Un jour, une jeune fille japonaise, à l’occasion d’un voyage scolaire à Kyoto ou d’un documentaire télévisé, découvre le monde merveilleux des geikos (le mot pour geisha dans le Kansai). Elle est fascinée par les jeunes maikos, leurs magnifiques kimonos, leur mode de vie et dès lors elle n’a plus qu’un désir, en devenir une elle aussi. Mais comment doit-elle s’y prendre pour réaliser son rêve ? Quelles sont les différentes étapes qui jalonneront sa formation ? Poulpy vous explique étape par étape comment des adolescentes embrassent une carrière dédiée aux arts traditionnels qui tient plus de la vocation que d’un métier.
Les maikos (舞妓 ‘jeune fille qui danse’) et geikos (芸妓 ‘enfant des arts’) de Kyoto sont les plus renommées du Japon car s’il existe des communautés de geishas dans d’autres villes (Tokyo, Nagoya, Akita, Kanazawa, Tokushima…) c’est dans l’ancienne capitale que la formation est restée la plus traditionnelle et rigoureuse.
La ville comporte cinq hanamachi ‘quartier-fleur’, plus ou moins étendus, jouissant d’une considération différente. Gion Kobu (le plus prestigieux), Kamishichiken (le plus ancien) et Pontocho sont les quartiers les plus réputés puis viennent Gion Higashi et Miyagawacho de moindre réputation car ces deux quartiers abritaient des établissements de prostitution lorsque cette dernière était légale.
1. La prise de contact
Pour se rapprocher d’une okiya (pension où vivent maikos & geikos et qui assure leur formation) d’un de ces quartiers, une jeune fille peut spontanément prendre contact via internet, certaines okiyas ayant ouvert des sites internet pour faciliter le recrutement. Si elle a de la chance, elle peut aussi y être introduite par un membre de sa famille ou une connaissance qui a des connections avec un hanamachi. La jeune fille peut alors s’entretenir avec la propriétaire d’une okiya qui lui détaillera les épreuves et les difficultés de la vie qu’elle aspire à embrasser.
autrefois la formation débutait dès un très jeune âge : 5 – 6 ans.
Il est possible qu’on propose à la jeune fille de venir faire ‘un stage’ introductif de quelques semaines à l’okiya durant les vacances scolaires pour tester sa motivation et sa capacité à endurer le strict apprentissage de maiko. Car si autrefois la formation débutait dès un très jeune âge (5-6 ans) aujourd’hui ce n’est plus possible, la scolarité étant obligatoire jusqu’à 15 ans, c’est à dire la fin du collège. C’est une lourde décision de ne pas compléter ses études jusqu’au lycée, qui doit être prise après mûre réflexion (bien que Miyagawacho encourage ses maikos à suivre des cours par correspondance pour terminer leur scolarité – mais ce n’est pas obligatoire).
2. Shikomi 仕込妓, la première étape
Si la détermination de la jeune fille se confirme et qu’elle obtient l’approbation de ses parents souvent réticents, elle passe un contrat de formation avec l’okiya qu’elle intégrera. Une fois membre d’une okiya, il est impossible d’en changer. Dorénavant elle appellera la propriétaire « okasan » / « mère » et les autres pensionnaires (maikos & geikos) seront ses grandes sœurs « onesan » en héritage de l’époque où les jeunes filles étaient vendues à l’okiya par leurs parents. Toutes la guideront et lui feront partager leur expérience pour s’intégrer et comprendre le fonctionnement du hanamachi, communauté quasi-exclusivement féminine (à quelques exceptions près, comme l’habilleur et les artisans) et où le sens de la hiérarchie est très aigu.
Par ailleurs, elle devra aussi appeler « onesan » toutes les maikos et geikos ayant plus d’ancienneté qu’elle et « okasan » toutes les autres propriétaires d’établissements du quartier. Un jour elle sera à son tour l’onesan des jeunes filles, « petites sœurs », débutant après elle. Elle entame alors le premier stade de sa formation « shikomi » qui dure entre six mois et un an selon l’okiya, son âge et ses dispositions pour les arts.
