Si vous suivez Poulpy régulièrement, vous devez savoir ce qu’est une machiya, puisqu’il vous a déjà parlé de sa passion pour ces anciennes maisons de ville faites de matériaux naturels, dont les piliers et poutres de bois étaient assemblés sans l’utilisation d’un seul clou. Mais la nouvelle législation de 1950 sur la construction, pour des raisons évidentes de sécurité liées aux séismes, est venue mettre fin à la construction de bâtiments utilisant ce type de méthodes traditionnelles, qui nécessitent le savoir-faire d’artisans qualifiés. Et le nombre de machiya a commencé à fondre… Nous sommes partis à la rencontre d’un japonais qui a réhabilité plusieurs de ces habitations en chambres d’hôtes à Nara.

La population japonaise étant vieillissante, la plupart des habitants de machiya sont désormais des personnes âgées. En raison du coût élevé de l’entretien et des droits de succession de ce type de bâtisses, il est plus simple pour les enfants héritiers de s’en débarrasser. C’est ainsi qu’apparaissent aux quatre coins du pays des parkings ou immeubles d’habitation modernes, là où trônaient jadis ces silhouettes de bois pleines de charme. Simple logique économique écrasante, détruire et reconstruire coûte moins cher aux investisseurs.

Photo Mathilde Serre Mays

Les rares maisons traditionnelles japonaises qui subsistent aujourd’hui sont donc précieuses sur le plan culturel autant qu’émotionnel. Fort heureusement, on assiste depuis une quinzaine d’années à un regain d’intérêt pour les bâtiments traditionnels japonais, la rareté étant devenue un facteur important de la popularité des machiya, au-delà de l’aspect historique et esthétique. Ainsi, de nombreux projets de rénovation ont vu le jour, en particulier à Kyoto, sous la houlette notamment de résidents de Tokyo mais aussi d’étrangers désireux de les faire renaître en espaces de vie, de lieux touristiques ou de commerces atypiques. Il est alors essentiel de trouver des architectes motivés et des artisans qualifiés pour travailler sur des structures anciennes, qui sauront préserver l’atmosphère et l’histoire d’une machiya tout en créant un intérieur fonctionnel et moderne.

Photo Naramachiyado Kideranoie

C’est à ce titre que nous avons le privilège de rencontrer Shunpei Fujioka, qui a supervisé il y a dix ans, aux côtés de son père architecte, la rénovation complète de cinq machiya dans le quartier traditionnel de Naramachi, à Nara. Après le travail architectural et le design intérieur, il est aujourd’hui en charge de leur gestion et de leur location à des particuliers souhaitant expérimenter le style de vie dans un habitat authentique, comme nous en avons nous-mêmes eu la chance le temps d’une nuit.

Dès que l’on pose le pied dans l’une de ces maisons, nous sommes accueillis dans le genkan, ce vestibule situé plus bas que le niveau du sol de l’habitacle. Là où l’on retire ses chaussures pour préserver les lieux des impuretés. On ressent tout de suite cette atmosphère singulière des bâtisses traditionnelles de l’archipel. Nous pénétrons dans l’espace suivant en faisant coulisser une porte faite de bois et de washi (papier japonais), s’ouvrant sur le reste du tategu typique des vieilles maisons (l’ensemble des portes et fenêtres, y compris les cloisons coulissantes fusuma et shōji). Nous y trouvons la table basse typique et l’alcôve tokonoma, alors que nos pieds foulent le sol en tatami. Tous les éléments traditionnels de la vie des japonais sous Meiji s’y trouvent : les matériaux naturels, la flexibilité, et le rapport omniprésent avec la nature, jusqu’au petit jardin minimaliste, séparé de la pièce principale par une coursive de bois (engawa) sur lequel donne la baignoire en bois massif et au toucher délicat. Il est ainsi possible de se baigner avec une vue sur un petit coin de nature, voire même parfois directement à l’extérieur.

Photo Mathilde Serre Mays

Le travail de rénovation a ici donné naissance à un espace où les éléments anciens et nouveaux cohabitent harmonieusement. Après cette première immersion qui revigore l’âme et les tentacules, nous avons énormément de questions à poser à Fujioka-san sur la réalisation de ce projet, et sur la vie en machiya en général, dans le rêve inavoué de pouvoir, un jour, y vivre à notre tour.

Fujioka-san. Photo Shunpei Mitsutsuka

En quelle année ont été construites les cinq machiya de Naramachiyado Kideranoie, et à quoi étaient-elles employées à l’origine ?

Ces machiya ont été construites y a environ 100 ans, par des fermiers. Pendant la guerre, le gouvernement a voulu construire des baraques dans cette région pour l’entraînement des troupes. Ces fermiers ont donc vendu une partie de leurs terres au gouvernement, et ont construit sur les terres attenantes des machiya afin de les louer aux personnes qui encadraient les soldats.

