Heizō Takenaka est un économiste libéral et ancien ministre japonais qui milite en faveur d’une « société compétitive, saine et créative » basée sur « les responsabilités individuelles et les efforts pour sa propre réussite ». Son discours très à droite avait fait polémique en déclarant que « les Japonais devront travailler jusqu’à l’âge de 90 ans ». Ayant dû soutenir ses parents malades, il critique lourdement les failles d’un système de santé, qui comme celui des retraites, serait trop coûteux pour l’économie japonaise en crise… Son projet en toile de fond : abolir le système des retraites en faveur du travail à vie couplé à un revenu de base.
Sous le gouvernement du Premier Ministre Jun’ichirō Koizumi (avril 2001-septembre 2006), l’économiste Heizō Takenaka, nommé ministre de la politique économique et fiscale, avait activement participé aux réformes du code du travail et du système financier (le plan « Takenaka ») ainsi qu’à la privatisation de la Poste. Il avait aussi suscité la controverse sur internet en déclarant que les Japonais devront travailler jusqu’à l’âge de 90 ans. Il s’est aussi exprimé sur les problèmes que posent selon lui les systèmes japonais de soins de longue durée et de retraite.
Son opinion détaillée ci-dessous est révélateur d’une vision de la vie humaine qui doit être exclusivement tournée vers le profit économique…
Heizō Takenaka déclarait il y a quelques jours dans les médias japonais : « Pour qu’une personne devienne un adulte indépendant au bout de 20 ans d’éducation, il faut énormément de temps et d’efforts. En outre, d’après mon expérience de veiller sur mes propres parents, je peux dire qu’une fin de vie paisible exige également beaucoup de ressources en terme d’argent et de temps.
Ce qui m’inquiète actuellement, c’est l’augmentation attendue des personnes sous assistance médicale au Japon. Dans la société japonaise actuelle, il n’y a pas de préparation adéquate pour les soins de longue durée, que ce soit sur le plan individuel ou sur le plan social. Tout d’abord, il y a un manque de structures de soins. Surtout dans les zones urbaines, la population âgée augmente rapidement et il y a aussi une pénurie de soignants parmi les générations plus jeunes. Par conséquent, les enfants des personnes nécessitant des soins endossent une grande partie de la charge. Même des cadres de grandes entreprises quittent leur emploi en raison de la nécessité de s’occuper de leurs parents. C’est à la fois une épreuve personnelle pour eux et une grande perte pour l’économie japonaise. »
Jusqu’ici tout va bien. Le constat est aussi réel que simple : le Japon est vieillissant et le coût de la population âgée se reporte lourdement sur la génération active. Mais c’est en matière de solutions que les différents courants politiques se divisent, à juste titre. Pour Heizō Takenaka, la solution se trouve dans une fuite en avant productiviste et une privatisation complète de la sécurité sociale. La méthode « Thatcher » mais plus radicale encore.
« Personnellement, ne pas être préparé à la fin de vie signifie que les parents eux-mêmes n’ont pas économisé assez d’argent pour faire face au moment où ils devront avoir besoin de soins. » estime Takenaka. Les Japonais ont traditionnellement souscrit à des assurances-vie et d’autres formes de prévoyance pour couvrir leurs frais funéraires, mais ils n’ont que la sécurité sociale comme ressource pour leurs vieux jours. En fait, la sécurité sociale n’est pas conçue pour être la seule source de revenu à la retraite. Pourquoi ? Parce que les citoyens ne cotisent pas assez pour cela. C’est pourquoi il est essentiel d’avoir une assurance retraite privée, mais de nombreuses personnes n’en ont pas souscrite. Si vous espérez vivre jusqu’à 90 ans, vous devez réfléchir à la manière dont vous allez subvenir à vos besoins pendant 25 années si vous quittez votre emploi à 65 ans. Cependant, de nombreuses personnes ont omis de planifier leur retraite en raison d’idées fausses concernant les pensions… » estime-t-il, sans vraiment se soucier de savoir si les individus en question ont les moyens de se payer une assurance privée. Heizō Takenaka regrette ainsi que les individus n’ayant pas d’assurance retraite privée ne soient pas sanctionnées par l’État !
« Il n’y a pas de sanctions pour ceux qui ne cotisent pas pour leur pension au Japon. Le montant que vous pouvez recevoir dépend de ce que vous avez cotisé, mais ceux qui ont cotisé peu reçoivent proportionnellement moins. Pour obtenir une pension similaire à celle des pays nordiques, vous devriez cotiser environ 70 % de votre salaire. C’est un fardeau considérable, mais ce n’est pas le système en vigueur au Japon. Cela explique en partie pourquoi tant de personnes qui ont négligé de planifier leur retraite n’ont pas suffisamment d’argent lorsqu’elle ont besoin de soins médicaux. » explique Takenaka.
