Que ce soit dans théâtre traditionnel Nô ou lors des matsuri, s’il existe un élément qui revient sans cesse dans la culture populaire nippone, c’est bien le masque. Du théâtre en passant par les fêtes populaires jusque dans la vie sociale et la communication, Poulpy vous propose un aperçu de la place et du rôle du masque au Japon, ce « visage passager » que chacun peut et, surtout, doit porter en société.

仮面, Kamen, Masque

Masque de démon Hannya.

Les premiers masques japonais qui viennent à l’esprit quand on parle de kamen sont les masques utilisés par le théâtre traditionnel Nô, les Nômen. Le Nô est une forme théâtrale qui découle de rites, de danses et pantomimes religieuses destinées à l’origine aux divinités pour demander de bonnes récoltes. C’est une quasi constante à travers le monde, d’Asie jusqu’en Afrique et en Amérique du Sud : les masques servent à communiquer avec le monde invisible.

Ces danses masquées ont peu à peu perdu leur caractère sacré pour être codifiées au XVème siècle et devenir une forme de théâtre prisée des élites, à caractère purement récréatif. Dans le Nô, le rôle des masques est prépondérant. Ils sont portés par l’acteur shite qui tient le rôle principal, assisté du waki, le rôle secondaire chargé par ses dialogues avec le shite d’expliquer l’histoire aux spectateurs. Beaucoup plus rarement, le tsure, assistant du waki, peut être amené à en porter pour des rôles féminins.

Il existe autant de masques de Nô qu’il y a de personnages possibles : soit des femmes, des hommes, des vieillards, des esprits et des démons. Si nous n’en connaissons qu’une poignée en occident, il existe en réalité plus de de 250 Nômen ! Ils sont codifiés de manière à ce que le spectateur reconnaisse immédiatement le personnage, son type, son âge, sa classe sociale et même son humeur. Le masque dissimule le visage de l’acteur pour lui permettre de s’incarner dans son personnage par une gestuelle strictement chorégraphiée. Il est en outre volontairement plus petit que le visage humain et les étroites ouvertures des yeux rendent la vision assez difficile pour l’acteur. Alors que le masque arbore des traits figés, l’acteur doit réussir à l’animer en devant subtilement incliner la tête de manière à ce que l’éclairage lui fasse changer d’expression.

Les pièces de Nô sont entrecoupées d’un intermède comique, nommé Kyôgen, lors duquel les acteurs portent également des masques. Le Kyôgen présente des farces dont le burlesque tranche avec la solennité du Nô. Aussi à l’inverse de ceux du Nô, les masques de Kyôgen ont des expressions exagérées pour provoquer l’hilarité des spectateurs. Le théâtre Nô a emprunté l’emploi du masque aux ancêtres des matsuris, les fêtes populaires Gigaku qui en avaient adopté l’usage au VIIème siècle à son arrivée de Corée.

Le masque est resté un élément que l’on retrouve souvent lors de fêtes issues du folklore japonais. Parmi ces évènements, l’un des plus connus est le réveillon du Nouvel An des renards à Ôgi. Selon la légende, chaque 31 décembre, les renards du Kanto se rassemblent sous un saule près d’Ôji, une ville au nord de Tokyo. Ils se déguisent en humains pour gagner le sanctuaire de la ville et prier au sanctuaire Ôji Inari (Inari étant le kami de l’agriculture dont le messager un renard). En référence à cette légende les habitants d’Ôji organisent chaque 31 décembre un cortège de renards. Les habitants déguisés avec des masques de renards et munis de lanternes se rendent au sanctuaire Ôji Inari pour la première (et importante) prière de l’année.

Beauté et Masque de Kitsune. Par Utagawa Toyokuni I. 1820.

On retrouve l’emploi de masques dans nombre de matsuris dont faire la liste exhaustive demanderait un temps considérable. Pour citer d’autres exemples importants toutefois, nos lecteurs se souviendront de l’incroyable festival de la traversée du feu à Hokkaido. La traversée est réalisée par un homme ayant revêtu un effrayant masque de tengu (yôkai ou dieu du folklore shinto) dont les flammes l’entourant décuplent l’expressivité. Aussi, le photographe français Charles Fréger avait rendu compte de l’importance des masques dans la culture populaire japonaise en se rendant dans les campagnes pour capturer des images de danses rituelles destinées à faire fuir les démons et s’attirer la faveur des dieux.

Photographie : Katsu (克), @katuka2 / Twitter

En matière de masques, n’oublions pas de citer nos légendaires guerriers samouraïs qui, pour les plus riches d’entre eux, portaient un masque dit menpô, partie intégrante de leur armure. Outre son caractère protecteur, ce masque avait également pour fonction d’effrayer l’adversaire et de refléter le caractère féroce de son porteur. Il en existe de différentes variétés selon que le masque protège tout ou seulement une partie du visage. Ces masques sont aujourd’hui des bijoux rares pour les collectionneurs d’antiquités japonaises.