Combien reste-t-il de machiya à Nara aujourd’hui ?

Dans le quartier de Naramachi, il en restait exactement 752 en 2020. On en comptait encore 1947 il y a 25 ans.

Quelle était votre motivation et votre but initial pour ce projet de rénovation ?

Au-delà des machiya du Japon, il y a des bâtiments traditionnels tout autour du monde, tous différents en fonction de leur environnement. Ces maisons portent les cultures dans lesquelles elles s’inscrivent. Notre but, c’est de pouvoir préserver la culture japonaise et même davantage : cultiver les traditions, en faisant vivre les bâtiments, en permettant à ceux qui le veulent de continuer d’expérimenter les machiya, mais dans une ère moderne. C’est ça qui est intéressant. Le style de vie ne doit pas forcément être traditionnel : nous voulons composer un environnement urbain de vie où les gens aiment habiter maintenant, créer un esprit de communauté, tout en continuant à préserver l’héritage des machiya. Ne pas le laisser disparaître.

Combien de temps a duré le projet de rénovation, et quelles en ont été les différentes étapes ?

Pour bien faire les choses, il faut compter environ 10 mois par maison. La première étape est l’inspection de la propriété. On vérifie s’il y a quoi que ce soit en mauvais état dans le bâtiment, par exemple s’il est penché, comme c’était le cas de l’une de nos machiya. On regarde aussi l’agencement des pièces. En deuxième lieu, on démonte le bâtiment. Durant cette étape, on sépare ce qui est en bon état de ce qui est en mauvais état, ce qui est utilisable ou non. Même si on retire certaines parties non utilisables, cela ne veut pas dire que l’on s’en débarrasse : on les conserve dans un entrepôt et on essaiera de les réutiliser par un moyen ou un autre. Il faut également s’assurer que les fondations sont dans un état correct et stable, et si ce n’est pas le cas, les renforcer. Puis on travaille sur le toit, où l’on remplace les tuiles, et enfin sur les murs. On passe de l’extérieur à la conception de l’intérieur, pour finir.

Avant. Photo Naramachiyado Kideranoie
Après. Photo Naramachiyado Kideranoie

Avez-vous utilisé uniquement des techniques et artisanats traditionnels lors de la rénovation ?

Même si l’on a parfois fait appel au moderne, effectivement, d’une manière générale on a plutôt utilisé des méthodes traditionnelles : des techniques de construction, par exemple l’utilisation du shiguchi, le fait d’imbriquer les parties en bois sans utiliser aucun clou, mais aussi la conservation des tsuchikabe (« murs de terre ») : nous avons refait toute la terre à la manière traditionnelle !

Au-delà de cela, il est aussi intéressant rechercher de quelle manière ces bâtiments qui ont été construits avant 1950 sont résistants face aux séismes, et de se servir de ces recherches pour les améliorer.

Justement, y a-t-il des réglementations spécifiques (séismes, incendies) à respecter lorsque l’on veut rénover une maison traditionnelle au Japon ?

Quand on construit de nos jours une maison en bois il faut normalement respecter la loi sur la construction des bâtiments de 1950, mais en ce qui concerne les maisons traditionnelles en bois, il n’y a pas de réglementation.

Quels sont les éléments des maisons traditionnelles japonaises les plus importants à conserver à vos yeux et pourquoi ?

L’alcôve décorative tokonoma, les sols en tatami, le tategu, beaucoup de choses différentes, mais d’une manière générale nous avons vraiment essayé de garder tout aussi intact que possible, pour préserver le caractère des machiya.

Photo Shunpei Mitsutsuka

Il y a certaines parties que vous avez préféré moderniser…

Les seuls éléments pour lesquels nous nous sommes détachés du style traditionnel sont la cuisine, la plomberie des WC et de la salle de bains, la climatisation et le chauffage au sol. En fait tout ce qui n’était pas adapté à notre style de vie contemporain !

Avant l’aménagement de ces éléments modernes, de quelle manière les machiya étaient-elles conçues en terme d’isolation, de chauffage ?

La majorité du bâtiment est faite de matériaux naturels, ainsi les murs de terre et les piliers en bois par exemple vont naturellement ajuster l’humidité. L’engawa attenante au jardin produit une isolation naturelle, rendant l’intérieur plus confortable tout au long de l’année. Pour ventiler durant l’été, on faisait uchimizu : asperger de l’eau dans la rue, devant l’entrée de la maison, pour introduire de l’air frais. L’hiver, on se servait des fusuma et shōji pour essayer de diviser les pièces autant que possible, et on gardait la chaleur dans ces espaces séparés grâce au feu du hibachi.

On peut donc dire que les machiya sont plutôt écologiques !