« Si l’on continue ainsi, la charge financière pour les enfants ne fera que croître. Même mes parents, qui étaient des travailleurs indépendants, étaient dans cette situation. Je ne peux pas révéler les montants exacts, mais mes frères et sœurs et moi avons dû supporter une part substantielle des coûts de soins. Actuellement, avec de plus en plus de familles ayant un seul enfant, il semble que la charge financière sur les enfants continuera d’augmenter. »
« En outre, la question de savoir si le système actuel de pension est vraiment équitable se pose. J’estime qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une pension de retraite si l’on introduit un « revenu de base garanti » versé à tous les citoyens, mais les choses ne vont pas changer de sitôt. Quoi qu’il en soit, ceux qui ont peu cotisé auront leur pension faible. D’un autre côté, la charge pour ceux qui cotisent augmente, et en 2022, les cotisations à l’assurance nationale de pension ont augmenté de 6 890 yens par mois par rapport à il y a 30 ans, atteignant 16 590 yens par mois aujourd’hui. Cependant, si l’on a cotisé à taux plein pendant 40 ans, la pension de base pour les personnes âgées que l’on peut recevoir a encore diminué, passant de 66 208 yens par mois en 2004 à 65 075 yens par mois en 2022 (soit 412 euros de retraite!). Les cotisations augmentent, mais les paiements de pension diminuent. »
C’est ici qu’il propose ni plus ni moins d’abolir le système de pension des classes moyennes et hautes pour les privatiser. Il explique : « Le système de retraite japonais est une structure à trois étages : le premier étage est le régime de pension national, qui couvre tous les citoyens ; le deuxième étage est le régime de pension des employés, dont la moitié est payée par l’entreprise à laquelle vous appartenez ; et le troisième étage est un régime de pension privé. Est-il vraiment judicieux d’avoir un système où les personnes qui gagnent de gros salaires en entreprise reçoivent beaucoup ? Je pense que seul le premier étage du système public de pension devrait être conservé et que le deuxième étage, la pension des employés, devrait être aboli et privatisé de la même manière que le troisième étage. Après tout, la pension de retraite japonaise est censée être une assurance et un système de secours mutuel. Les premier et deuxième étages sont financés par les impôts, devenant de facto une assistance publique. Si l’on considère la structure démographique future, pour maintenir le système actuel de pension, il faudra augmenter les cotisations à la pension mais aussi les impôts. L’augmentation des impôts ne fera qu’alourdir le fardeau de la prise en charge des parents alors que la vie des jeunes générations devient de plus en plus difficile, ce qui ne fera que créer une spirale négative. »
« Si l’on privatisait la pension de retraite des salariés, cela réduirait naturellement la charge fiscale de l’État et allégerait le fardeau des citoyens. La privatisation peut réduire le montant total des pensions, mais selon la manière dont elle est mise en œuvre, elle peut aussi augmenter le montant total des pensions par rapport au système actuel. Encore une fois, le système de retraite japonais n’est pas conçu pour que l’on puisse en vivre seul. Les gens doivent réfléchir soigneusement au type de retraite qu’ils souhaitent profiter après avoir utilisé le système de pension japonais. »
Vous l’aurez compris. Pour Heizō Takenaka, l’organisation de la société doit se faire autour de la Sacro-sainte économie, chaque individu étant projeté seul face au capitalisme. On ne relève pas un mot sur l’épanouissement personnel dans ses propos, ni sur le droit au repos, au bonheur, à la liberté… pendant et après une existence de dur labeur (ce qui est déjà le cas pour les japonais qui travaillent lourdement toute leur vie et souvent même pendant leur retraite).
Tout est analysé sous le prisme de la « charge financière » chère aux libéraux qui gèrent pourtant l’économie japonaise depuis des décennies. Charge qu’il faut à tout prix alléger quitte à fabriquer de la précarité. Le système actuel de retraite génère de la pauvreté ? Rendons-le plus inégalitaire encore en le privatisant quasi totalement… Le secteur médical manque de structures, de fonds et de personnel qualifié ? Il appuie sur le fardeau que cela constitue pour les enfants devant s’occuper de leurs parents, pas sur une meilleure prise en charge publique de la santé…
Reste à savoir si les Japonais, surtout les jeunes générations, adhéreront à cette très néo-libérale vision de la vie dont la valeur se mesure à l’aune du profit économique qu’elle génère. On peine à imaginer comment une telle approche est possible dans un contexte de décroissance et de raréfaction des ressources, sans parler de la pression déjà bien réelle du monde du travail japonais sur les individus dont un nombre significatif perdent déjà pied avant même de pouvoir songer à leur retraite.
(NB : À noter que la notion de « revenu de base garanti » dans une vision libérale est très différent du projet de revenu universel proposé par les pays nordiques).
Photo d’en-tête de Matt Bennett sur Unsplash
– Mr Japanization