Robert Weis, paléontologue passionné du Japon, a entrepris un pèlerinage à la rencontre des adeptes du shugendô (修験道) : les yamabushi (山伏), « ceux qui dorment dans la montagne ». Découverte de cette tradition méconnue qui relie l’humain et la nature.  

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Nous avions déjà eu l’opportunité de vous présenter Robert Weis, paléontologue du Japon et auteur de l’ouvrage Retour à Kyôto. Un récit intimiste où il confie une quête d’introspection au cœur de l’ancienne capitale impériale.

C’est désormais aux yamabushi qu’il consacre son nouveau livre, Yamabushi, la sagesse des montagnes, au cours d’un double voyage, physique autant que spirituel. Mais qu’est-ce que le shugendô et qui sont ses partisans ? Immersion. 

Qu’est-ce que le shugendô ?

Cette ancienne discipline demeure mal connue, parfois des Japonais eux-mêmes, entre ignorance et confusions fantasques. C’est pourquoi Robert Weis débute par une mise au point. 

Yamabushi au mont Omine. Crédit Photo ©Robert Weis

Le mystique ascétique En-no-Gyôja (634-700/707), en est le fondateur. Mélange syncrétique de chamanisme, shintoïsme, taoïsme et bouddhisme ésotérique, le shugendô – soit « pratique de pouvoirs magiques et ascétiques » – s’accomplit en pleine montagne.

« ils recherchent une purification de l’esprit et renforcent leur relation à la Nature ».

Ses adeptes, les yamabushi, s’y soumettent à l’ascèse, comme la méditation sous une cascade d’eau glacée « takigyô » pour citer la pratique la plus connue. Par ces exercices, ils recherchent une purification de l’esprit et renforcent leur relation à la Nature.

L’histoire du shugendô remonte à la préhistoire japonaise où il puise ses racines dans les pratiques religieuses montagnardes sangkaku (« croyances de la montagne »), les monts ayant un caractère divin auquel un culte était rendu. À ce fondement shintoïste, la religion originelle du Japon, vont se mêler l’influence du taoïsme puis particulièrement au IXe siècle celle du bouddhisme ésotérique Tendai et Shingon. C’est alors que des centres spirituels sont fondés dans tout le pays : au mont Hiko, au Dewa Sanzan, au mont Ômine, au mont Haku…

Au moment de la Restauration Meiji en 1868, le bouddhisme est prohibé au profit du shintoïsme promu religion d’État. Mêlant les deux, le shugendô se retrouve interdit jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale quand la liberté de culte est rétablie.

Dans l’intervalle, nombre de pratiques et de connaissances transmises oralement ont été perdues. Ce qui permet à des congrégations de « néo-shugendô » d’apparaître, parfois aux relents sectaires ou dirigées par des individus peu scrupuleux. À l’étranger, se montent des groupes mêlant shugendô et arts martiaux, basés sur la croyance erronée que les yamabushi sont des moines-guerriers.

Cette méprise remonte à la période médiévale quand les yamabushi étaient assimilés aux tengus (天狗), « esprits de la montagne », et « étaient vus comme des sorciers et craints pour leurs pouvoirs surnaturels leur permettant d’exorciser les démons et même de voler », relate Robert. Dans la pop-culture, la représentation des yamabushi sous la forme de tengu combattants achève d’ancrer cette fausse légende dans l’imaginaire moderne.

Pour faire la part entre réalités et fantasmes, Robert Weis ira arpenter ses montagnes, à la rencontre des yamabushi et de leurs croyances, de leurs motivations.

Le début d’une quête

Ainsi qu’il nous l’avait confié en fin d’interview, son pèlerinage se poursuit depuis Retour à Kyôto, situé sur le parcours du Kumano kodô dans la péninsule de Kii :

« J’avais à l’époque l’impression de n’avoir fait qu’effleurer cette région si empreinte de spiritualité et de mystère que j’ai décidé d’y retourner et d’y passer plus de temps notamment au contact des yamabushi, ces moines ascètes qui pratiquent en montagne. J’ai ensuite découvert que ces pratiques ancestrales se poursuivent un peu partout au Japon et j’ai donc visité d’autres montagnes sacrées, du Tohoku au nord jusqu’au Kyushu au sud, un mois durant. »

Durant quatre semaines à l’automne 2023, Robert Weis sillonne donc ces montagnes sacrées, suivant les traces d’adeptes du Bouddhisme, du Shintoïsme, du Shugendô. Et ce pèlerinage aboutit donc à un nouveau livre, Yamabushi, la sagesse des montagnes.

