (partie 1 ; partie 2) où elle revient plus en détail sur sa vie et son apprentissage comme maiko.

Fukuno, maiko de Miyagawacho. Source : flickr

Confessions

Kiyoha raconte qu’en primaire, elle eut à subir des brimades tant de la part de professeurs que d’élèves dans les différents établissements que ses parents lui firent fréquenter. Jeune adolescente, elle devint ‘idol’ pour un temps, se produisant sur scène et dans des comédies musicales en parallèle de sa scolarité. Cette expérience lui vaudra d’être agressée par un membre de ce secteur qui l’a embrassée de force à l’âge de 11 ans et sera ensuite arrêté en révélant être coutumier de ce comportement pédophile.

Puis on lui fait rencontrer une maiko de Pontocho et ainsi naissait son envie de devenir maiko aussi motivée par son amour de la danse traditionnelle qu’elle pratique déjà et pour laquelle elle est douée (la danse étant l’activité phare d’une maiko, mot signifiant « enfant qui danse » ; mai- : danse & -ko : enfant). A cause de ses difficultés à s’intégrer au milieu scolaire, sa mère la poussera dans cette voie malgré son envie d’aller au lycée qui la tiraille autant que celle d’approfondir ses connaissances dans la danse et les arts traditionnels. Sa mère demandant à qu’elle soit indépendante à la fin du collège, elle s’oriente donc à l’âge de 16 ans vers le métier de maiko d’autant plus qu’elle a eu un bon contact avec l’okasan de sa future okiya.

Ichisumi en tenue formelle pour ses débuts comme maiko à Pontocho. Source : flickr

Un contrat uniquement oral l’engage pour six ans auprès de son okiya qui recevra l’entièreté de ses gains durant cette période, lui versant en contrepartie d’une allocation mensuelle de 50 000 yens (environ 360€). Une somme avec laquelle elle devra payer ses dépenses personnelles comme ses vêtements ordinaires (hormis les tenues de maiko), ses sorties, ses loisirs, ses produits de toilette mais aussi le maquillage typique (et coûteux) qu’elle doit appliquer en tant que maiko. Après huit mois comme shikomi où elle est formée aux bases du métier (danse, chant, shamisen mais également bonnes manières, règles du hanamachi…), elle fait ses débuts comme maiko et se sent intégrée dans une nouvelle famille en qui elle a confiance.

Mais les désillusions vont vite subvenir. Rapidement, elle constate que les clients portent sur elle un regard sexualisé alors que les maikos sont censées être perçues comme des enfants. Ce qui n’a pas empêché de nombreux clients au courant qu’une maiko ne porte pas de sous-vêtements de pratiquer des attouchements sexuels sur elle comme elle l’avait déjà relaté sur Twitter. Sachant qu’elle était mineure au moment des faits, ces agressions sexuelles se doublent d’un écœurant caractère pédophile. Des clients qui l’obligent à boire malgré son refus et que l’ivresse rend d’autant plus entreprenants alors qu’aucune « onesesan geiko » (geiko aînée) ni okasan ne vient à son secours. Parfois, les clients l’engagent pour une journée entière ce qui génère des revenus élevés pour l’okiya (maikos et geikos étant payée à l’heure) mais oblige Kiyoha à travailler de longues heures sans interruption au service d’un homme.

Lors des rendez-vous avec les clients, elle doit pratiquer des jeux dont elle perçoit la connotation sexuelle évidente et malsaine : le perdant d’un jeu doit par exemple se coucher sur le sol et le gagnant le chevaucher en pratiquant un mouvement de hanches explicite… Quand elle gagne, elle est moquée par les autres participants, clients et même geikos, s’exclamant qu’elle « ne peut pas être vierge » au vu de ses mouvements de bassin. Des taquineries qui pourraient être compréhensibles si elles visaient des geikos adultes et chevronnées mais qui prennent un autre sens quand la cible est une adolescente vulnérable.

