À la jonction entre la lumière et le néant, les monstres de Shin Taga 飛来 dansent. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Que tentent-ils de nous dire ? Face à ces créatures insondables, notre esprit vibre différemment. On jurerait, depuis le silence des images, entendre transpirer leurs souffles lents et leurs voix étouffées : elles nous appellent. Gothiques, minimalistes, érotiques, aux multiples références pop, les illustrations finement esquissées du japonais Shin Taga supportent dans leur chair complexes quelques lourds mystères. Lesquels ? Irruption dans un royaume d’errances en clair-obscur.
Immédiatement, le charme opère. De ce genre de magie qui refroidit l’air et insuffle un vertige. Happé par la séduisante étrangeté qui se dégage de ces estampes japonaises d’un genre méconnu de l’occident, le spectateur découvrant Shin Taga introduit une nouvelle planète : aussi inhospitalière qu’indiciblement familière, ressemblante. Voilà l’insoutenable ambiguïté que son art inspire, à l’instar d’un Beksinski.
Shin Taga est un artiste japonais né en 1946. Et bien que ses tableaux soient fréquemment relayés et jouissent d’une certaine notoriété, l’auteur est aussi discret que l’origine de ses monstres. Et quels monstres ! Des personnages fascinants : anatomies aux cents visages, poissons anthropophages et thérianthropes, sorcières élégantes, regards tourmentés, corps déconstruits et torsions érotiques forment un monde aussi délicat qu’intense. Quel est donc le secret de cette hypnose dérangeante à laquelle nous font succomber les chimères de Taga-san ?
L’art de peindre la peur
Découvrir Shin Taga, c’est se poser cette question effrayante : se pourrait-il que ce monde sans soleil soit né du nôtre ? Que les zones obscures de notre dimension abritent un univers fourmillant de difformités puissantes est une idée aussi sinistre que partagée par la tradition japonaise. Kamis, Yokai, esprits, défunts et divinités, toujours entre mort et plaisir, entre surnaturel et symbolique, cohabitent avec les japonais depuis la nuit des temps. L’artiste explore justement cette double peur que nous entretenons de réellement discerner, un jour, dans nos ombres abyssales un au-delà innommable et que celui-ci se révèle être, en réalité, notre propre reflet, déformé.
Cette possibilité latente est bien plus effrayante qu’une coexistence effective et Shin Taga en joue : rien n’affirme que les vies qu’il dessine partagent notre espace, mais notre espace se retrouve cependant dans leur monde, en décor. Alors, où sommes-nous tombés ? Où sont-ils s’ils appartiennent à notre monde ? Se faufilent-ils sans qu’on ne les voit dans nos quotidiens ou ont-ils imité notre matière et nos paysages dans un ailleurs ? À travers ses tableaux, Shin Taga nous laisse enfin les observer, eux qui frémissent et se faufilent entre nos corps en même temps que nous, mais pas dans la même lumière…
Pour exacerber cette terreur commune de l’inconnu et de la nuit, le peintre fait apparaître en silence quelques visages des eaux troubles de nos fantasmes. Ce sont quelques fois des silhouettes connues, comme celles de la sorcière, des hybrides ou des alien. Mais d’autres fois, les pistes sont brouillées : masques, décomposition anatomique, mécanismes, évaporation des traits et illusions se mêlent pour fabriquer une réalité encore impensée. On ne s’étonnera pas d’apprendre que de nombreuses illustrations de l’artiste furent utilisées en couverture des livres de l’écrivain japonais de l’épouvante, Edogawa Ranpo, nom emprunté à Edgar Allan Poe dont il fut un fervent admirateur.
Les cents visages de la sorcière
Revisitées à l’infini, les figures des légendes anciennes paraissent ici chaque fois embaumés d’une même sérénité glaçante. La sorcière – cette femme imprégnée de mystère et de magie, solitaire et indépendante – est tantôt une dame élégante, aux parures extravagantes, tantôt dénudée, cheveux aux vent, d’apparence accessible. Un point commun ? Les regards, perçants ou paisibles, sont toujours précis, évidents et sûrs. Qu’elle soit apprêtée, naturelle et intime ou le corps à vif : la sorcière de Shin Taga éprouve une solide présence. Elle est là, imperméable, indissociable de l’espace-temps qu’elle a choisi. Cette fatalité du moment, de la posture et de l’existence mystique, voilà bien ce qui inonde toute l’œuvre de l’artiste nippon. Son monde, qu’il soit notre proche parent ou un lointain lieu étranger, est enraciné dans la peinture, immuable.
