C’était le 11 mars 2011, le sol se mettait soudainement à trembler comme jamais sous les pieds des habitants de Fukushima, entraînant une triple catastrophe qui fera des milliers de victimes. Quelques temps avant, Tanaka-san passait du bon temps avec ses amies en toute insouciance, à l’endroit même où le tsunami allait bientôt tout engloutir. Elle partage avec notre communauté son témoignage, comme elle l’a vécu, sans filtre.
Tanaka-san : Je venais tout juste d’être diplômée, à la fin du collège. Je me souviens qu’on était parti manger dans un restaurant local d’Iwaki, au cœur de Fukushima. Après le repas, avec mes amies, on décide sur un coup de tête d’aller au karaoke du coin, un grand classique au Japon.
Il devait être environ deux heures de l’après midi. Nous étions dans la voiture de la mère d’une de mes amies. Soudain, tous nos téléphones se sont mis à hurler. Tous en même temps. Une alerte officielle de séisme majeur imminent. On a juste eu le temps de s’arrêter sur le bord de la route. La voiture a soudainement été secouée dans tous les sens. Elle tremblait tellement qu’on se cognait la tête contre les parois. Le sol en face de nous s’est ouvert en deux et de l’eau sale est sortie du trou.
Les pylônes électriques tremblaient si fort autour de nous qu’ils se sont mis à pencher lourdement vers l’avant, avec le risque de nous tomber dessus. Difficile de dire combien de temps le sol a tremblé. Le plus gros tremblement a peut-être duré une dizaine de minutes, mais le tremblement ne s’est jamais vraiment arrêté. Le sol a continué de trembler toute la journée. Après la plus grosse secousse, la maman qui conduisait nous a ramenées immédiatement chez nous.
J’avais 15 ans. Insouciante, je ne pensais pas aux conséquences. Je croyais que le plus gros était derrière nous. Je sais que j’aurais du faire plus attention. Surtout en vivant dans une région côtière, nous savions et pourtant je n’ai jamais pensé que la vague pouvait arriver sur nous. Nous avons de nombreux tremblements de terre au Japon, mais les tsunamis sont beaucoup plus rares. On n’y pensait pas vraiment. Bien sûr, tout était détruit dans la maison. C’était notre préoccupation sur le moment. Nous parlions simplement en famille de ce qui venait d’arriver. Nous assurer que tout le monde allait bien. Soudainement, une voiture est passée dans la rue. Quelqu’un hurlait depuis sa voiture : “Partez ! Fuyez ! Un tsunami arrive !”.
C’est là que j’ai vu une de mes amies courir avec un grand sac dans la rue. “J’évacue la zone. Quelqu’un m’a dit qu’une vague approchait. Tu devrais partir” me crie-t-elle. À l’époque, nous avions deux chiens. Un chien du voisin s’était enfui. Je l’ai spontanément pris avec moi. Nous avons décidé de tout laisser derrière nous pour courir avec les chiens dans la rue. Les routes étaient bouchées, il n’était pas possible de fuir en voiture. À pied, c’est plus lent, mais paradoxalement plus sûr ! Les routes sont les premières zones prises par l’eau car elles n’ont aucun obstacle pour ralentir l’eau. Nous avons sauté par dessus plusieurs clôtures. Quand j’ai vu l’eau arriver au bout de notre rue, j’étais avec mon frère et mes parents. Mais ma grand-mère vivait près de la maison. On ne pouvait pas la laisser. Mon père a décidé de retourner dans la direction du tsunami pour retrouver sa mère. Mais entre-temps, je retrouvais par chance ma grand-mère qui fuyait déjà sur la route. Je ne reverrai pas mon père avant une heure interminable. Par chance, il a su s’échapper de son coté et nous retrouver plus tard.
Après une longue course, nous sommes arrivés dans une école primaire protégée du tsunami. Nous avions échappé de justesse à la mort. Toute ma famille était là, saine et sauve. Mais beaucoup d’habitants ont été emportés par les eaux ce jour-là.
Je me souviens que nous étions assis dans la salle de gym. Il faisait très froid. Il n’y avait pas de chauffage. Du carton avait été placé sur le sol. Cette nuit, nous avons dormi dans le gymnase, à terre. La vie avait basculé en quelques minutes. Très vite, de nouvelles difficultés allaient se présenter. Le plus gros souci, c’était les petites toilettes scolaires disponibles pour des centaines de personnes. L’eau était coupée suite au tremblement de terre. Il n’était pas possible d’utiliser les toilettes normalement. Quelqu’un a donc décidé de creuser dix trous dans le jardin de l’école, avec des tentes pour la discrétion. Des toilettes de fortune. Nous avons fixé des heures pour les hommes et d’autres les femmes afin d’éviter les problèmes. Nous étions des centaines à nous partager ce petit lieu. L’espace réservé au sol n’était qu’un petit carré de carton d’à peine deux mètres. Malheureusement, les chiens n’étaient pas admis à l’intérieur du gymnase. Pour ne pas les abandonner dans la nature, mes parents sont restés avec les chiens dans la voiture.