Kiyoha note que les clients sont « sages » lors des rares occasions où des femmes participent également aux banquets bien qu’ils se montrent excités lorsque ce genre de jeux impliquent deux femmes… Ainsi qu’elle en avait fait état dans ses tweets, son okasan ne lui fut d’aucun soutien quand elle lui rapporta les agressions sexuelles qu’elle a subies. Pire elle fut accusée d’avoir « séduit » le client mis en cause. Son okasan l’obligera même à ‘partager un bain’ avec un client qui pourrait à terme devenir son protecteur. À l’okiya, elle subit d’autres brimades, expliquant comment les maikos sont mal considérées par les aînées au point d’affirmer que les chats et chiens sont mieux traités qu’elles. Alors qu’elle pensait être un cas isolé, d’autres maikos lui ont confié des histoires similaires.

Katsumomo, maiko de Gion Kobu, en pleine danse. Source : flickr

La goutte de trop…

Alors qu’elle pensait ne devoir que danser pour les clients lors des banquets, ces multiples expériences ainsi que les mauvais traitements au sein de son okiya portent un rude coup à Kiyoha qui réalise avoir rejoint un monde bien différent de ce qu’elle imaginait et tel qu’il est communément présenté via des reportages. Un évènement décisif va la pousser à quitter la profession de maiko au bout de sept mois : la vente prévue de sa virginité pour 50 millions de yens (environ 370 000€) au bénéfice exclusif de son okasan et de la maison de thé qui sert d’intermédiaire. C’est la goutte qui fera déborder le vase.

Son départ prend la forme d’une fuite : après d’ultimes remontrances de son okasan, elle relâche ses cheveux pour ne pas être reconnue avec sa coiffure traditionnelle, et vêtue d’un simple yukata, fuit la demeure et saute dans un taxi à qui elle emprunte un téléphone pour joindre ses parents. Ce dernier ne marquera aucune surprise à voir une maiko s’échapper ainsi, comme si ce genre de situation ne lui était pas inconnu. Par la suite, sans économie et n’ayant d’autres alternatives, Kiyoha travaillera dans des clubs d’hôtesses à Osaka et Tokyo où elle ne sera jamais poussée à boire de l’alcool avant sa majorité et où elle eut enfin le sentiment d’être protégée par ses collègues et sa patronne.

Depuis, Kiyoha s’est mariée et a eu une petite fille. Elle désire devenir écrivain et pour avancer dans sa vie, elle a ressenti le besoin de se livrer sur sa traumatisante expérience afin de faire bouger les choses et aider d’autres jeunes filles victimes d’abus semblables. Elle souhaite à terme que ses révélations servent à débarrasser non seulement les hanamachi de comportements condamnables couverts par la « tradition » mais également la société japonaise dans son ensemble. Pour que les jeunes filles qui souhaitent devenir maiko (ou tout autre orientation professionnelle) puissent s’épanouir dans la carrière qu’elles embrassent sans subir les traumatismes dénoncés.

Remous dans les hanamachi

Le premier témoignage de Kiyoha va être rapidement repris par des articles dont certains à charge contre elle. Dans son sillage, des affaires ayant fait scandale par le passé avant d’être enterrés sont remontées à la surface : ainsi, une liaison entre une maiko de Gion Kobu âgée de 19 ans et un acteur de kabuki de 70 ans (Tôjûrô Sakata) avait été mise au jour en 2002 et même rappelée lors de la mort de l’acteur en 2020. Des images de vidéo-surveillance ont montré la maiko se rendre dans sa chambre d’hôtel et l’acteur écarter volontairement son peignoir au niveau de ses parties intimes quand elle en est sortie. Un scandale dont l’opprobre était retombée uniquement sur la maiko quand bien même elle a fort probablement été contrainte à cette relation.

Autrefois, les relations entre acteurs de kabuki et membres du hanamachi de Gion étaient courantes du fait de la proximité de leurs métiers enracinés dans la tradition, mais de nos jours, une telle relation entre un homme âgé et une mineure ne saurait plus être acceptable. Surtout lorsque l’homme est un client puissant qui détient donc une forme de pouvoir économique pour forcer la maiko par l’intermédiaire d’une okasan tentée par l’appât du gain plus que par le bien-être de sa protégée.

