Rokurokubi fait partie de la grande famille des yôkai, ces apparitions étranges du folklore japonais. S’il est beaucoup moins répandu dans la culture populaire que le kappa, le kitsune ou encore le oni, il fait partie des créatures les plus fascinantes de la culture japonaise, pour ne pas dire terrifiantes. De fait, son long cou et sa tête baladeuse ont de quoi faire froid dans le dos. Pourtant, cette créature n’effraye pas les humains sans une bonne raison…
Imaginez. Vous vous reposez paisiblement sur votre futon un soir d’été, isolé dans la campagne japonaise, bercé par le bruit des cigales. Soudainement, un bruit vous interpelle derrière le shôji, le mur coulissant au papier translucide. Vous n’êtes pas seul. À travers la transparence du washi, vous apercevez une tête humaine qui ne semble rattachée à aucun corps. La porte s’ouvre doucement dans un long tiraillement. Une tête flottante à l’apparence d’une femme se projette sur vous pendant que son long cou vous enlace. Tout en vous asphyxiant lentement, la créature vous observe droit dans les yeux et recrache la fumée de sa longue pipe. Vous voilez nez à nez avec l’un des yokaï les plus terrifiants du Japon : rokurokubi.
L’apparence d’un rokurokubi le rend facilement reconnaissable grâce à son cou qui s’allonge indéfiniment pour permettre à sa tête de se balader librement dans les airs. S’il est souvent inoffensif et se sert de son aptitude pour jouer des tours et faire peur aux hommes, le rokurokubi est en réalité un être simple humain victime d’une malédiction…
Qui est le rokurokubi ?
Le rokurokubi ろくろ首 possède donc un cou qui s’allonge à souhait, mais seulement à certains moments précis de la journée. Le jour, il s’agit généralement d’un être humain tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Ce n’est qu’une fois la nuit tombée que son cou s’allonge. Grâce à cette aptitude, la tête du rokurokubi peut se promener en toute liberté, sur une distance assez grande. Le fait que le rokurokubi soit un être humain normal le jour rend la créature difficile à reconnaître le jour. D’autant plus que certains rokurokubi n’ont pas conscience de ce qui leur arrive la nuit et se réveillent en pensant avoir simplement rêvé ! Leur victime, par contre, ne risque pas d’oublier cette expérience.
On ne sait pas vraiment d’où vient son nom, mais certains pensent que ce serait une combinaison du mot rokuro, qui désigne la poulie qui sert à remonter le seau d’un puits, et du mot kubi qui signifie « cou ». Rokuro est aussi un terme qui désigne le dispositif d’ouverture d’un parapluie ou un tour de potier. Ces différents objets ont pour point commun de s’allonger, comme le cou du rokurokubi.
Le rokurokubi est généralement décrit comme étant une créature inoffensive, qui se sert de sa capacité physique pour jouer des tours aux humains et aux hommes en particulier. Il aime bien faire peur à son entourage (époux ou voisin) ou aux ivrognes, en faisant surgir sa tête dans la nuit. Le rokurokubi peut être aussi bien un homme qu’une femme, mais la plupart des récits que l’on trouve dans les kaidan (histoires de fantômes) concernent des femmes effrayant des hommes.
Comment devient-on rokurokubi ?
Le rokurokubi est un être humain victime d’une malédiction. Une femme peut devenir rokurokubi parce qu’elle a « simplement » trompé son conjoint, mais il arrive souvent qu’elle soit maudite par procuration pour des erreurs commises par son père ou son mari. Un des effets collatéral du patriarcat japonais : c’est la faute de la femme, même si elle n’a rien fait ! Ce type de malédiction est donc particulièrement injuste pour le rokurokubi. La femme est punie pour les péchés de son entourage masculin. Cette punition est étroitement liée à la notion élargie de karma : si un homme fait quelque chose de mal, alors sa fille deviendra un rokurokubi. Cette sentence par procuration devait, en principe, pousser l’homme japonais à avoir une bonne conduite pour éviter des ennuis à sa famille.
