Qu’est-ce qu’un netsuke (根付) ? Cette sculpture miniature spécifique à la culture japonaise, dont l’origine remonterait à l’époque Fujiwara (889-1185), faisait office d’accessoire vestimentaire traditionnel aussi précieux qu’utile. En effet, le kimono étant souvent dépourvu de poches, les objets personnels étaient donc transportés dans de petites boîtes appelées sagemono (提げ物 / « les choses suspendues »). Ces étuis, souvent en bois ou en cuir, étaient maintenus par un cordon au bout duquel on trouvait un netsuke, lequel était glissé par-dessus la ceinture (obi, 帯) tel un crochet. Si ces minuscules figurines représentaient souvent des animaux ou des créatures mythologiques, il en existe d’un tout autre genre… les netsuke érotiques.
Le Yatate (矢立, set d’écriture en forme de pipe), le Kiseru-zutsu (煙管ずつ, étui à pipe qui n’est pas en forme de pipe…), le Inrō (印籠, boîte à médicaments ou à sceaux) et bien d’autres, sont autant de sagemono possibles : des petits écrins suspendus à la ceinture du kimono des japonais pendant des siècles. Ceux-ci les transportaient partout avec eux.
Leur maintien suspendu dans les airs était garanti par un netsuke coincé au-dessus de la ceinture. L’objet était toujours assez petit et lisse pour ne pas abîmer le kimono. Jadis, notamment début Edo, les codes vestimentaires étaient plus strictes. Le shogun préconisait alors un matériau discret et modeste pour ces fermoirs : ce pouvait être un simple bout de bois, une tige de bambou brute ou même un simple coquillage. Ce pourquoi les netsuke très anciens sont très simple.
Mais l’augmentation des richesses individuelles et la démocratisation des habits prestigieux durant Eudo ont peu à peu transformé le netsuke en objet artisanal élaboré et délicat, exposant toute la richesse de celui qui le portait. D’objet utilitaire, le netsuke va devenir un objet de prestige. Art de la sculpture et matières rares ont ainsi donné vie à de petites œuvres de minutie à travers lesquelles les nobles et guerriers samouraïs pouvaient briller en société. Parmi elles, une catégorie en trois dimensions n’a pas tardé à voir le jour : les netsuke érotiques, hérités de la tradition shunga…
Le shunga : art sensuel proprement japonais
Le shunga est initialement un style d’estampe japonaise associé à la période Tokugawa (徳川時代,l’), dite Edo (江戸時代) qui s’est étendue de 1603 à 1868. Ces représentations à caractère pornographique mettaient en scène le plaisir des corps à travers des mariés, courtisanes ou couples de même sexe dans leurs rapports sexuels explicites. Si les œuvres circulaient essentiellement dans la clandestinité, elles étaient en revanche suffisamment estimées pour qu’une seule d’entre elles puisse nourrir son auteur pendant plusieurs mois.
Ces peintures sexuelles qui n’étaient pas taboues pour les japonais devaient leur popularité à différents principes : tout d’abord, y étaient illustrées toutes les classes sociales, des plus riches aux plus populaires, permettant à chacun de s’y retrouver. Ensuite, elles avaient pour but d’inciter au plaisir et donc d’en dépeindre une multitude d’expressions, souvent dans des contextes quotidiens sublimés et parlants. Enfin, elles s’adressaient autant au femmes qu’aux hommes avec un sens du détail et du grossissement qui faisait mouche, de la rougeur des zones érogènes à la volupté des tissus raffinés qui les mettaient en exergue. Les positions des protagonistes relevaient d’ailleurs souvent d’une gymnastique impossible.