« C’est étrange à dire. Je ne veux pas paraître grossière. Mais je me souviens que je n’étais pas sous le choc. Vous acceptez ce qui se passe au moment où vous le vivez. Vous êtes focalisé sur les choses que vous pouvez faire sur le moment pour survivre. Les sentiments, ça sera pour plus tard… »
Parce que notre cauchemar n’était pas terminé. Le lendemain, nous apprenions la situation critique à la centrale nucléaire de Fukushima. Mon père est parti en urgence sur les lieux. Comme beaucoup d’ingénieurs de la région, il travaillait à l’époque pour Tepco (la société responsable de la centrale nucléaire). À l’école, dès le second jour, certaines personnes retournaient chez elles, dans les maisons épargnées par l’eau. Avec ma famille, nous sommes restés au gymnase. Ma mère a décidé de rester sur place car il y avait énormément de personnes âgées qui avaient besoin de notre aide. Qui allait les aider ?
Les autorités semblaient dépassées par l’ampleur des événements. Le pire, ce fut une contamination à un virus intestinal qui s’est répandue dans toute l’école. Je suis à mon tour tombée très malade. Pendant plusieurs jours, je ne pouvais pas bouger ou manger. Je suis tombée dans les pommes plusieurs fois. Pendant ce temps, ma mère nettoyait partout du matin au soir dans le gymnase pour limiter les dégâts. Car des personnes âgées pouvaient en mourir. Elle faisait également à manger pour les autres et aidait les plus âgés à se nourrir. Mon père était bloqué à la centrale, au cœur des radiations.
J’écoutais la radio depuis mon lit pour avoir des informations sur la centrale où mon papa se trouvait. Le téléphone et Internet ne fonctionnaient plus pendant les premiers jours, ce qui limite les moyens d’être informé. Et puis, l’information est tombée. L’explosion. La première. Ce qu’on redoutait tous. C’est bizarre, mais j’ai comme une connexion avec mon papa. J’étais persuadée qu’il allait bien. Je n’étais pas inquiète. Mais ma mère était très mal. Nous n’avions plus de nouvelles de mon père depuis une semaine.
Tout le monde était inquiet et beaucoup ont spontanément décidé de quitter la région sans attendre les injonctions du gouvernement. Mon frère, plus âgé, est également parti. J’ai décidé de rester à Fukushima avec ma mère. Je voulais rester près de mon père dans cette situation difficile. Et puis j’étais très jeune. Soudain, miracle, un appel de mon père ! “La situation va mieux. La radioactivité n’est pas mortellement élevée à Iwaki. Mais à Fukushima City, mieux vaut éviter de rester”. C’était la première semaine après le tremblement de terre. J’ai pu revoir mon père après dix longs jours. Il était affable, lessivé, épuisé… Il avait perdu 10kg ! Je peux clairement me rappeler quand il est rentré dans le gymnase avec sa jaquette orange, très mince, le visage pâle, recouvert par sa barbe. Je ne l’avais jamais vu comme ça. C’était un sentiment étrange. Je ne pourrai jamais l’oublier.
Pourtant, je ne montrerai aucun sentiment. C’est typiquement japonais, je crois ? On était profondément inquiet, mais on ne pouvait pas le montrer. On cachait nos sentiments par pudeur. On ne lui a rien demandé. Aucune question. On a pensé qu’il ne voulait sans doute pas en parler. Même après dix ans, il n’a pratiquement jamais parlé de ce qu’il a vu à la centrale de Fukushima. Nous avons simplement exprimé oralement notre bonheur de le voir. Il a décidé de rentrer à la maison pour prendre un jour de repos, en dépit du désordre total dans la maison et l’absence d’eau courante.
Finalement, nous sommes restés dans le gymnase pendant un mois complet, avant de remettre un pied dans notre maison délabrée. Chaque semaine, mon père revenait une fois à la maison. Et puis, ce fut la seconde explosion à la centrale. Je me souviens l’avoir vue à la télévision. Mon père travaillant toujours sur place, nous avons une fois encore décidé de rester. Pendant plusieurs semaines, tout ce qui était à la télévision concernait le nucléaire. On ne savait pas l’éviter. Tout ce que je pouvais faire, c’est de rester calme, rester “normale” et faire passer le temps. Je m’accrochais aux rares choses qui n’avaient pas changé avec le tremblement de terre. Mon père faisait partie de ceux qui luttaient sur le terrain. Les autres faisaient partie des observateurs. Je voulais me trouver à ses cotés. Notre maison se trouvait à environ 25km de la centrale, par chance, à la limite de la zone rouge.
