Se sentir seul au milieu de la foule ? avec sa famille, ses amis ou ses collègues ? Beaucoup d’entre nous ont peut-être déjà été confrontés à ce sentiment paradoxal. Mais au Japon ses conséquences ont pris de telles proportions que le gouvernement a dû adopter des mesures pour lutter contre ce qui est devenu un problème de santé public.

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En 2021, alors que le taux de suicides depuis le début du confinement dépassait celui des décès liés à la Covid-19, l’État japonais a mis en place un ministère chargé de la solitude.

Récemment encore, le Japon a défrayé la chronique avec une vague record de suicides d’adolescents et d’étudiants à la rentrée scolaire. Si la solitude n’est pas l’unique cause de suicide, les deux semblent évoluer de pair. Éclairage sur un phénomène existentiel.

Quand le Ministère de la solitude monte au créneau

Le Japon est une société dans laquelle l’autonomie est une valeur cardinale : le citoyen, ou l’individu, doit être capable de se prendre en charge, de s’assumer. Par exemple, on recourt peu aux aides sociales sous peine de s’attirer l’antipathie de ses compatriotes, car le principe de ne pas déranger le collectif prévaut sur le bien-être individuel.

Et si l’on se trouve dans la position de celui ou celle qui ne souhaite pas être importuné(e), il est possible de pratiquer ses loisirs en solo : chanter seul dans un karaoké-cabine, fréquenter un bar où l’on est sûr de ne parler à personne si on ne veut pas, ou encore jouer seul au base-ball sur un toit…

Photo de Rokas Skeivys sur Unsplash

« 40% des Japonais ont reconnu qu’ils se sentaient seuls »

Quoi qu’il en soit, le Japon est le pays de l’OCDE le plus touché par les problèmes d’isolement. Dans la dernière grande étude réalisée fin 2023 sur le sujet, sur plus de 20 000 personnes âgées de plus de 16 ans, 40% des Japonais ont reconnu qu’ils se sentaient seuls. Chez les gens âgés de 20 et 40 ans, ce taux monte à 45%. Or, demander de l’aide, qu’elle soit matérielle ou psychologique, est loin d’être un réflexe naturel.

C’est en partie pour cette raison que le ministère de la solitude a dû donner les moyens à chaque région du Japon de pouvoir repérer les personnes souffrant d’isolement ou de solitude. C’est ainsi qu’est née la plateforme Notalone proposant une assistance dans différents domaines (travail, santé mentale, éducation des enfants, etc.) avec une rubrique spécialement dédiée aux moins de 18 ans et une hotline destinée aux jeunes envisageant de passer à l’acte.

Le suicide : un phénomène qui n’est pas nouveau au Japon

Dans son ouvrage Anatomy of loneliness – suicide, social connection and the search for relationnal meaning in contemporary Japan, l’anthropologue japonaise Chikako Ozawa-de Silva s’est intéressée à cette question, en menant à partir de 2003 une étude sur des jeunes fréquentant des « suicide websites », plateformes en ligne où ils venaient chercher des « compagnons de suicide », et dont elle retranscrit des échanges dans son livre.

« le Japon faisait preuve d’une relative « tolérance » envers le suicide, le considérant davantage comme un choix personnel que comme un problème de santé mentale »

Ozawa-de Silva explique que, jusqu’à une époque assez récente, le Japon faisait preuve d’une relative « tolérance » envers le suicide, le considérant davantage comme un choix personnel que comme un problème de santé mentale. En 1993 paraît un « mode d’emploi complet » du suicide par Wataru Tsurumi, ouvrage vendu à un million d’exemplaires dans le pays et qui, bien que critiqué, ne fut jamais censuré par le gouvernement.

le « Kanzen jisatsu manyuaru » (完全自殺マニュアル, soit « Mode d’emploi complet du suicide ») de Wataru Tsurumi

Certains suicides revêtent aussi une « forme rituelle de responsabilité » : ainsi le seppuku, suicide des samouraïs, (renommé vulgairement hara-kiri en Occident), ou encore le shinjū qui désigne le suicide de plusieurs personnes liées affectivement et que l’on trouve dans la tradition littéraire et théâtrale de la période Edo, ou encore les kamikazes de la Seconde guerre mondiale.

Au XXe siècle, le pays a connu plusieurs pics de suicides qui ont été interprétés comme une réaction au déclin de la civilisation traditionnelle et à l’influence de l’Occident, plus individualiste. Mais c’est à partir de 1998, avec l’éclatement de la bulle financière et le début d’une stagnation de l’économie, (voire aussi du développement d’internet ?) que le suicide a connu un bond de 35% en un an, se manifestant également sous la forme de suicides de groupe. Un paroxysme qui commence à suffisamment inquiéter les autorités pour les pousser à agir.