Fukuharu, maiko de Gion Higashi sous les sakura. Source : flickr

Des barmen et autres employés du monde de la nuit à Kyoto ont affirmé voir régulièrement des clients se rendre dans des clubs d’hôtesses ou des bars en compagnie d’une maiko mineure pour boire de l’alcool. D’anciennes maikos ont également rapporté leur expérience concernant la prise d’alcool, dont l’une avait fait des déclarations en 1994. Dans un autre article, une ancienne maiko a confirmé que la consommation d’alcool est monnaie courante pour les maikos.

Un client anonyme témoigne dans le même sens, pour avoir lui-même servi de l’alcool aux maikos avec qui il a passé du temps. L’ex-maiko ajoute que cette consommation fait même chaque été l’objet d’un concours sponsorisé par une entreprise avec les risques d’ivresse et de problèmes de santé à plus ou moins court terme que cela comporte pour les participantes (maikos et geikos confondues) qui doivent boire le plus rapidement possible pour gagner. Si des maikos lui ont dit avoir été contraintes à participer et donc boire de l’alcool, d’autres lui ont aussi confié que lors des récentes « compétitions » de la bière sans alcool avait été servie aux maikos, signe d’une possible prise de conscience des responsables.

Cette même ex-maiko a également rapporté que des jeux impliquent des actes sexuels avec les clients contre plusieurs millions de yens. Cette ultra sexualisation a d’ailleurs eu raison de sa vocation alors qu’elle était devenue maiko par amour des kimonos et de la danse. Comme Kiyoha en a fait l’amère expérience, elle mentionne l’existence de ‘bains’ pris avec un client qui devient ensuite le protecteur « danna » de la maiko. Le client interrogé a confirmé la présence de cette pratique dans une okiya, ce dont il a eu connaissance via un autre client.

Il a aussi rapporté des rumeurs selon lesquelles des maikos sont poussées par leurs ainées à prendre un danna au milieu de leur carrière, celles qui refusent étant obligées de partir. Il précise que la plupart s’en tiennent au soutien financier sans faveurs sexuelles en retour bien que reconnaissant ne pas pouvoir affirmer que cela n’existe pas.

Il redoute avec horreur que des agressions sexuelles aient pu être commises avec la complicité de l’okiya ayant été témoin de mains passées sous les vêtements des maikos pour toucher leur poitrine lors de soirées. S’il juge impardonnables tous les responsables actifs et passifs de ces comportements et affirme que les clients s’en rendant coupables sont minoritaires, il n’en demeure pas moins que quelque soit leur rareté, tolérer ces actes ne serait-ce de la part d’une seule personne est hautement problématique tout comme la consommation répétée d’alcool en elle-même, forcée ou non.

Ayano, maiko de Gion Kobu. Source : flickr

Il n’est pas caché que la consommation d’alcool est tolérée pour les maikos dans le cadre de leur travail, les jeux auxquels elles s’adonnent avec les clients impliquant quasi toujours de boire que ce soit pour le perdant ou le gagnant. On peut toutefois s’interroger sur le bien-fondé de faire boire des maikos mineures jusqu’à ce qu’elles soient ivres et même des geikos adultes. Dans quel but ? Outre le coté déplaisant de voir de très jeunes filles s’alcooliser jusqu’au bout de la nuit avec des adultes par « tradition », pour péserver leur santé et leur intégrité, il serait sans doute souhaitable de faire évoluer celle-ci en remplaçant bière et autres alcools forts (saké, whisky) par des boissons sans alcool sachant que maikos et geikos sont amenées presque tous les soirs à animer un ou plusieurs rendez-vous.

Cette tendance de la surconsommation d’alcool se retrouve d’ailleurs dans la société japonaise où les sorties entre collègues salarymen tournent souvent à la beuverie générant d’importants problèmes de santé. Le cliché du salaryman endormi ivre mort dans la rue ou le métro est d’ailleurs bien connu. De même, il n’y rien de choquant à ce qu’une geiko indépendante choisisse de prendre un protecteur en toute connaissance de cause ou qu’elle entretienne une liaison avec un client, surtout que le rapport à la sexualité a longtemps été plus libre au Japon qu’en Occident. Par contre, il n’est pas définitivement pas acceptable qu’une jeune maiko, sous contrat et encore inexpérimentée, puisse être forcée à se lier de la sorte avec un homme ayant souvent plus du triple de son âge de par l’ascendant que sa position financière et l’écart d’âge lui procurent.