Dans la journée, la shikomi suit des cours à l’école de son hanamachi ; elle y apprend à danser (à chaque hanamachi son style de danse), à jouer des instruments de musique (shamisen, flûte, tambours), à mener la cérémonie du thé, pratique l’ikebana et la calligraphie. À ce stade, la jeune prétendante est naturellement loin de maitriser ces arts.
À l’okiya, elle s’occupe des tâches ménagères sous la houlette de l’okasan qui veille également à ce qu’elle acquiert les bonnes manières traditionnelles et la façon particulière de parler des maikos (un ancien dialecte kyotoïte). Elle peut être chargée de commissions pour rendre service à ses sœurs, les observe en silence et les assiste quand elles se maquillent et revêtent leur long kimono à traîne (l’hikizuri), s’initiant à des gestes qu’elle sera amenée à reproduire un jour.
« Nombreuses sont celles qui abandonnent à ce stade«
Le soir, elle accompagne parfois ses sœurs dans les maisons de thé « ochaya » où celles-ci rencontrent leurs clients. La shikomi, en vêtements occidentaux, porte les affaires de ses sœurs. De retour à l’okiya, elle ne se couche jamais avant leur retour à une heure tardive pour les aider à se démaquiller et se déshabiller. C’est le prix de l’initiation.
Lors des nombreuses célébrations qui ponctuent l’année (salutations du Nouvel An, visites de remerciements aux professeurs etc.), la shikomi vêtue d’un kimono ‘simple’, sans maquillage ni coiffure traditionnels (si bien qu’elles n’apparaissent souvent pas sur les photos des touristes), accompagne les membres de son okiya et prend ainsi part à la vie sociale du quartier où il est vital d’entretenir de bonnes relations. Pour ne pas être trop nostalgique de sa famille, ce qui perturberait son apprentissage et son immersion dans son nouvel environnement, une shikomi ne peut avoir de téléphone portable. Il en est de même pour les maikos. Le seul moyen pour correspondre avec sa famille biologique est l’envoi de lettres écrites.
Nombreuses sont celles qui abandonnent à ce stade, ne pouvant endurer cet emploi du temps chargé, la solitude et les exigences que l’on attend d’elles. À la fin de cette étape, la shikomi passera un examen devant ses professeurs et les membres les plus éminents du quartier pour décider si elle a acquis les bases nécessaires tant sur le plan artistique que du comportement pour accéder enfin au statut de maiko.
3. Minarai 見習い, l’initiation au métier
L’examen validé, la jeune fille ne devient pas maiko immédiatement. Elle doit d’abord passer par l’étape « minarai » ce qui signifie littéralement : apprendre en regardant. Même si elle n’est pas encore maiko, elle va enfin adopter leur maquillage blanc, leur coiffure caractéristique et se vêtir d’un kimono, légèrement différent toutefois (les règles varient selon l’hanamachi) et d’un obi à pans tombants courts (le darari obi de la maiko étant à pans longs).
« un lien aussi fort que celui du sang »
Son nom d’artiste « geimei » va être décidée par l’okasan qui désignera aussi une geiko en qui elle a confiance pour être sa « marraine » (de nouveau, les règles changent selon l’hanamachi, parfois une maiko expérimentée peut endosser ce rôle ou à de rares occasions la future maiko n’aura pas de marraine). Le lien, aussi fort que celui du sang, entre la grande grande sœur « onesan » et sa nouvelle petite sœur « imotô » est matérialisé par une partie identique dans leurs noms, ce qui crée des lignées de geimei. Ainsi, à l’okiya Odamoto de Gion Kobu existe la lignée « Katsu » 佳つ : Katsugiku 佳つ菊 fut l’onesan de Katsuhina 佳つ雛 qui est devenue celle de Katsumomo 佳つ桃.
Cette marraine jouera un rôle de premier plan dans la carrière de sa petite sœur. Plus elle est célèbre, plus cela sera bénéfique à sa protégée qu’elle présentera à ses clients fidèles, lui assurant une clientèle. La gloire de l’aînée profite logiquement à la cadette et favorise sa carrière. Elle veille aussi aux progrès de sa petite sœur, prenant les blâmes à sa place de la part des professeurs ou des okasan qui auraient des reproches à lui faire sur son comportement ou pour rectifier des erreurs. Son choix est donc d’une importance primordiale dans un milieu où les relations et les responsabilités sont le cœur du système.