Ces suicides de masse sont repris par la pop culture à la télévision ou au cinéma comme dans le film Suicide Club réalisé en 2001 par Sion Sono. Après une édifiante scène d’ouverture où tout un groupe de jeunes filles joviales se jette en chantant sous un train entrant dans une station bondée, Suicide club explore sur un mode gore un malaise social généralisé.

Un changement de société au tournant du 21e siècle

Alors qu’ils touchaient en majorité des hommes d’âge mûr (40-60 ans), les suicides se sont mis à concerner des jeunes gens à la fin de l’adolescence/début de l’âge adulte, coincés dans un « entre-deux social » : pas encore mariés, pas encore installés, pas encore embauchés et donc « improductifs » dans une société très exigeante.

De nombreux hikikomoris correspondent à ce cas de figure. Échec, pression, accidents de parcours ou fragilités psychologiques… Ces jeunes refusent le contact avec l’extérieur et s’enferment, restant à la charge de leurs parents démunis et trop honteux de cette situation pour demander de l’aide.

Même si aucun facteur ne peut expliquer à lui seul le phénomène, Chikako Ozawa-de Silva considère qu’une société qui garantit emploi, succès et stabilité peut exiger de ses membres des sacrifices. En revanche, lorsqu’elle n’est plus en mesure d’assurer ces bonnes conditions, les sacrifices perdent leur sens. Les gens peuvent se sentir inutiles, délaissés, interchangeables. Deux concepts expriment des besoins qu’une vie harmonieuse est censée satisfaire : ikigai, le sens ou le but de l’existence, et ibasho, qui désigne l’endroit où l’on peut être soi-même.

Diagramme de l’ikigai. Source : Wikimedia Commons

Or dans la société japonaise d’aujourd’hui ces concepts semblent bien malmenés et si le lieu où l’on se sent soi-même ne fait pas partie des normes sociales, on peut vite être considéré comme marginal.

Le lien humain transformé en produit de consommation

Quelle que soit la prévalence culturelle de la pudeur d’un pays, nous restons des humains et le besoin de partage et d’intimité ne disparaît jamais. Au Japon, de lucratives compagnies ont monétisé ces besoins de contact, tandis que les liens authentiques s’amenuisent. C’est le cas des agences de locations d’amis, proposant une compagnie sans attentes ni pression, mais aussi une soupape. Dans le domaine, le nom de Shoji Morimoto, ami de location professionnel, (alias « l’homme qui ne fait rien ») est devenu populaire sur les réseaux sociaux ces dernières années.

On peut aussi citer les rui katsu. Ces dernières, traduites littéralement par « activités pour pleurer », sont ainsi proposées dans des cinémas, des cafés, ou dans le lieu de votre choix si vous faites appel à la célèbre entreprise Ikemeso Takkyūbin : sur demande, on vous enverra un « beau gosse » sur l’épaule duquel vous pourrez pleurer de concert. On peut certes s’épancher, mais dans un cadre et surtout moyennant finances…

Des réseaux d’entraide ?

Si ce tableau paraît sombre et cynique, c’est aussi parce que les principaux médias du pays ne relayent pas toujours les initiatives locales d’entraide qui existent et se développent au Japon, à l’image des groupes de soutien qui se sont créés dans certaines communautés touchées par le séisme, le tsunami et l’accident nucléaire de mars 2011.

A Fukushima, des « mamans scientifiques » luttent contre les radiations. Crédit : Mr Japanization. Fukushima. Juin 2019.

Plus récemment a été mis en place à travers tout le Japon un réseau de cafétérias pour enfants, les Kodomo Shokudo, destinées à accueillir des enfants qui sont livrés à eux-mêmes à la maison après la classe en attendant le retour de leurs parents partis travailler. On parle d’ « enfants à clés », ou kagikko (鍵っ子), un concept anglo-saxon né pendant la Seconde Guerre mondiale : les clés de chez eux autour du cou, ces enfants sont d’autant moins capables de demander de l’aide qu’ils peuvent être très jeunes.

Les Kodomo Shokudo existent grâce à une coopération entre volontaires, commerces locaux, écoles et membres de la municipalité pour offrir à ces enfants des repas gratuits dans un espace sûr où créer du lien social. À l’origine, ce projet était destiné à lutter contre la précarité alimentaire mais c’est aussi contre la solitude des plus jeunes qu’il continue désormais de se développer.

De telles initiatives sont très encourageantes quand on constate que même les écoliers japonais sont touchés par les problèmes de solitude, voire de suicide. Peut-être qu’en se multipliant, de telles actions permettront d’inverser cette tendance, ou du moins de faire prendre conscience à tous qu’il devient nécessaire et même vital de faire tomber certaines barrières.

– Candice Corbeel


Image d’en-tête : @mikoto.raw Photographer/Pixabay