Vous avez forcement déjà vu des images de ces objets dans des magazines spécialisés ou sur internet : le ventilateur à nouilles, les mini-parapluies sur les chaussures, le rouleau de papier toilette sur la tête, le stick à beurre… Leur point commun : ils viennent tous du Japon. Mais derrière l’incongruité de ces gadgets volontairement inutilisables se cache la volonté de son fondateur de dénoncer le consumérisme exacerbé de la société Japonaise moderne. Aujourd’hui, une association internationale porte toujours ce message élevé au rang d’art.

Quand vous voyez passer un objet japonais loufoque, vous vous dites sans doute que ces gens sont tombés sur la tête. Et pourtant, ils ont peut-être les idées plus claires que beaucoup d’entre nous, englués dans la société marchande et sa consommation de masse. Pour cause, derrière l’absurdité de ces objets fantaisistes se cache un message politique fort depuis l’origine du concept. Un message critique – extrêmement rare au Japon – étouffé par ceux-là même qui en font la promotion dans un but de divertissement sur Internet. Que se cache-t-il vraiment derrière le Chindôgu ?

A l’origine de ces objets (faussement) absurdes

Le Chindôgu 珍道具 existe depuis les années 1980, inventé un peu par hasard par un ingénieur en aéronautique, Kenji Kawakami. Le Capitalisme gagnait alors la bataille idéologique et la mondialisation consumériste prenait de l’ampleur, avec des effets délétères sur le Japon. Kawakami était alors rédacteur d’un magazine destiné aux femmes au foyer à la campagne, le Tsuhan Seikatsu.

Il lui vient alors l’idée de publier des photos de prototypes de gadgets bizarres pour amuser ses lectrices, comme ses propres lunettes pour se mettre des gouttes dans l’oeil. Il leur donne le nom de Chindôgu, littéralement ‘objet étrange/curieux’. Il assume pleinement leur inutilité telle une critique de l’économie consumériste et matérialiste du Japon de l’époque. Quelques années avant le krach spectaculaire de la « bulle » financière, le Japon vivait dans l’opulence matérielle et goûtait aux prémices d’une consommation de masse.

Le stick de beurre, pour une couche de beurre parfaite sur vos tartines.

Ces objets inutilisables et drôles, résolvant un problème futile de manière stupide, plaisent beaucoup au lectorat qui en redemande. Certaines personnes se mettent à en concevoir de leur côté et les envoient à Kenji Kawakami pour qu’ils soient publiés. La popularité des Chindôgu s’étendit rapidement au delà de leur magazine d’origine. Leur inventeur devient soudainement une star de la télévision.

En vingt ans, Kenji crée 600 Chindôgu et acquiert une renommée internationale. Contrairement à ce que certains s’imaginent, il ne les a jamais brevetés ni vendus à des fins mercantiles, ce qui serait en opposition avec le message qu’il porte. Ces objets loufoques ne sont que des prototypes artistiques et critiques. Très vite, des expositions d’art présenteront ses inventions. Voilà le Chindôgu devenu un art à part entière : L’Art de produire inutilement. De quoi surligner l’absurdité d’un modèle qui produit énormément d’objets dont nous pouvons en réalité nous passer.

Le demi-bol de régime

Kenji Kawakami a écrit plusieurs ouvrages sur le Chindôgu, tous des best-sellers au Japon, traduits en plusieurs langues. Le premier, 101 Unuseless Japanese Inventions (1995) a même bénéficié d’une édition française. Deux années plus tard sortait sa suite 99 More Unuseless Japanese Inventions: The Art of Chindogu puis un troisième livre en 2005 The Big Bento Box Of Unuseless Japanese Inventions : The Art of Chindogu.

Si Kenji Kawakami fut le véritable fondateur du Chindôgu, son mouvement a fait des émules dans le monde entier. Une association regroupant 10 000 membres, la Société internationale de Chindôgu, en perpétue l’esprit anti-consumériste en opposition au toujours plus et à la course effrénée de la nouveauté plus que jamais présente dans notre société d’ultra-consommation. Car le Chindôgu est à la portée de n’importe qui.