Source wikipédia. Shirohige Ressei-menpo. 18th century, Edo period. Tokyo Fuji Art Museum.

La pop-culture s’est enfin abondamment nourrie de cette culture du masque. Dans le Voyage de Chihiro, le Sans-visage (Kaonashi), l’un des personnages les plus marquants du film, porte un masque ressemblant fortement à un masque de Nô. Sans personnalité propre, il peut avaler les gens et s’accaparer de leurs traits, ce pourquoi il adsorbe l’avidité, la gourmandise et l’envie des travailleurs des bains. À travers lui, son masque expose un autre visage : celui de notre humanité. Nous pouvons tous choisir, au cours de notre vie, le masque que nous voulons porter. Impossible de ne pas mentionner aussi l’excellent jeu-vidéo The Legend of Zelda : Majora’s Mask, où le héros, Link, est amené à collecter des masques dont quatre vont même transformer son apparence et lui conférer des capacités spéciales.

Bref, les masques japonais ont systématiquement ce pouvoir commun : celui de transformer l’humain en lui donnant des pouvoirs surnaturels. Mais il y existe cependant un masque bien plus commun, plus difficile à décerner et pourtant omniprésent…

Le masque le plus courant est celui qu’on ne voit pas.

D’un point de vue « immatériel » cette fois, nous ne pouvons oublier de parler du masque de politesse et des convenances sociales que les Japonais revêtent en public comme en privé. Il s’agit du Honne et du Tatemae. Le premier désigne les émotions et opinions réelles d’une personne Japonaise. Cependant, pour éviter de froisser ou de gêner son interlocuteur, le Japonais « bien élevé » va revêtir le masque du second pour exprimer ce que la bienséance de la société attend de lui.

Le contrôle des émotions peut mener à la folie.

C’est également ces masques sociaux qui donnent le sentiment aux touristes étrangers que les Japonais sont forcément toujours adorables et gentils. De quoi décontenancer plus d’un nouvel expatrié qui s’attendrait éventuellement à cette honnêteté en toute circonstance. Ce n’est pas le cas. Les Japonais sont des humains comme les autres et, tôt ou tard, les masques finissent par tomber. Il n’en sont pas pour autant malhonnêtes, loin de là. L’idée étant généralement d’éviter les conflits et les blessures inutiles.

Ceci implique cependant de mentir ou d’omettre une vérité en pleine conscience. Parfois même, la confusion peut habiter la personne entre l’Honne et le Tatemae, si bien qu’elle puisse conduire à des troubles mentaux, alimentés par un trop grand besoin d’exprimer ses sentiments réels. C’est par exemple le cas au travail où il convient de faire bonne figure, même en cas de harcèlement moral ou sexuel… Que faire alors si un supérieur – dont on doit théoriquement le respect total – tente d’abuser d’une personne fragile ? Un paradoxe parfaitement exprimé dans la série Aggrestuko.

Mais si ces masques portés en permanence par les Japonais ont pour but « officiel » d’éviter les problèmes, la douleur est double quand les réelles intentions d’une personne finissent par être découvertes, parfois des mois, des années après ! Car, inévitablement, les vrais sentiments des individus finissent par éclater au grand jour, tôt ou tard, et souvent de manière indirecte et perfide. Certains japonais eux-mêmes sont parfois lassés de ces jeux de masques où il est très difficile de percevoir les intentions d’une personnes, en particulier dans les relations amoureuses.

Ainsi, il n’est pas rare de voir une relation « parfaite » en apparence, voler en éclat du jour au lendemain tant les partenaires vont contenir de petites frustrations pendant des mois, rendant impossible toute évolution dans la relation. Dans le même ordre d’idée, il est difficile de faire entièrement confiance en son partenaire dont on sait que le discours sera étudié pour nous satisfaire. Donc, vivre avec des comportements potentiellement faux. Pas étonnant, dans ces conditions, que l’adultère soit une pratique courante dans la culture japonaise. L’important étant de maintenir les apparences quoi qu’il en coûte.

De ce fait, après nombre d’expérience, même en tant que personne Japonaise, il devient parfois difficile de faire confiance soi-même à un autre japonais. Ainsi, le masque est omniprésent au Japon, sous forme physique mais aussi sous la forme invisible des conventions. Aussi vieux que le Japon lui-même, le masque a façonné les rituels autant que la communication entre individus, si bien que, parfois, la réalité elle-même semble porter un masque. Un peu comme si, depuis l’époque Kamakura, chacun était devenu l’acteur naturel d’une grande pièce de théâtre nô à l’échelle de la nation japonaise.

Mr Japanization


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