A travers la mention de jeux à connotation sexuelle dont il a été fait mention, on note également le désir malsain de certains clients parfois très âgés pour des jeunes filles mineures. Une attirance d’autant plus ignoble que les maikos DOIVENT normalement être traitées comme des enfants en cours d’apprentissage (la responsabilité du bon déroulement d’une soirée reposant sur les geikos professionnelles à qui on ne pardonne pas les erreurs comme à une maiko). Et le fait que les maikos sont aujourd’hui des adolescentes plus éduquées que les très jeunes maikos d’autrefois ne justifie en rien leur sexualisation. Pire, cela témoigne même d’une hypocrisie des personnes qui imposent ces comportements sous prétexte que « les maikos sont des enfants innocentes qui ne comprennent pas » tout ayant conscience de leur gêne (dont ils tirent de l’amusement) et en exigeant par ailleurs aussi d’elles des actes purement sexuels. En cela, ces pratiques illustrent un inacceptable penchant pédophile marqué dans la société japonaise en général.

Deux maikos de Gion Kobu, Hanako et Yuzuha. Source : flickr

En dehors des faits de harcèlements, d’attouchements et d’agressions condamnables quelle que soit leur origine, d’autres aspects posent aussi question comme le fait qu’une maiko ne signe pas de contrat avec son okiya mais conclue seulement un accord oral. Il est ainsi impossible de se renseigner sur le traitement qu’il sera réservée à la jeune fille et qui peut donc fortement varier d’une okiya à l’autre tout en favorisant des abus. Impossible également de se protéger légalement sans contrat signé. Les révélations de Kiyoha remettent aussi en cause des particularités de la vie d’une maiko comme le rythme de vie et leur rémunération.

Leur vie quotidienne est (re)connue pour être harassante, en accord avec l’esprit de sacrifice caractéristique des milieux japonais traditionnels. Les maikos se lèvent très tôt pour se rendre à leurs cours durant la journée et travaillent le soir jusqu’à une heure avancée (plus de minuit voire 2-3h du matin) tout en n’ayant droit qu’à deux jours de congés par mois (et quelques jours de vacances durant l’été et en fin d’année).

De nombreuses maikos ne tiennent pas ce rythme et quittent la profession, d’autres souffrent de stress et d’anxiété. Le moment semble être venu de réformer ce quotidien éprouvant voire destructeur pour leur bien-être en repoussant par exemple l’entrée dans la profession de maiko à 18 ans ce qui permettrait aux jeunes filles d’aller au lycée tout en gagnant en maturité. Leur santé se doit de passer avant toute contrainte nuisible, même celles inhérentes à un enseignement traditionnel qui s’est déjà par le passé adapté aux changements de la société (interdiction de vente-adoption de jeunes filles, annulation des dettes, possibilité de devenir maiko qu’à la fin du collège…).

Umechiho, maiko de Kamishichiken. Source : flickr

Les maikos ne sont pas payées, étant en apprentissage, mais elle reçoivent de l’argent de poche dont la somme est fixée par l’okasan. Si Kiyoha ne recevait que 50 000 yens, ce montant peut donc être plus élevé dans une autre okiya. Ainsi, si Kiyoha devait acheter son maquillage de maiko, celui-ci peut être pris en charge dans une autre okiya plus « souple ». De même pour les pourboires que les maikos reçoivent de la part des clients. Le témoignage de Kiyoha laisse penser qu’elle devait les reverser à son okasan puisqu’elle affirme qu’elle ne recevait que 50 000 yens par mois alors que d’autres maikos ont déclaré par le passé que les pourboires leur revenaient entièrement ou au moins en partie. Là aussi un encadrement et une transparence des pratiques sont nécessaires pour éviter qu’une okiya n’exploite impunément les maikos dont elle a la responsabilité.

