Au début du XXème siècle, le Japon comptait des dizaines de milliers de geishas. Tout au long du siècle leur nombre n’a cessé de diminuer pour se réduire à quelques milliers. Nombre de communautés « karyukai » et quartiers-fleur « hanamachi » ont disparu, d’autres se sont considérablement réduits. Généralement, tout le monde connaît les prestigieuses maikos et geikos de Kyoto, les plus célèbres du Japon. Mais d’autres communautés subsistent à Tokyo, Osaka, Sapporo, Kanazawa, Gifu, Nagasaki, Tokushima, en toute discrétion… L’ancienne capitale du Japon, Nara, possède aussi un hanamachi qui, sans la dévotion de sa dernière geisha, Kikuno, aurait déjà disparu. Rencontre.

Petit point vocabulaire : si le mot geisha est le plus fréquemment utilisé pour désigner ces « femmes des arts » (littéralement geisha), dans la région du Kansai il est remplacé par le terme de geiko qui sera donc systématiquement employé dans le présent article.

Âgée aujourd’hui de 46 ans, Kikuno (菊乃) en avait 15 ans quand elle est devenue maiko (apprentie-geiko) dans le hanamachi de Ganrin-in (元林院) à Nara. Sa tante qui gérait une okiya fut celle qui lui a donné la motivation pour devenir maiko après avoir fini le collège. Déjà à cette époque, au début des années 90, le hanamachi de Nara, vieux d’un siècle et demi, était en déclin. Lorsque l’activité y battait son plein, plus de deux geikos travaillaient à Nara. Mais en 2007, Kikuno devenait l’unique et dernière geiko de la ville.

Les plus âgées avait pris leur retraite l’une après l’autre et la relève n’était pas assurée, faute de nouvelles recrues. Nara étant assez rural, les plus jeunes habitants ont ici aussi tendance à fuir vers les grandes villes. Par ailleurs, le travail de geiko n’attire plus les foules, tant il est difficile humainement et socialement dans une société où le confort moderne est à portée de main. L’avenir s’annonçait donc sombre… mais c’était sans compter sur la détermination de Kikuno. Depuis une douzaine d’années, elle a repris la direction de l’okiya Tsuruya, la dernière de la ville et s’emploie activement à faire revivre sa profession à Nara.

Source : instagram

Au fil des années, elle a accueilli plusieurs jeunes filles désireuses de devenir maiko. Dirigeant l’okiya, Kikuno devient à la fois leur « mère » (okasan) et « grande soeur » (onesan). C’est pourquoi leur nom professionnel « geimei » commençait toujours par Kiku- () en signe de filiation. Mais la plupart sont parties avant la fin de leur apprentissage ou n’ont pas souhaité devenir geiko professionnelle. La vie de maiko (et de geiko) est très exigeante, toutes ne la supportent pas ou veulent tout simplement être maiko durant quelques années avant de s’orienter vers une voie professionnelle différente.

Jusqu’à ce jour, une seule jeune fille a complété son apprentissage et est devenue geiko à part entière. Kikukame (菊亀), qui a fait ses débuts de maiko à 19 ans le 1er novembre 2015 sous la houlette de Kikuno, est originaire de Saitama. Après une carrière de maiko longue de 2 ans et 3 mois, elle a choisi de devenir geiko et a « retourné son col » (signification de l’expression « erikae ») le 11 janvier 2018, à l’âge de 21 ans. C’était la première fois en 22 ans qu’un « erikae » était célébré à Nara. Une seconde geiko rejoignait Kikuno, représentant l’avenir de la profession à Nara.

Depuis cinq ans, Kikuno a transformé son okiya en véritable entreprise culturelle. Elle verse même un salaire à ses maikos. Les jeunes filles qui veulent en outre entrer en apprentissage chez elle doivent avoir au moins 18 ans et lui verser des « frais d’inscription » comme pour une école privée. Une solution moins traditionnelle qu’à Kyoto (la référence en matière de tradition), mais qui lui a permis de pérenniser son activité et éviter de justesse l’extinction.

Danse exécutée par Kikuno puis Kikukame (le jour de ses débuts de maiko), puis en duo. Elles sont accompagnées d’une musicienne et d’une maiko, Kikutsuru, qui est depuis partie :

Tout au long de sa carrière, soit une trentaine d’années, Kikuno s’est perfectionnée dans l’art de la danse. Elle est aujourd’hui Natori (maître) de l’école de danse Hanayagi, l’une des cinq plus fameuses écoles de danse traditionnelle japonaise. Elle maîtrise le shamisen pour jouer et chanter les airs sur lesquels dansent ses élèves. Kikuno a aussi étudié l’art de la cérémonie du thé, de l’ikebana (arrangement floral) et de la calligraphie. Elle prend toujours des leçons car la perfection n’est jamais atteinte dans les arts traditionnels japonais.

Au quotidien, en plus de sa propre carrière, Kikuno est en charge d’une foule de tâches. Elle doit s’occuper de ses apprenties, veiller sur leurs progrès dans les arts et attirer de nouvelles recrues. Elle doit aussi organiser leurs rendez-vous avec les clients, envoyer des cartes à ces derniers pour les remercier, bref entretenir ces relations et gérer toute l’administration et la logistique. Un travail à « double plein temps » pour lequel elle a dû renoncer à se marier, car, comme pour la plupart d’entre elles, se marier aurait signifié la fin de sa carrière de geiko et de la dernière okiya de Nara.

Ci-dessous accompagnée de sa « grande sœur » Kikukame, Kikue (菊愛) qui a fait ses débuts de maiko, (le « misedashi »), le 3 mai 2018. Kikue avait envisagé de faire carrière à Kyoto mais elle tenait à finir le lycée. Mais à 19 ans, elle était trop âgée pour devenir maiko à Kyoto (où l’on rentre en apprentissage à la fin du collège). Elle s’est alors dirigée vers Nara, aux règles plus souples.

Kikukame et Kikue, nouvelle maiko de Nara. Source : instagram

Puis, le 9 mars 2019, une seconde maiko a rejoint les rangs de l’okiya Tsuruya, elle porte le geimei Kikumame (菊まめ). Aujourd’hui, la cité de Nara compte donc deux geikos, Kikuno et Kikukame et deux maikos, Kikue et Kikumame. De plus, deux jeunes filles viennent de rejoindre l’okiya comme « shikomi ». Après une période d’apprentissage de plusieurs mois durant lesquels elles s’initieront aux arts et à l’étiquette rigoureuse de ce monde, elles pourront devenir maiko à leur tour. C’est toute la réussite qu’on leur souhaite ainsi qu’à leur « mère » Kikuno, pour que le karyukai de Nara continue à vivre et que la tradition perdure grâce aux générations actuelle et future à qui reviendra de prendre le flambeau après Kikuno.

Mise à jour – 5 mai 2023

Hélas, depuis la parution initiale de cet article le 15 mai 2019, Nara a vu la geiko Kikukame et les deux maikos Kikue & Kikumame quitter la profession, laissant Kikuno être de nouveau l’unique geiko de la ville.

Néanmoins, une lueur d’espoir pour la survie du hanamachi est apparue le 29 avril 2023 avec les débuts d’une nouvelle geiko, Yoshiki 芳菊. Originaire de la préfecture de Nagano, elle n’a pas suivi la formation de maiko, étant âgée de 33 ans. Petite originalité : Yoshiki partagera son temps entre Tokyo où elle continuera d’exercer son métier d’actrice, et Nara où elle officiera comme geiko.

Gros plan ! Une journée dans la vie de l’actrice devenue geiko Yoshiki :

S. Barret


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