Durant cette période de deux mois environ, la minarai va, comme ses sœurs, participer à des banquets « ozashiki » dans une maison de thé « ochaya » et enfin aller au contact des clients. Parfois, l’okasan d’une okiya est aussi celle d’une ochaya ce qui facilite cette période cruciale d’initiation au métier pour la jeune fille. À cette étape, on n’attend pas d’une minarai qu’elle participe activement au banquet mais surtout qu’elle y observe ses aînées pour s’imprégner du rôle qu’elle aura à y jouer : principalement s’assurer que les verres soient pleins et les cendriers vides, parler et jouer avec les clients toujours avec grâce…
4. Maiko 舞妓, les années d’apprentissage
Vient alors le moment de faire enfin ses débuts comme maiko et de se présenter officiellement à la communauté au cours de la cérémonie du misedashi (littéralement « ouverture du magasin »). Le monde des geishas est un milieu très superstitieux et l’okasan choisira un jour considéré comme de bon augure pour le misedashi de sa protégée.
Ce jour là, dans une atmosphère solennelle, assistée de ses sœurs et de familiers de son okiya, la jeune fille revêt un kimono noir formel ‘kuromontsuki’ et sa chevelure s’orne de précieuses épingles en écaille de tortue que l’on sort à cette occasion uniquement. Elle les portera durant trois jours. Des affiches de félicitations « mokuroku » envoyées par des relations de l’okiya (clients, geikos, autres okiyas…) sont accrochées à l’extérieur et l’intérieur de l’établissement. De son coté l’okiya aussi offre des présents pour annoncer l’évènement tel que l’uchi-iwai contenant un tenugui.
C’est aussi le jour où la nouvelle maiko va échanger trois coupes de sake avec sa ‘marraine’, un rituel pratiqué aussi au cours du mariage, symbolisant la relation créée entre deux personnes, les liant pour la vie. Croiser une jeune maiko dans sa tenue de misedashi est donc une opportunité rare.
Enfin, le grand jour arrive
Vidéo : misedashi de Toshihina, maiko de Miyagawacho, le 8 décembre 2014.
Selon la coutume de son hanamachi, c’est accompagnée de « l’otokoshi » (l’homme qui vient tous les jours pour habiller les maikos et geikos) de sa grande sœur ou d’une responsable du kenban (bureau central du quartier) que la maiko va faire le tour des établissements de son quartier pour se présenter aux patronnes, solliciter humblement leur confiance et leur soutien futurs.
La voici prête pour débuter sa carrière, rencontrer et fidéliser des clients. Ceux-ci sont membres exclusifs d’une ochaya, à laquelle ils réservent la tenue d’un banquet ; ils peuvent nommément demander la présence de leurs maikos et geikos préférées où en laisser le choix à la patronne. Celle-ci transmettra ensuite la demande à l’okiya dont les jeunes femmes dépendent et l’okasan acceptera ou pas. Même s’il veut faire une sortie ou diner au restaurant avec elles, un client doit suivre cette procédure et passer par sa maison de thé attitrée. Il ne contacte jamais directement les maikos et geikos !
Mais toutes ne supportent pas cette vie
Le rythme de vie d’une maiko est encore plus intensif que lorsqu’elle était shikomi. Elle travaille tous les jours de la semaine et ne bénéficie que de deux jours de congé par mois. Tous les matins vers 9h, elle doit se rendre à ses cours. Parfois, dès l’après-midi, elle peut avoir rendez-vous avec des clients. Mais la journée de travail débute généralement en fin d’après-midi pour s’achever très tard le soir. Une maiko se couche souvent à minuit passé. De plus, chaque jour, tant qu’elle sera maiko, elle doit se rendre dans les maisons de thé pour lesquelles elle a travaillé la veille et remercier l’okasan personnellement. Elle préserve ainsi de bonnes relations avec ces patronnes qui sont susceptibles de faire de nouveau appel à elle. Là encore, toutes ne supportent pas cette vie et certaines jeunes filles quittent le métier au bout de quelques mois.
