En bout de territoire japonais, une île imposante et singulière se dresse. Elle dessine les contours sud de l’Archipel et abrite mille et unes forces naturelles et humaines : son nom est Kyushu. Si, dans un premier billet, nous avions abordé les rivages de cette préfecture à travers ses reliefs marqués, ses nombreuses cures thermales préservées et ses forêts mystérieuses, nous n’avions pas encore dévoilé le secret profond de sa magie. Qu’est-ce qui rend la région oubliée des visiteurs.ses si bouleversante et magnétique ? Peut-être, au-delà de l’harmonie qui règne entre humains et paysages, est-ce cette paisible cohabitation que l’on observe entre ciel et terre, énergie céleste et profondeurs agitées, paradis et enfers. Un spectacle à ne pas rater. Découverte et contemplation.
Considérée comme le berceau du Japon, de son histoire et de sa culture, Kyushu (九州) est la troisième plus grande île de l’Archipel. Elle possède une particularité rare : celle d’être à la fois érigée en symbole de son pays, et d’être la plus composite de ses régions, structurellement influencée par les traditions avoisinantes. En effet, navires coréens et chinois avaient fait de ses côtes leur escale de prédilection en vue d’échanges avec le territoire insulaire. Sans compter l’histoire politique et religieuse du pays qui a vu arriver par ses côtes sud missionnaires chrétiens portugais et occidentaux. À l’image de ces mélanges permanents, les quartiers chinois, églises chrétiennes et ports cosmopolites qui composent encore Nagasaki.
Ces hybridations, entre nature et modernité, shintoïsme et bouddhisme, traditions limitrophes et locales, n’est-ce pas une des caractéristiques du Japon ? Cette propriété, voilà ce que porte l’île continentale de Kyushu, et qui trouve son paroxysme dans la présence en son sein de jardins paradisiaques comme de sources infernales. Alors, descendre ou monter, par où commencer… ?
Entrée des enfers : les sept portes de Beppu
En dehors de son Centre d’artisanat traditionnel en bambou qui commémore le bimillénaire de ce savoir-faire local, les enfers de Beppu ou Jigoku Meguri sont l’activité la plus connue de la ville éponyme, située à l’est d’Oita. Ils forment un ensemble d’onsen variés, ces sources thermales chaudes qui sont le résultat géothermique de l’activité volcanique puissante de l’île. Mais dans ces bains, il n’est guère question de patauger. Les bassins peuvent atteindre jusqu’à 100 degrés ! De véritables tunnels aquatiques vers les antres souterrains.
À travers la ville, jaillissent ainsi sept différentes portes de fumée, d’où gronde, selon les croyances, soit le Naraka bouddhiste et ses Huit Grands Enfers (Hachi Dai Jigoku, 八大地獄) dans lesquels s’activent des légions de tortionnaires Oni, soit le Yomi de la putréfaction shintoïste (Yomo tsu kuni dit « les ténèbres » 黄泉国). Ces lieux de passage entre le Japon et les obscures abysses qui se cachent sous ses sols sont en tous cas habités d’histoires et de couleurs, aussi effrayantes les unes que les autres.
Umi-Jigoku est l’Enfer de la mer. Nuances bleues cobalt qui dépassent les 98 degrés, fumées brûlantes et projections sonores caverneuses : il y a anguille sous roche. La réaction naturelle laisse imaginer un monde terrible sous les mers du monde entier, bouillonnant et obscur, loin des eaux bleues paradisiaques auxquelles ce genre de couleurs nous habitue. De quoi se méfier lors de nos prochaines baignades… Direction la deuxième porte des enfers. Le jardin de sources chaudes est traversé de petites passerelles, mais en les empruntant, il faut prendre garde aux projections de vapeur ! Oniishibozu-Jigoku, signifiant « Tête de moine », présente de grands cercles émergeant d’une sorte de vase grisâtre proche de l’esthétique shintoïste du pourrissement sacrilège post-mortem.
Kamado-Jigoku, alias le « Chaudron » , se nomme ainsi parce qu’une légende raconte qu’un dieu gardien y faisait cuir du riz, comme dans une grande cuisine naturelle. Appétissante allégorie. Oni Yama-Jigoku, la « montagne du démon » , est une eau plus sombre et prend l’allure d’un marécage. Rien de plus ténébreux que ces eaux troubles plongées dans un épais brouillard.
Shiraike-Jigoku est traduit par le « lac blanc » . Mais méfiez-vous de son joli nom : son eau étrangement laiteuse ne rend pas ses éruptions vaporeuses moins troublantes. Tatsumaki-Jigoku est un Geyser. Mis en scène dans une sorte de cheminée de pierre, la source se métamorphose épisodiquement en jet de fumée chaude. Un message d’outre-tombe ? Celui du Chinoike-Jigoku, explicitement appelé « l’étang de sang » , est en tous cas très clair. Le plus ancien des bains et, surtout, celui qui arbore fièrement les couleurs rougeoyantes des prisons de feu. Un effet de l’argile, mais peut-être aussi de machiavéliques Yokai ? Ces esprits malins et parfois tourmentés qui semblent disséminés partout sur Kyushu, à Beppu et ailleurs…
Coincés en enfer pour toujours ? Tasukete ! (助けて!)
Si les jaillissements vaporeux de Beppu forment un célèbre parcours, les infrastructures qui en permettent la confortable visite paraissent parfois un peu superficielles. Le tableau reste saisissant et les statues de démon qui surplombent quelques entrées sont bienvenues, mais l’île recèle d’autres trésors venus tout droit des profondeurs de l’enfer qui bénéficient d’une moindre notoriété et méritent tout autant notre curiosité.
