Aujourd’hui, les sushis sont devenus un produit de « fastfood » comme les autres. C’est la conséquence de la popularisation du sushi à travers le monde. Il est ainsi facile d’oublier qu’il fut autrefois un mets très fin, relevant même d’une forme d’art à part entière. Jiro Ono, chef de 91 ans, cherche à redonner à ce plat son statut d’antan avec son restaurant le Sukiyabashi Jiro à deux pas du fameux marché aux poissons de Tsukiji. Découverte.
Ses sushis sont minimalistes. Terriblement minimalistes. Du riz, du poisson ou crustacés, rien qui ne peut expliquer à première vue sa popularité et ses prix exorbitants. Pourtant, le restaurant de Jiro Ono est toujours plein. Pour avoir une chance d’y goûter, il faut penser à réserver plus d’un mois à l’avance. Mais ce temps d’attente peu s’expliquer par la petite capacité du restaurant : il ne possède que 10 sièges. Jiro Ono a intentionnellement limité le nombre de clients pour suivre son idéal. L’espace réduit permettrait, d’après lui, de permettre aux clients d’apprécier l’essence même du sushi. Car oui, avec un prix d’entrée à 30 000 yens (soit environ 250 euros), Jiro Ono privilégie une clientèle spécialiste et gourmande de mets fins.
De la centralité du Maître
À 91 ans, alors qu’il est considéré comme un des meilleurs maîtres sushi au monde, Jiro Ono est toujours le cuisinier principal et responsable de son petit restaurant avec une grande humilité. Ce dernier lieu est disposé de manière à ce que les dix clients soient assis côte à côte sur un bar, faisant face aux cuisiniers et au chef afin d’observer en direct son travail. Sur ses apprentis (car il n’est pas question d’employés ici), seulement 2 sont autorisés à assembler les différents ingrédients des sushis en face des clients : son fils ainé d’une cinquantaine d’années et le plus ancien des apprentis. Cependant, c’est toujours Jiro Ono qui dirige le processus de préparation de A à Z, garantissant la continuité de la qualité qui fait la renommée de son sushiya.
Dans un premier temps, Jiro Ono goûte lui-même les poissons, crustacés et mollusques que son fils a achetés le matin même au célèbre marché aux poissons de Tokyo se trouvant non loin du restaurant. Une tâche qu’il réalisait lui-même jusqu’à une lourde chute en vélo alors qu’il avait 70 ans ! Il laisse ensuite ses apprentis les cuisiner sous ses yeux et n’hésite pas à rejeter leurs préparations si cela ne convient pas à son palais. D’après Jiro Ono, le riz du sushi doit être idéalement servi à température humaine (soit environ 37 degrés) afin de mieux libérer les saveurs. C’est souvent ce qui différencie un sushi véritablement frais (dont le riz est toujours tiède) de ceux qu’on trouve dans le commerce où certains restaurants industrialisés.
Pendant le temps de préparation des différents éléments, Jiro Ono passe en revue le plan de table. Il est extrêmement précautionneux sur le sujet et donne un sens à l’organisation de ses 10 places. En effet, les clients assistent à une forme de représentation dans le travail manuel de l’itamae (chef). Quand les premiers clients se présentent, Jiro Ono est naturellement celui qui les servira au comptoir. Il réalise les sushis sous leurs yeux un par un comme ce doit être le cas pour tout sushiya qui se respecte. Pour ce chef, il est hors de question que ses clients se voient attribuer une simple assiette de sushis. Non, ils doivent apprécier sushi par sushi depuis la conception à la dégustation.
Une expérience à vivre très codifiée
À ce jour, le restaurant à sushis de Jiro Ono est le seul au Japon à s’être vu attribuer trois-étoiles au guide Michelin. Fort de sa popularité, le restaurant a même reçu en 2014 Barack Obama et le Premier ministre japonais Shinzō Abe. Cependant, si ce restaurant plaît tant, c’est parce qu’il est représentatif de nombreux stéréotypes (justifiés ou non) de la culture nippone. Tout y est très codifié tant dans la manière de présenter les plats que de les manger. À ce titre, du fait de sa popularité, le site officiel du restaurant propose une fiche de règles à suivre avant de s’y présenter. Il est également possible de se faire refuser à l’entrée en raison de votre habillement ou encore d’un parfum trop fort. Pour cause, il s’agit de vivre une expérience à part entière qui dépasse de loin le fait de s’alimenter et relève, comme aime à le défendre le nonagénaire, d’une forme d’art.
Effectivement, bien que le sushi soit devenu un symbole important de la culture nippone, la manière dont le restaurant fonctionne laisse transparaître d’autres caractéristiques traditionnelles de l’archipel. Tout d’abord, même si à première vue Jiro Ono est un réel maître des sushis, il est surtout un « workaholic » (un drogué de travail). À 91 ans, il travaille toujours du matin au soir et ne souhaite ni sa retraite, ni même de jours de congé ! Tel un sacrifice, il a dédié toute sa vie aux sushis et n’a pas d’autres passe-temps ou ambitions. S’il voit ses enfants aujourd’hui, il reconnait que c’est uniquement parce qu’ils travaillent ensemble. D’ailleurs, la culture nippone est toujours imprégnée de considérations hiérarchiques autour des questions d’héritages, de la figure d’autorité du « maître » et de la transmission des responsabilités.
Bien que le plus jeune fils de Jiro Ono ait ouvert son propre restaurant, à cinquante ans, l’ainé travaille toujours aux côtés de son père. La tradition japonaise veut que le fils ainé en soit le successeur. Au regard de cette tradition rigide, il n’avait donc pas le choix et a été forcé de travailler aux côtés de Jiro Ono. Enfin, bien qu’il n’ait pas été questionné sur le sujet, Jiro Ono ne travaille qu’avec des personnes japonaises masculines comme dans de nombreux restaurants du même genre. C’est-à-dire qu’il ne travaille ni avec des femmes ni avec des étrangers. Une rigidité qui tend à évoluer positivement, mais lentement dans l’archipel à la population dramatiquement vieillissante.
Aujourd’hui, en dépit des titres pompeux et de ses visiteurs respectables venant du monde entier, Jiro Ono n’est toujours pas véritablement satisfait du travail réalisé. Il promet chaque jour de continuer à améliorer sa technique jusqu’à son dernier souffle pour réaliser de meilleurs sushis qu’il ne le faisait hier. Si vous avez la chance (et les moyens) de vous y rendre, le microrestaurant se trouve à Ginza, le quartier de luxe de Tokyo. Et si régaler vos yeux et votre esprit vous suffit, un documentaire poignant existe sur ce personnage atypique : Jiro dreams of Sushi. Si le reportage reste disponible en faible qualité sur YouTube, nous vous conseillons de vous le procurer en VOD ou DVD/BR. De quoi assurément vous mettre l’eau à la bouche…
Sources : documentaire « Jiro dreams of Sushi » / Wikipédia.org