En outre, il faut rappeler qu’un hanamachi est un milieu clos, un microcosme où en coulisses tout se sait. Ainsi, si une okiya exige que ses maikos aient des relations sexuelles avec les clients ou prennent un danna, il est quasi impossible que les autres établissements du quartier n’en soient pas informés tant ils sont interconnectés voire interdépendants. C’est donc la responsabilité collective du hanamachi qui est mise en cause pour ne pas avoir empêché de tels agissements de la part ne serait-ce que d’une seule okiya. D’où l’appel de Kiyoha qui précise bien que toutes les okiyas de Kyoto ne sont pas malsaines mais que le système doit changer.

Au sein d’un hanamachi où elle vit en totale immersion et coupée de sa famille, une jeune fille court le risque d’être influencée par les figures d’autorité fortes qu’elle côtoie au point de finir par accepter tout ce qu’on exige d’elle, surtout si ces demandes commencent après deux-trois ans de carrière lorsqu’elle est pleinement intégrée à cet univers et à ses codes. Kyoto et le hanamachi deviennent le centre autour duquel son existence tourne, il peut alors lui sembler impossible de s’en échapper et de s’imaginer trouver un métier hors de ce monde qu’elle a rejoint très jeune, non diplômée du lycée en étant le plus souvent originaire d’une préfecture lointaine. Une isolation et un conditionnement accentués par l’interdiction faite aux maikos d’avoir un téléphone portable et l’obligation de communiquer avec leurs proches uniquement par lettres comme Kiyoha le mentionne.

Et ces mêmes figures d’autorité, en particulier l’okasan de l’okiya ou de la maison de thé, peuvent de leur côté être fortement incitées voir contraintes à céder aux pressions d’un client suffisamment important et aisé réclamant les faveurs intimes d’une maiko en échange d’une somme conséquente qui leur permet de faire vivre leur établissement. Ainsi que de passer l’éponge sur les faits d’attouchements lorsqu’ils sont commis par un riche client de longue date, protégé en plus par son statut social élevé, alors que cela serait intolérable de la part de clients occasionnels ou de touristes rencontrant une maiko une unique fois. Tout comme il semblerait que certaines okasan exigent que leurs maikos prennent un danna pour percevoir une partie de la rente que celui-ci lui versera.

L’importance du pouvoir de l’argent aux mains des clients déséquilibrant le rapport de force, le contrôle à exercer fermement face à leurs possibles exigences et attitudes déplacées puis les sanctions à prendre envers ceux abusant d’une maiko (en complément d’évidentes poursuites judiciaires) sont des problématiques à questionner indubitablement même si elles ne sont pas entièrement propres à cet univers. Il reste donc de nombreux points sur lequel les hanamachi devront donner des gages pour assurer la sécurité et l’épanouissement des jeunes filles devenant maikos par envie d’exercer les arts traditionnels en portant un luxueux kimono.

Fukutomo, maiko de Miyagawacho jouant de la flûte. Source : flickr

Un timide commencement d’évolution

Durant de longues semaines, les responsables des hanamachi de Kyoto et de la Fondation des arts traditionnels de Kyoto (qui aide au recrutement des maikos) sont restés silencieux face aux sollicitations des médias suscitées par le témoignage de Kiyoha.

Lors d’une conférence de presse le 28 juin, un journaliste a demandé au ministre de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, Shigeyuki Goto, si les maikos sont reconnues comme des travailleurs au sens de la loi sur les normes du travail. Celui-ci a déclaré « qu’il est important que les geikos et les maikos travaillent dans un environnement approprié du fait de la présence de mineures jusqu’à minuit et de leur consommation d’alcool ».

Également interrogé sur une possible violation des dispositions relatives à la protection des mineurs de la loi sur les normes du travail et de la loi sur la protection de l’enfance, le Bureau du travail de Kyoto a quant à lui esquivé en répondant « qu’il ne pouvait pas répondre à la question sur la nature du travail des maikos car il s’agit d’une question de cas par cas ».