Nous allons tracer l’itinéraire de ses pas où chaque étape est marquée d’une identité propre, d’une histoire unique. Nous nous contenterons d’en effleurer la surface pour en laisser la profondeur au récit de son ouvrage.

Les trois sommets sacrés du Dewa Sanzan à Yamagata

Ces trois monts, le Haguro, le Gassan, et le Yudano, constituent le centre névralgique du shugendô. Les yamabushi et les pèlerins y recherchent la purification, la libération de l’esprit et la communion avec les forces naturelles.

« On entre en montagne pour y mourir et renaître symboliquement » (Yamabushi, la sagesse des montagnes, page 29)

« Immerge-toi dans la nature, mets à l’épreuve tous tes sens, et réfléchis ensuite à cette expérience » voici la parole de son maître qu’un yamabushi néo-zélandais confiera à Robert. Ce yamabushi, Tim, appartient à un groupe shintoïste qui rend accessible la pratique du shugendô aux novices.

Mais cette ouverture n’est pas appréciée des bouddhistes du mont Haguro qui y voient une commercialisation corrompant l’authenticité du shugendô. C’est un dilemme auquel bien des lieux sont confrontés : se replier sur soi au risque de disparaître ou s’ouvrir au monde pour s’adapter et perdre de son historicité. Entre les deux, l’équilibre est délicat et les débats sans fin.

Au mont Haguro. Crédit Photo ©Robert Weis

A Yoshino

Le village de Yoshino est célèbre pour ses cerisiers en fleurs, qui selon la légende, sont associés à l’ascète En-no-Gyôja. Au temple Sakuramotobô, Robert échangera avec deux abbés, Hôun et Ryônin, sur la recherche spirituelle.

Dans le shûgendô, lui expliquera Hôun, cette dernière passe par les principes du yama-no-gyô (« pratique dans la montagne ») et du sato-no-gyô (« la pratique au village »). Deux principes cycliques et interdépendants car « après s’être isolé dans la nature, il est important de revenir en société pour digérer son expérience ». De plus, une retraite rend nécessairement dépendant des autres qui doivent travailler à la place du retraitant. Il s’agit donc de donner à son tour et de partager l’expérience acquise.

Au Kinpusen-ji, Robert assistera à une cérémonie du feu : saitô goma, réunissant une vingtaine de yamabushi. Ceux-ci sont revêtus de leurs attributs caractéristiques : un hishiki, toge caramel ornée de pompons avec une peau de bête sur le fessier, un tokin, boite ronde et noire fixée sur le front, et une conque marine nécessitant des années d’entraînement pour en jouer.

Yoshino en automne. Crédit Photo ©Robert Weis

En passant par Nara, Kyûshu et Tottori

À la recherche d’En-no-Gyôja, Robert poursuivra son voyage au mont Katsuragi, à Gose dans la préfecture de Nara. Car c’est dans cette ville que le fondateur du shugendô serait né, dans les alentours du temple Kisshoso-ji. Sa région natale accueillera ses premières ascèses avant qu’il en soit chassé pour sorcellerie et manipulation de la population. Il perfectionnera ensuite ses pratiques ascétiques au mont Ômine qui lui doit aussi ses chemins de pèlerinage.

Ensuite, direction Kyûshu et la péninsule de Kunisaki, pour des confidences spirituelles entre notre narrateur et Tetsuo et Everett, deux pratiquants de shugendô avec qui il effectue trois jours de voyage dans les montagnes. L’occasion aussi de s’imprégner des épreuves des apprentis yamabushi et du rituel de la conque.