Toutes ces qualités faisaient d’autant plus sens dans un archipel né de l’accouplement de deux divinités d’après le Kojiki, et bercé par un bouddhisme et shintoïsme ancien qui, « au-delà d’un profond mépris pour la femme, n’a véhiculé aucune signification de bien ou de mal autour de la sexualité (au sens large du terme), ne fixant ainsi aucun tabou, aucune pratique immorale. Au contraire, il s’en dégage une vision du monde teintée de la croyance en l’impermanence de toutes choses. Il naît alors une volonté de profiter de chaque instant et, indirectement, cette idée de « désirer tout ce qui est désirable » (Foucault)» rappellent Pierre-François Souyri & Philippe Pons dans L’Esprit de plaisir – Une histoire de la sexualité et de l’érotisme au Japon (17e-20e siècle).
Et cette ouverture à la sexualité sous Edo était souvent mêlée à une autre tradition : le rire. Tout le sérieux avec lequel les shunga étaient esquissés n’a pas empêché la sexualité d’y être portraiturée avec humour, une humeur totalement compatible avec le désir et la sensualité.
Qui plus est, Shunga (春画) signifie littéralement « image de printemps » et sonne ainsi comme un éloge de l’épanouissement et de la joie frivole qui accompagne le retour du beau temps. L’étymologie latine du printemps, « primus tempus » (premier temps), ne fait par ailleurs que confirmer cette idée d’éveil : une dimension que la saison des amours naissantes incarne parfaitement en invitant la nature à se renouveler, et même à se reproduire, sous son règne temporaire.
Avant d’y voir du sexe brut, les japonais y percevaient d’abord un symbole de fertilité et de prospérité. Les écrits rapportent d’ailleurs que les premiers visiteurs étrangers (généralement chrétiens) étaient horrifiés de voir des japonais afficher sans aucune gène ces images pornographiques dans leur maison. C’est d’ailleurs sous l’influence de l’occident, pendant Meiji, que cette culture finalement très libertine sera soudainement étouffée.
En 1872, le commerce des shunga est soudainement interdit. La police procède à des raids pour confisquer et détruire ces images du printemps. L’empereur Meiji perçoit l’occident comme un exemple de civilisation supérieure dont il faudrait suivre les codes moraux. On estime que des milliers de pièces historiques furent ainsi détruites en quelques années. Pour survivre, les sculpteurs vont se mettre à réaliser des pièces plus discrètes, suggérant la sexualité sans la montrer explicitement. Un nouveau genre de netsuke érotique va se développer sous la forme de scénettes érotiques discrètes et cachées dans de petites boites. Le shunga ne s’affiche plus, il se laisse deviner, mais pour les initiés. Un masque de tengu entre les cuisses, une main coupable portée au visage, un sourire gêné d’une jeune japonaise, des petites signes qui ne trompent pas…
Ainsi, le netsuke érotique le plus « courant » est celui d’une petite boite en forme de chien antique et au visage malicieux. Il renferme systématiquement un couple allongé ou une femme se masturbant. Il pouvait être offert à un jeune couple marié en guise de porte-bonheur pour concevoir un enfant. Avec la censure morale, l’apparition de la photographie mettra définitivement un terme à l’ère du shunga. L’actuel sexuel ne se sublime plus par l’imaginaire artistique mais par des images pornographiques de plus en plus brutales et réalistes, ne laissant aucune place à l’érotisme.
Le Japon moderne a donc délaissé cette liberté de ton au profit d’une tension entre antagonismes – puritanisme codifié contre sexualité exacerbée – en grande partie en raison de l’expansion des mœurs occidentales d’héritage chrétien au sein du pays, en même temps que ce dernier en récupérait les mécanismes capitalistes. Peu à peu, le Japon moderne va à la fois rejeter le sexe libre tout en générant une frustration sexuelle hors norme qui se traduira par le développement de fantasmes en tout genre.
Un objet de collection victime de son succès
Depuis l’ouverture du Japon au reste du monde, les vêtements traditionnels se sont également raréfiés. Dès lors, à part aux yeux de certains groupes japonais qui tentent de faire perdurer l’art du kimono, le netsuke n’a plus jouit de tant d’utilité dans la société nippone. Comme les sagemono, il deviendra un simple objet de collection dont la valeur ne cesse d’ailleurs de grimper.