Tomitsuyu, maiko de Gion Higashi. Source : flickr

Puis, ce 25 juillet, le plus prestigieux hanamachi de Kyoto, Gion Kobu, a annoncé des mesures pour renforcer la protection des jeunes apprenties, démontrant que le témoignage de Kiyoha a été discuté en interne et surtout pris au sérieux puisqu’aucun démenti officiel n’est venu ni la contredire ni la discréditer. Les maikos de Gion Kobu qu’elles soient mineures ou majeures ne sont désormais plus autorisées à consommer de l’alcool. Il semblerait que cette interdiction puisse même concerner toutes les maikos de Kyoto indiquant que les responsables des cinq hanamachi se sont concertés. Une décision qui protège dorénavant les maikos contre les clients les poussant à boire – refuser un verre serait vu comme malpoli – avec parfois des arrière-pensées.

Une nouvelle spécificité vestimentaire à Gion Kobu vise aussi à rendre une jeune maiko plus identifiable par les clients qui devront adapter leur comportement en conséquence. Les maikos de moins de 18 ans étaient déjà tenues de porter dans leurs cheveux une épingle formée de huit cercles verts nommée « tsunagi dango » (voir photo 3), un ornement spécifique à Gion Kobu. Désormais, seules les maikos âgées de 20 ans pourront avoir l’obiage (la ceinture rouge présente au-dessus de l’obi) nouée dans leur obi (voir photo 1) alors qu’il restera visible pour les autres (voire photo 2), car cette apparence leur confère un air plus adulte en se rapprochant de celle d’une geiko.

Auparavant, cette ceinture était nouée seulement quelques mois avant l’erikae de la maiko (cérémonie marquant son passage à l’état adulte de geiko) qu’elle ait atteint ou non l’âge de la majorité. Si cela peut sembler être un détail symbolique, c’est aussi un signal subtile envoyé par le hanamachi pour signifier qu’il prend les choses au sérieux.
D’autant plus qu’il pourrait être fait prochainement l’annonce de la limitation du temps de travail des maikos selon leur âge : celles de moins de 18 ans ne seraient plus autorisées à travailler au delà de 22h, contre minuit pour les autres. Si cela reste à confirmer, le fait de rendre les maikos concernées plus visibles aidera son entourage à savoir quand le moment leur est venu de quitter une soirée et de rentrer à l’okiya pour leur permettre d’avoir une nuit de sommeil rallongée.

Des premiers pas dans la bonne direction à saluer, alors qu’on pouvait redouter un mutisme assourdissant le temps que l’orage passe. Des réformes qui devront se poursuivre concernant les autres points abordés précédemment si les hanamachi de Kyoto souhaitent continuer à recruter des maikos, retrouver leur réputation dont ils étaient fiers et faire perdurer la profession alors que la confiance qui leur avait été accordée jusqu’ici est fort logiquement rompue. Quand bien même seule une minorité d’okiyas serait problématiques, il n’est plus possible pour les responsables des hanamachi d’ignorer les révélations portées par Kiyoha et soutenues par d’autres anciennes maikos.

Désormais, derrière la flatteuse image de la maiko dévouée aux arts traditionnels, se dessine une autre réalité sombre faite d’alcool, d’abus sexuels et d’emprise financière. De tels aspects d’une profession qui, en dehors des arts et des somptueux atours dont elle se pare, ne la rendent plus au fond ni respectable ni vraiment attirante.
Rien de beau ne peut jaillir d’une terre abîmée.

Pour que la tradition survive, il lui faut parfois savoir se réinventer.

Toshisumi, maiko de Miyagawacho. Source : flickr

(A la parution de cet article, les quatre autres hanamachi de Kyoto – Miyagawacho, Gion Higashi, Kamishichiken et Pontocho où Kiyoha a été maiko – n’avaient toujours fait aucune déclaration publique de leur côté.)

NB : Toutes les sources sont sur les mots clés associés. Les propos en japonais des différentes maiko sont le fruit d’une traduction professionnelle Japonais -> Français mandatée par notre média.

S. Barret

Source de l’image d’en-tête : flickr