Ces autres qui sont nous : les aliens.
Deux autres personnages incarnent cette imperturbabilité inquiétante. Ils sont en tête à tête, de profil : gracieuses figures d’une introspection permanente et apaisée. Selon les codes de la science-fiction, il s’agit de visages extraterrestres (ou du même qui se regarde) : antennes, yeux étirés, cerveau protubérant, style vestimentaire futuriste, auréole en lévitation, méditation,… Et au-dessus de cette communication insondable et symétrique ? Une perspective hypnotique en damier, des chérubins et des anneaux qui chutent. Plus bas, des eaux incertaines. L’ensemble est aussi énigmatique que saisissant : c’est parce qu’il s’agit d’ambiances, d’atmosphères, de rêves. Il n’y a rien à comprendre, tout à se laisser sentir, comme en plein sommeil.
Raconter une autre histoire…
Le tour de force du dessinateur, c’est peut-être finalement d’invoquer, comme en songe, des personnages de vieux contes déjà riches de mille et unes histoires pour ne plus rien raconter sur eux : ils sont juste devant nous, dans leur habitat naturel, tels qu’ils sont au monde. Aussi Shin Taga ne crée-t-il pas seulement de scènes fantastiques, mais capture-t-il l’intemporalité des postures, des regards, des humeurs et des peurs. Via l’immobilité des protagonistes, gravés dans la toile par un trait raffiné emprunté à la tradition des estampes, et de par le consentement désintéressé des spectres à être contemplés pour ce qu’ils sont, l’importance du moment traverse le temps.
En somme, faits de la matière des hommes, mais pas de leur normes, les imbrications qui forment les créatures de Shin Taga transcendent les limites du corps. Au creux de leurs apparences, là où se situent douleur et plaisir, on perçoit des abîmes infinies. À nouveau, les perspectives s’emboîtent et génèrent une profonde angoisse. Nous ne sommes qu’à l’orée d’un cosmos bien plus grand, nous annoncent-elles.
Évoluer entre la pénombre et le clair de lune
Si les personnages de Shin Taga sont intrigants et imprègnent les tableaux de leurs humeurs, les paysages qui les accueillent importent tout autant. Ainsi, une fois que notre œil s’est habitué aux visages, il prend soudainement conscience de la nuit. Car le décor principal, c’est bien elle, la nuit. Une nuit éternelle, en dehors du temps et de l’espace, terrée dans le silence, à peine éclairée, par une faible lumière surnaturelle.
Mais pour offrir tant d’expression aux ténèbres, il fallait une méthode artistique bien particulière à l’artiste, celle permettant un degré de détails sous la barre du millimètre. Shin Taga réalise ses œuvres en miroir en les gravant sur des plaques de cuivre, imprimées ensuite sur des estampes. De fines plaques en cuivre pouvant parfois atteindre de grandes tailles afin de maximiser encore plus le niveau de précision des œuvres. Son génie réside dans le fait de pouvoir réaliser des effets d’ombre et de voile très précis qui apparaissent comme par magie à l’impression sans avoir recours à des procédés chimiques. Le procédé même relève du génie.
Cette nuit onirique, le spectateur la doit notamment à la maîtrise du noir et blanc de Shin Taga. Les contrastes sont absorbants, précis. Les textures sont infinies. Mais ce n’est pas le seul talent du dessinateur japonais : derrière la simplicité de l’encre noire et de représentations parfois minimalistes, se cache une subtile connaissance de l’anatomie, quasi-médicale, qui lui permet d’en modifier le moindre aspect ou d’en mettre en valeur d’autres. Ainsi, grâce à tous ces sens aiguisés du détail, l’artiste est apte à créer plusieurs zones et strates de lectures, au sein même de la pénombre.
Cette richesse du néant, voilà ce qui rend finalement si crédible ces mondes impensables : on les toucherait presque du doigt. Mais personne ne nous y prendra, paralysés par la douce et voluptueuse terreur qui émane de ces œuvres…
– Sharon Houri
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