Les netsuke-shi, ces sculpteurs spécialisés, continuent toutefois de recevoir des commandes, d’œuvres toujours plus précieuses, réservées à des collections d’art ou des occasions spéciales comme de grands événements traditionnels. Quelques rares créations, signées par des maîtres reconnus et confectionnées dans des matériaux onéreux, peuvent ainsi désormais s’évaluer à pas moins de 200 000 euros ! Mais les pièces commandées sur mesures à des netsuke-shi moins connus peuvent commencer à se négocier autour de 1000 euros.
L’un des critères de valeur d’un netsuke est la matière dans laquelle il a été façonné : du bois précieux, principalement, à la corne de cerf en passant par l’os, ou plus tard de l’ivoire d’éléphant, végétal ou marin, sans compter la pierre, plus populaire en Chine, voire même le métal (bien poli pour ne pas accrocher le kimono). Certains netsuke sont même réalisés en baculum, l’os qui constitue le pénis des baleines… A ces éléments se substituent parfois également la porcelaine ou les coques de noix. Mais quel qu’il soit, et peu importe son usage, on y perce toujours les deux himotoshi, ces petites cavités qui permettent le passage coutumier d’une cordelette à l’intérieur, le reliant au sagemono.
Malheureusement, le succès du netsuke en tant qu’objet de collection va générer un marché parallèle : celui des faux netsuke. Dès les années 1970, très vite après la guerre, les pays asiatiques vont se mettre à produire en grande quantité des netsuke à destination des touristes japonais. Ceux-ci sont généralement peu détaillés, grossièrement signé et parfois ne présentent même pas les deux trous obligatoires pour y passer une corde.
La Chine produira tellement de faux netsuke modernes que le marché actuel est littéralement saturé par ceux-ci. Sur des sites de vente comme Ebay par exemple, il y a 99% de chance de tomber sur un faux, aussi « joli » soit-il sur la photographie. En parallèle de ces copies low-cost facilement identifiables pour un initié, on trouve également des contre-façons professionnelles, réalisée par des maîtres de la sculpture, au même titre que les copies de grands tableaux. Ces copies sont difficiles à repérer, même pour un connaisseur. Entre amateur de netsuke au Japon, on estime à environ 50% le nombre de faux netsuke en circulation dans le monde. L’épidémie fut à ce point importante que mêmes certains musées étrangers exposent des copies sans vraiment le réaliser.
Ci-dessous, un faux netsuke érotique qui mélange les codes japonais et chinois. Un reconnaît un faux netsuke érotique assez facilement par la taille proéminente de la poitrine des femmes ainsi que par les fleurs dessinées sur la peau. Les netsuke originaux n’ont pas ces dessins colorés sur la peau et la poitrine des japonaises sculptées est le plus souvent très plate. Généralement, les scènes sexuelles ouvertement explicites sont des copies. À noter que le prix n’est pas un bon marqueur pour repérer une copie, cette contra-façon étant vendue au Japon pour plus de 1000 euros !
Qu’il soit érotique ou pas, le monde du netsuke est véritablement fascinant. Il raconte l’Histoire du Japon dans toute sa complexité et les grands changements politiques qu’a connu l’archipel. Chaque netsuke propose une histoire, fait référence à un conte ou une légende japonaise. Chaque netsuke est le fruit d’une commande, d’un souhait, d’un espoir pour celui qui le portrait. Ils sont également les témoins de l’ère de grande prospérité qui fut la période Edo, et de la manière dont les codes moraux occidentaux vont s’imposer à la prise du pouvoir par Meiji à l’aube de la modernité. Suivant la disparition du kimono, les netsuke n’ont existé qu’un fragment de seconde dans l’histoire humaine, et c’est ce qui en fait aujourd’hui toute la singularité et la rareté.
Sources :
https://www.barnebys.fr/blog/lart-etonnant-des-sagemono-et-des-netsuke