La planche à laver du Diable (鬼の洗濯板), ainsi qu’elle a été baptisée, s’étend sur huit kilomètres de la province de Miyazaki. Elle prend la forme d’un lit de roche déchiqueté en dents de scie. Les arêtes brunes sont le résultat de l’érosion, mais confèrent à cette plaine à marée basse des airs d’ancienne planche à laver. Serait-elle l’immense tapis coupant sur lequel le Kami des enfers frotte inlassablement son armure ensanglantée ? Ou pire, ses prisonniers déchus ? À défaut de l’y voire râper son linge ou les âmes qu’il torture, les fins observateurs pourront y repérer quelques crabes furtifs ou, peut-être, simplement effrayés. En se mouvant ainsi, n’ont-il en réalité pas tout compris à la manière de faire fuir ces peurs spectrales ?
En effet, face aux vrombissements d’une terre en ébullition, pourquoi ne pas faire appel aux forces chamanes des arts ancestraux ? Kagura est une danse sacrée qui célèbre les dieux du shinto. Ses pas sont exécutés à travers Kyushu, en particulier à Miyazaki, où les dieux seraient descendus du ciel pour la première fois. Kagura est joué à Takachiho depuis 800 ans : au sanctuaire de Takachiho, chaque nuit, ou durant les performances du festival de Takachiho Night Kagura (yokagura) deux nuits en hiver. Pour renvoyer dans leur grotte les ombres malicieuses qui tourmentent l’île, il faudra s’aider de bonnes doses de saké, de masques impressionnants et de beaucoup d’énergie. Une fois la mission accomplie, chacun aura bien mérité son entrée au paradis. Ses portes parsèment également l’île de Kyushu. Changement de décor.
Lumière sur le vénérable paradis japonais
Après avoir affronté les rugissement du diable, retour au calme grâce au jardin d’Ikoma (生駒高原) dans la préfecture de Miyazaki. Ce plateau coloré et lumineux qui semble tout droit sorti d’un film d’animation offre aux visiteurs une mer de pensées et de coquelicots au printemps ou de myrtes et de salves en été. Mais le moment le plus propice à notre éblouissement est de loin l’automne, lorsque 100000 fleurs du cosmos sont en pleine floraison. Serait-ce le Takama-ga-hara (高天原, littéralement « la haute plaine du paradis ») qui, dans le shintoïsme, sert de résidence aux dieux immortels ? Les autres activités de la région permettent de se remettre de telles émotions autour d’un petit thé, dans un salon situé dans le parc, ou dans un des nombreux restaurants qui suggèrent des spécialités locales à base d’ingrédients régionaux. Un paradis terrestre, disions-nous. Et il ne s’arrête pas là.
Cachée dans la ville de la préfecture d’Oguni Kumamoto se trouve une spectaculaire cascade de 10 mètres de haut et 20 mètres de large qui offre certaines des vues les plus époustouflantes du Japon: les chutes de Nabegataki (鍋ヶ滝). L’un des rares sites où les voyageurs peuvent accéder à la grande caverne derrière les chutes : un privilège inestimable d’accès aux profondeurs naturelles, mais cette fois-ci menant à la plénitude et à l’harmonie des sens. Une émotion qui peut être complétée à l’infinie par des escales sur les plages paradisiaques et méconnues du Japon. Une eau turquoise et un sable fin ? On n’imagine pas que le pays des temples et des montagnes se pare également de telles îlots. Pourtant la plage de Yurigahama (百合ヶ浜) a du sable blanc composé de minuscules coraux et est entourée d’une eau émeraude claire. Mais attention, en raison des marées, la plage n’apparaît que pour quelques heures seulement, avec une forme et un emplacement différent. Ces apparitions divines lui valent par ailleurs le surnom de « Phantasmal Beach » , qui se prête fortement à la rêverie.
Des jardins et plages paradisiaques aux sommets célestes, il y a 513 m d’altitude. La plate-forme d’observation de Kunimigaoka (国見ヶ丘の雲海) dans la préfecture de Miyazaki ouvre des vues spectaculaires sur la région, mais surtout sur son splendide paysage panoramique Unkai (mer de nuages). Tôt le matin, en automne, lorsque le temps est froid et que la journée est sans vent, les rivières du ciel dansent pour les montagnes. Depuis la plate-forme d’observation, les âmes montées si haut peuvent également voir les cinq sommets de la chaîne Sobo. Le bonheur du petit jour qui se lève sur le monde, du ciel accueillant et de l’air frais, voilà les échos du paradis qui traversent Kyushu.
À Kyushu, comme dans les croyances nippones, l’équilibre tient dans cette coexistence des deux forces : ténèbres et lumière. La cohabitation entre ces deux dimensions est à l’île ce que la coprésence de malheurs et de bonheurs est à notre âme. Le meilleur moyen de sentir toute l’intensité des deux mondes est d’avoir accès à l’un comme à l’autre, entre terre et ciel, entre vapeur inquiétante et nuages rassurants. Au Japon, plus qu’ailleurs, et à Kyushu en particulier, il s’agit même d’une coopération entre ces éléments naturels et spirituels, qui sont autant de moyens équivalents d’évacuer les énigmes de nos curieuses vies et de saisir, au mieux, la grandeur de cette nature imprévisible et incomparable qui nous sert de maison.