Everett jouant de la conque. Crédit Photo ©Robert Weis

Puis, c’est vers le Nageire-dô perché à flanc de falaise du mont Hitoki à Misasa (dans la préfecture de Tottori) que Robert dirigera ses pas. Le mont Hitoki fait l’objet d’un culte vieux de treize siècles. Il constitue un pôle du shugendô, longtemps réservé aux ascètes mais désormais ouvert à tous du moment qu’une condition physique et un équipement adéquat permettent cette ascension sportive.

Le court pèlerinage (deux heures de marche aller-retour) entre le temple principal Sanbutsu-ji et le Nageire-dô au sommet, doit permettre de purifier les six racines de la perception (yeux, oreilles, nez, langue, esprit, corps) et de guérir les cinq sens.

Avec un maître au mont Horaiji

Au mont Horaiji, sur les hauteurs de Nagoya, Robert participe ensuite à un pèlerinage dirigé par maître Hoshino, une figure du shugendô et chaman de tradition shintoïste dont il a beaucoup entendu parler. Son âge, 77 ans, n’est pas un obstacle. Au contraire, sa vitalité frappe les esprits.

Pèlerinage au mont Horaiji. Crédit Photo ©Robert Weis

Quand on l’interroge sur la signification du shugendô, le maître a cette réponse : « C’est une philosophie qui consiste à se replonger dans la nature et à réfléchir à ce que l’on y ressent. D’abord ressentir. Ensuite réfléchir. »

« Le rôle d’un yamabushi est simplement de relier les gens à la nature. » Maître Hoshino

Les monts sacrés : Ômine, Kôya, Ontake

« Les monts d’Ômine représentent le Graal des yamabushi : c’est ici que En-no-Gyôja aurait reçu ses pouvoirs surnaturels de la divinité Zaô-gongen », écrit Robert. Ici, c’est l’ascension du sommet Sanjogatake qui l’attend.

Puis ce sera au tour d’un lieu mythique du bouddhisme Shingon : le mont sacré Koyâ. Car le bouddhisme Shingon eut une influence essentielle sur le shugendô, notamment les rituels. Et des moines Shingon ont été/sont aussi des yamabushi, incarnant ce syncrétisme propre au shugendô.

Enfin, l’Ontake constituera l’ultime sommet du voyage. Ce mont a été strictement réservé aux pratiquants du shugendô jusqu’à la fin du XVIIe, quand deux maîtres décidèrent d’y ouvrir des chemins pour les laïcs. Un rituel de possession d’origine chamanique unique y est perpétué, auquel Robert a l’opportunité de participer : l’oza, au cours duquel un médium en transe communique avec les esprits. Chaque participant en reçoit la parole.

Cave sacrée du mont Ontake. Crédit Photo ©Robert Weis

Ainsi s’achève donc « un mois de marche, de questionnements, de révélations, de rencontres surtout » conclut Robert Weis dans le dernier chapitre.

Sur la pratique du shugendô, les motivations, les perceptions, sont aussi variées que les individus. En cela la question « Quelle est la sagesse des yamabushi ? » est vaine. Aucune vérité générale n’est possible tant la dimension spirituelle se mêle à l’intime, chacun trouvera la sienne. Certaines personnes recherchent la proximité de la nature. D’autres attendent un réconfort psychologique. Ceux-ci sont animées par une foi religieuse, une quête spirituelle, quand à l’opposé, ceux-là se contentent de suivre des amis…

Tout au long de son voyage, Robert effectuait son propre périple intérieur, à la recherche de réponses. Les a-t-il trouvées ? Nous lui faisons remarquer qu’au long de son ouvrage, il se confie peu sur son propre ressenti. Il nous répond :

« J’ai l’impression de m’être confié presque trop, mais c’est vrai que je suis plutôt quelqu’un de réservé, donc, me livrer plus aurait été vraiment trop pour moi ! Mais c’est vrai aussi que j’ai cherché un équilibre, quelques moments de confidences personnelles, mais aussi des moments de confidences d’autres personnes. J’ai aussi pensé aux lecteurs/lectrices car peut-être achètent-ils le livre pour en savoir plus sur des rituels peu communs plutôt que d’en apprendre plus sur moi-même. »

Yamabushi, la sagesse des montagnes est publié aux éditions Transboréal.

– S. Barret