Deux ou trois mois seulement après la catastrophe, la vie est était pratiquement revenue à la normale. Nous avons fait rapidement réparer notre maison par une entreprise et nous avons tentés de reprendre notre vie normalement à la limite de la zone interdite, sans vraiment nous soucier de la radioactivité. Mon père, lui, travaillait chaque jour à la centrale. Il prenait un jour de repos, puis retournait à la centrale pour toute une semaine, sans revenir à la maison. Il dormait sur place, à la centrale, dans la radioactivité. Pendant au moins un an, sa vie se déroulait à la centrale de Fukushima. Quand je le voyais, il n’avait pas l’air heureux. Et la discrimination s’est alors déchaînée sur lui et ses collègues. Les médias donnaient une très mauvaise image de Tepco, et forcément de ses employés. Ils furent désignés comme les coupables de la catastrophe. Pourtant, il faisait un travail remarquable. Il sacrifiait sa santé, sa vie, sa famille, pour éviter le pire.
Je crois que les gens cherchaient surtout un coupable, quelqu’un à blâmer facilement… ce n’était pas pour eux une catastrophe naturelle, mais un problème humain. Pourtant, tout le monde profitait du confort moderne apporté par le nucléaire. Un jour, mon père regardait la télévision en buvant une bière, épuisé. Il était un peu alcoolisé et a commencé à s’exprimer tout haut. Il nous a avoué avoir travaillé, des années avant la catastrophe, sur les probabilités d’incidents nucléaires et les chances que la centrale soit frappée par un tsunami. Les résultats de leurs recherches étaient clairs : les « chances » d’un tel accident étaient proches du zéro absolu. Statistiquement, Fukushima n’aurait jamais du se produire. Et pourtant. Il suffit d’une seule fois.
Un jour, la presse a appris que mon père travaillait chez Tepco. Les médias se sont déchaînés. Des journalistes m’ont contactée secrètement pour avoir des informations, directement chez moi, à mon téléphone privé ! Je n’en revenais pas. Depuis, je n’aime vraiment plus les gros médias. Le traitement qui a été fait de cette crise était globalement mauvais et violent à mes yeux. Du coté des autorités, nous avons reçu quelques aides de l’État. Elles étaient données en fonction des dommages observés. Notre maison était “half broken” (à moitié détruite). Nous avons reçu une moitié d’aide. Par ailleurs, j’ai pu aller à l’école supérieure totalement gratuitement ! Mon frère a eu accès gratuitement à l’Université pour trois ans. C’est inespéré quand on connaît les coûts importants des écoles au Japon.
De son côté, mon père se plaignait énormément des choix du gouvernement. Pour lui, les autorités avaient décidé de parler d’erreur humaine – dans leur communication – pour incriminer l’entreprise Tepco et se laver les mains. Mais à mes yeux, c’est le gouvernement qui, à la base, est responsable de cette politique nucléaire le long du littoral. Naturellement, Tepco et le gouvernement ont longtemps travaillé main dans la main. Personne ne veut prendre la responsabilité tellement l’horreur du drame est importante et que personne ne souhaite perdre la face. Des milliers de personnes ont vu leur vie détruite. Mais le gouvernement voulait que Tepco prenne toute la responsabilité. La communication officielle au Japon fut tournée en ce sens.
Dans les mois qui suivirent la catastrophe, de nombreux employés sont tombés en dépression. Il faut comprendre que les travailleurs de Tepco étaient l’élite des étudiants des meilleures universités du pays. Ils croyaient sincèrement faire quelque chose de supérieur et de bien pour la nation. C’était leur “Pride” (fierté nationale). Soudainement, tout s’est transformé. Le regard sur le nucléaire avait basculé. Tout le monde les accusait. Le monde entier les regardait. Les médias les attaquaient. Mon père a peu à peu sombré à son tour dans une profonde dépression. Je faisais attention à lui. Quand il revenait de la centrale, on éteignait la télé, on cachait les journaux, on camouflait tout ce qui était lié à l’actualité pour lui libérer l’esprit. Nous ne parlions plus de “Fukushima” à la maison.
Aujourd’hui, mon père est persuadé qu’il ne vivra pas très vieux. Il nous prévient. “Ne vous attendez pas à me voir vieillir”. Il est resté dans la centrale pendant plusieurs semaines, au plus proche de la contamination. Il dormait sur place à quelques centaines de mètres des réacteurs. Je reste confiante. Actuellement, il est en pleine forme ! Mais on sait que le radioactivité met longtemps à faire son œuvre, que c’est un problème de long terme, invisible et perfide, mais nous restons positifs.
Dix ans déjà. Dix ans seulement ? Aujourd’hui, j’ai l’impression que les Japonais ont déjà oublié. Le mot “Fukushima” n’est plus vraiment relié à la catastrophe dans notre esprit japonais. Ce n’est pas que nous avons oublié, mais nous avons certainement oublié l’impact de la catastrophe sur les vies humaines, les retombées sociales et économiques. La majorité des gens ne vivaient pas à Fukushima. Les gens de Tokyo étaient loin de tout ça. Ils ne peuvent pas vraiment comprendre. Si moi même j’ai repris la vie normalement, ceux qui ne vivaient pas ici encore plus.
Quant à moi, je reste surtout effrayée par l’eau et les tsunami. J’y pense beaucoup. J’en fait des cauchemars. Je veux vivre à un endroit où l’eau ne pourra jamais m’atteindre !
Tanaka-san
Source de l’image d’en-tête : flickr
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