La coiffure d’une maiko réalisée avec ses cheveux coûte chère ce pourquoi elle ne la fait refaire qu’une fois par semaine. Cela l’oblige en outre à dormir sur un repose-nuque inconfortable. Ses gains reviennent entièrement à son okiya, couvrant tous ses frais : cours, logement, habillement ; son okasan lui remet cependant de l’argent de poche. Si elle est très appréciée, des clients peuvent lui faire des cadeaux. Au cours de sa carrière, la tenue d’une maiko va se modifier peu à peu pour refléter sa maturité grandissante (Poulpy vous avait détaillé cette évolution dans un précédent article).
Il est temps pour la jeune fille de faire un choix crucial
5. Geiko 芸妓, l’artiste professionnelle
À l’âge de 20-21 ans, la carrière de maiko prend fin. Il est temps pour la jeune fille de faire un choix crucial : elle peut librement quitter la profession pour s’orienter vers un autre métier, pour reprendre des études, parfois pour se marier ou alors choisir de persévérer et de devenir geiko. Aux yeux de la communauté et des clients elle sera alors une artiste aux talents artistiques confirmés à même d’animer les banquets et de distraire ses clients.
Un nouveau statut qui implique encore plus de responsabilités car si les faux-pas pouvaient être pardonnés à une maiko qui est en apprentissage, on aura moins d’indulgence envers une geiko, considérée comme une adulte expérimentée. La transition entre ses deux états est marqué par le « sakkô », nom de la coiffure qu’une maiko ne porte que dans les deux dernières semaines de sa carrière pour en annoncer la fin. Toujours dans la finesse des détails…
Comme lors de ses débuts de maiko, le passage au rang de geiko est marqué par une cérémonie similaire dans la forme, l’erikae. Parée d’un kimono de cérémonie à manches courtes d’adulte, les cheveux dorénavant dissimulés sous une perruque (ce qui lui permettra de porter des vêtements occidentaux quand elle le souhaite et de retrouver le confort d’un oreiller), elle fait de nouveau le tour des établissements de son quartier pour annoncer officiellement sa nouvelle condition, remercier de l’aide qu’elle a reçue pendant ses années de maiko et solliciter le soutien de la communauté pour cette nouvelle étape de sa vie. Elle reçoit les félicitations de son entourage et célèbre l’évènement.
Pendant quelques années encore (durée variable selon son accord avec son okiya), la jeune geiko reste dépendante de son okiya comme lorsqu’elle était maiko. Sa vie continue de la même manière, elle suit toujours des leçons pour se perfectionner dans les arts, choisissant de se spécialiser dans la danse ou la musique ; ses gains reviennent toujours à l’okiya qui s’occupe de ses rendez-vous, paie ses cours, l’héberge et lui prête ses tenues.
Puis, lorsqu’elle aura assez de clients fidèles pour lui assurer un revenu suffisant, généralement après 2-3 ans, la geiko pourra devenir indépendante « jimae » et quitter l’okiya pour avoir son propre logement. Elle demeure cependant liée à son okiya qui restera son agent pour organiser ses rencontres avec les clients. Elle garde à présent l’ensemble de ses gains mais sera aussi en charge de toutes les dépenses que son okiya couvrait. Des dépenses très élevées, notamment en ce qui concerne l’habillement (kimonos et obis valent très chers et une geiko se doit d’en avoir un certain nombre), qui font que de nombreuses jeunes geikos quittent la profession à ce moment pour des raisons financières. Les geikos qui arrivent à rester sont donc les plus populaires et celles qui bénéficient d’un soutien financier complémentaire de clients aisés. C’est ici que le « capital relationnel » acquis durant sa formation joue un rôle déterminant.
Enfin la jeune fille inexpérimentée est devenue une jeune femme accomplie, maillon important de sa communauté. Elle pourra y rester geiko toute sa vie, peut-être arrêtera-t-elle sa carrière pour se marier ou ouvrir son établissement et devenir okasan. À son tour, elle guidera les jeunes maikos dans ce monde complexe, leur prodiguant des conseils issus de son expérience, et elle prendra des petites sœurs sous son aile. Pour que l’histoire recommence et que la tradition perdure…
Le monde des geishas est un univers fascinant et tellement riche que tout ne peut être détaillé dans un seul article déjà très long. Les évènements qui rythment l’année, l’organisation minutieuse d’un hanamachi mériteraient qu’on s’y attarde également ; à l’occasion de prochains articles à découvrir sur Mr Japanization…
S. Barret