Oui, et ce type de projet concorde également avec les Objectifs de Développement Durable, notamment le 12ème sur la production et la consommation raisonnables, en gardant les machiya vivantes et en y habitant encore. « Quoi que vous construisiez, il faut continuer de l’utiliser. »

Photo Shunpei Mitsutsuka

Quel est le coût d’un tel projet ?

Le prix d’achat dépend bien entendu de la localisation du terrain, s’il est en centre-ville, si c’est une zone touristique etc. Quant au prix de la rénovation, on peut dire qu’il est plus ou moins le même que pour construire une maison neuve sur mesure, mais il va varier en fonction du type de rénovation que l’on entreprend. Par exemple, si l’on n’a besoin de travailler que sur l’intérieur de la maison, atteindre 300,000 yens par tsubo n’est pas impossible (NLDR : 1 tsubo = 3,3 m2), mais généralement le budget va plutôt se situer entre 800,000 et 1 million de yens par tsubo.

Habitez-vous une maison traditionnelle vous-même ?

Oui, j’habite dans une machiya vieille de 90 ans, c’est la maison de famille dans laquelle j’ai grandi. Mis à part la cuisine, la salle de bains et les toilettes, tout y est d’origine.

Quels avantages et inconvénients y voyez-vous ?

L’été il ne fait pas si chaud que cela, car la circulation de l’air est bonne dans les machiya. Par contre en ce moment (NDLR : janvier), il fait environ 4 degrés quand je me réveille, il faut une demi-heure pour réchauffer la pièce. Voilà le type de vie que j’ai en machiya, mais à Tokyo je vivais dans un petit studio ! Et rassurez-vous, les maisons que nous louons à Naramachiyado Kideranoie sont bien entendu très bien isolées et disposent du chauffage au sol et de la climatisation électrique !

Dans l’ensemble, quelle a été/est la partie la plus difficile de votre projet ? Pourquoi ?

Je pense que le concept du projet en lui-même, vivre dans une machiya traditionnelle mais dans notre ère moderne, est un challenge à lui tout seul. Trouver cet équilibre a pu être compliqué non seulement pour nous sur le plan technique lors du processus de rénovation, mais aussi lorsque vient le moment de mettre en application ce concept auprès de notre clientèle : il devient populaire de vouloir expérimenter la vie en machiya, mais nous ne voulons pas que cette expérience signifie vivre dans le passé, de manière traditionnelle.

Pour finir, quel conseil donneriez-vous à des personnes qui auraient pour rêve de rénover une machiya ?

Il ne reste pas énormément de machiya dans lesquelles on peut vivre immédiatement : on trouve beaucoup de maisons dont les fondations sont inclinées, certaines même où l’on peut voir le ciel depuis l’intérieur de la maison ! Alors forcément, un agent immobilier vous dira probablement qu’il n’y a pas d’espoir… mais nous pouvons rénover n’importe quelle machiya. Si l’on vous dit que c’est impossible, n’abandonnez pas, venez nous voir !

Photo Naramachiyado Kideranoie

Des projets similaires à celui de Fujioka-san avec Naramachiyado Kideranoie fleurissent ces dernières années. Les gouvernements locaux créant des programmes de subvention (comme le Machiya Machizukuri Fund à Kyoto), proposent des aides financières, des prêts spéciaux pour la rénovation et l’utilisation des machiya. Outre Nara et Kyoto, d’autres villes ont exprimé leur intérêt pour la préservation de l’héritage des machiya, comme Onomichi dans la préfecture d’Hiroshima, certaines parties de la préfecture de Gifu, ainsi que Kanazawa.

La municipalité de cette dernière, par exemple, a créé une école artisanale pour les jeunes architectes souhaitant apprendre à préserver les maisons traditionnelles en bois, et gère également un service de mise en relation entre les personnes qui cherchent et celles qui vendent une machiya. En effet, ce type de service est très utile, car comme Fujioka-san nous l’a lui-même expliqué, dans le quartier touristique de Naramachi davantage de personnes sont intéressées pour rénover une machiya et la transformer en café, en boutique ou en auberge, mais ces personnes ne sont pas les propriétaires.

Grâce à la prise de conscience des habitants et municipalités locales, mais aussi l’aide de passionnés japonais comme étrangers, le sentiment d’appréciation des maisons traditionnelles est à nouveau grandissant. Conséquence : de plus en plus de machiya sont sauvées de la démolition pour être rénovées et utilisées par des amoureux de cette culture unique, leur accordant une nouvelle existence dans notre ère moderne, souvent au prix de l’investissement de toute une vie.

Naramachiyado Kideranoie

奈良県奈良市紀寺町779 (Google Maps)

+81 (0)742-25-5500

Réservation en ligne

5 Machiya de 50m2 à 75m2, disponibles à partir de 2 ou 3 personnes

Prix entre 23,100 yens et 33,100 yens TTC par nuit par personne avec petit-déjeuner

Photo Shunpei Mitsutsuka

Mathilde Serre Mays


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