C’est par exemple le cas du rokurokubi que l’on trouve chez Jippensha Ikku (1765-1831), un écrivain japonais très connu. Dans son « yomihon » (livre typique de l’époque d’Edo) intitulé Rekkoku Kaidan Kikigaki Zôshi, il raconte l’histoire d’un moine appelé Kaishin qui s’enfuit un jour avec une femme appelée Oyotsu. Cette dernière va malheureusement tomber malade et comme Kaishin n’a pas assez d’argent pour s’en occuper, il décide de la tuer et de s’enfuir avec l’argent restant !
Quelque temps plus tard, il rencontre dans une auberge la fille du patron et passe la nuit avec elle. Une fois la nuit tombée, le cou de la jeune fille s’allonge et son visage se transforme en celui de la défunte Oyotsu. Le lendemain, Kaishin, qui désire se repentir, raconte au père de la jeune fille ce qu’il a fait. Ce dernier lui apprend qu’autrefois lui aussi avait tué une femme, il lui avait même volé son argent et avait ouvert cette auberge avec sa richesse fraîchement acquise… C’est pour punir ce crime que sa fille est devenue un rokurokubi. Kaishin décide alors de redevenir moine et fait construire une tombe pour Oyotsu avec un écriteau racontant son histoire. On notera comment les femmes sont finalement les seules à vraiment souffrir des vicissitudes des hommes, pour être finalement dépeintes comme des monstres.
Quelle est l’origine du rokurokubi ?
On trouve les premières traces du rokurokubi à l’époque d’Edo (1603-1868). La créature viendrait en fait du nukekubi, un autre yôkai dont l’apparence ressemble beaucoup à celle du rokurobuki. Le nukekubi est aussi un être humain tout à fait ordinaire le jour, mais à la différence du rokurokubi, sa tête se détache complètement du corps à la nuit tombée pour flotter dans les airs à la recherche de sa victime.
Le nukekubi est beaucoup plus dangereux que le rokurokubi ! Il peut mordre et même sucer le sang de ses victimes, un peu comme un vampire. La tête du nukekubi n’étant pas reliée au corps par le cou, elle peut voyager beaucoup plus loin que celle du rokurokubi, ce qui en fait un être redoutable. Néanmoins le nukekubi peut facilement être vaincu, puisque sa tête est obligée de retrouver son corps avant le lever du soleil. Pour s’en débarrasser, il suffit alors de cacher le corps dans un endroit où la tête ne pourra pas le retrouver. Au petit matin, il perdra la vie. Le rokurokubi n’a pas ce problème, son cou étant lié à son corps.
Le nukekubi étant une créature populaire, on en trouve de nombreuses illustrations sous forme de Ukiyo-e. Pour représenter la tête du nukekubi qui se détache du corps, les artistes traçaient une sorte de long fil pour relier la tête au corps. Ce fil faisant penser à un cou aurait peu à peu donné naissance au rokurokubi et à son cou qui s’allonge.
Comme nous l’avons vu, le rokurokubi est donc un être humain puni pour un acte commis par lui-même ou par un membre de sa famille, mais il existe aussi une autre origine à cette malédiction, liée au bouddhisme cette fois. Dans ce cas de figure, le rokurokubi est un être humain maudit pour avoir transgressé les préceptes bouddhistes. Ces créatures s’en prennent alors à d’autres personnes malveillantes, ou qui ne respectent pas non plus les préceptes bouddhistes, en espérant obtenir la rédemption et redevenir humains.
Le rokurokubi est une créature vraiment fascinante du folklore japonais, dont la capacité physique a inspiré et continue d’inspirer de nombreux artistes. En témoigne par exemple sa représentation dans le jeu vidéo (adapté en anime) Yo-kai Watch. On retrouve forcément le rokurokubi dans le cinéma japonais, sous une forme monstrueuse et effrayante. Vous pouvez le croiser dans « Yokai Monsters : 100 Monsters) réalisé en 1968 par Kimiyoshi Yasuda. Un chef d’oeuvre d’épouvante dont voici un extrait :
Maintenant que vous connaissez un peu mieux ce yôkai, vous savez que si vous voyez une tête, reliée à un long cou, flotter devant vous, il y a de fortes chances pour qu’on vous fasse une blague. Par contre, si la tête flotte toute seule, sans son cou, fuyez !
Claire-Marie Grasteau