Comment inventer un Chindôgu ?

Ne souriez pas ! L’Art du Chindôgu est strictement réglementé. Pour créer un Chindôgu original, il convient de respecter les dix principes édictés par la Société internationale de Chindôgu :

1 – Le Chindôgu ne peut être destiné à un usage réel : Il est fondamental pour l’esprit du Chindôgu que les inventions revendiquant ce statut doivent être, d’un point de vue pratique, (presque) complètement inutilisables.

2 – Le Chindôgu doit exister : Vous n’avez pas le droit d’utiliser un Chindôgu, mais l’objet doit être fabriqué.

Un masque pour aider à appliquer son rouge à lèvres

3 – Le Chindôgu doit refléter un esprit d’Anarchie : Les Chindôgu sont des objets fabriqués par l’homme qui se sont libérés des chaînes de l’utilité. Ils représentent la liberté de pensée et d’action. La liberté de contester la domination historique étouffante de l’utilité conservatrice.

4 – Le Chindôgu est un objet de la vie quotidienne : Ils sont une forme de communication non verbale compréhensible par tous, dans notre vie de tous les jours.

5 – Le Chindôgu n’est pas destiné à la vente : Ce ne sont pas des produits commercialisables. Ils ne doivent surtout pas être reproduits et vendus dans le commerce. Même pour plaisanter !

Bébé va pouvoir aider au ménage.

6 – L’humour doit être l’unique raison de la création d’un Chindôgu : Sa création est fondamentalement une activité de résolution de problèmes. L’humour est simplement le résultat de la recherche d’une solution élaborée ou non conventionnelle à un problème. Vous faites de votre mieux, vous êtes sur le point de réussir. Puis vous réalisez, narquois, que votre problème n’était peut-être pas si urgent que cela au départ.

7 – Le Chindôgu ne doit pas servir comme outil de propagande : Les Chindogu sont innocents. Ils sont faits pour être utilisés, même s’ils ne peuvent pas l’être. Ils ne doivent pas être créés comme un commentaire pervers ou ironique sur l’état déplorable de l’Humanité.

Pour les impatients, le ventilateur sur baguettes qui refroidit les nouilles du ramen.

8 – Le Chindôgu n’est jamais tabou : La Société internationale du Chindogu a établi certaines normes de décence sociale. Les allusions sexuelles bon marché, l’humour de nature vulgaire et les plaisanteries malsaines ou cruelles qui portent atteinte au caractère sacré des êtres vivants ne sont pas autorisés.

9 – Le Chindôgu ne doit pas être breveté : Ce sont des offrandes au reste du monde. Il ne s’agit donc pas d’idées à protéger par des droits d’auteur, à breveter, à collecter et à posséder.

10 – Le Chindôgu ne doit pas causer de préjudice : Il ne doit jamais favoriser un peuple ou une religion par rapport à une autre. Jeunes et vieux, hommes et femmes, riches et pauvres, tous doivent avoir une chance égale et gratuite de profiter de chaque Chindogu. Tous devraient avoir une chance libre et égale de profiter de chaque Chindogu.

Pour toujours avoir un parapluie à portée de main.

Des valeurs rapidement bafouées, le concept ayant été récupéré par le monde marchand. En effet, plusieurs prototypes de Chindôgu ont été commercialisés par des tiers. On pense notamment au « porte-livre » qui permet de lire ou d’utiliser son smartphone couché dans son lit, ou encore au doigt-brosse-à-dent qui est devenu un objet courant pour les enfants ou dans les trousses de voyage. Une récupération qui montre que l’objectif critique et anarchiste initial de l’auteur a échoué. L’absurdité est devenu notre réel.

Selon son créateur, le Chindôgu est un acte spirituel qui permet à l’inventivité de s’épanouir en dehors du cadre de l’utilitarisme capitaliste et de rapprocher des individus paradoxalement éloignés les uns des autres dans un monde ultra-connecté mais humainement déconnecté. Se libérer des carcans pour ré-enrichir nos vies… Qui eut cru à une telle complexité de pensée derrière de simples objets loufoques ?

S. Barret