A Kyoto, chacun des cinq hanamachi enseigne un style de danse bien particulier : les maikos et geikos de Pontocho apprennent le style Onoue 尾上, celles de Miyagawacho le style Wakayagi 若柳, à Gion Higashi c’est le style Fujima 藤間 et Hanayagi 花柳 à Kamishichiken. Ce sont des styles que l’on retrouve dans d’autres hanamachi du Japon ou des écoles de danses traditionnelles. Par contre, il n’y a qu’à Gion Kobu, le kagai le plus prestigieux des cinq, que le style Inoue est enseigné. Pour être formée à cette école de danse « kyômai » 京舞 (danse traditionnelle de Kyoto) unique, il faut forcément être une maiko ou geiko de Gion (et donc une femme). Retour sur l’histoire d’une école unique.

L’histoire de l’école Inoue, et donc du style Inoue, remonte au XVIIIème siècle, à l’époque Edo (1603-1868).

La fondatrice : Inoue Sato

Elle a débuté avec Inoue Sato 井上サト, qui vécut de 1767 à 1854 et qui en sera la première « Iemoto » : la Grande maîtresse.

Confiée dès son plus jeune âge aux soins de la famille Konoe à Kyoto en tant que dame de compagnie, elle se montra très prometteuse dans les arts traditionnels. Comme la famille Konoe appartenait à la noblesse, Sato a eu accès à la même éducation que les membres de l’aristocratie, ce qui signifie qu’on lui enseigna les meilleures disciplines réservées à l’élite.

Elle finit par devenir la professeure de danse des enfants Konoe. Lorsqu’elle quitte ses fonctions en 1797, la famille Konoe lui confère le nom de Yachiyo (八千代) et lui donne l’usage du « kamon » (blason) bishimon pour lancer sa propre école de danse. À l’époque, seules les familles de samouraïs pouvaient avoir un kamon, leur usage se répandant parmi le peuple après la révolution Meiji (1868) et l’abolition des castes.

Avec la création de son école, le nom Yachiyo Inoue 八千代井上 devient réservé à la directrice, garante de sa sauvegarde et seule habilitée à apporter des modifications au répertoire et aux chorégraphies. Le style Inoue étant dérivé du théâtre nô, il se caractérise par des mouvements généralement lents, ponctués d’autres rapides et dramatiques ainsi que de pauses.

Les maikos de Gion Kobu dansent avec un (voire deux) éventail à bandes rouges frappé du kamon Inoue. Pour les geikos, les bandes deviennent violettes. Plus elles sont nombreuses, plus le rang de la danseuse est haut. Source : flickr

Yachiyo Inoue I y forma ses premiers élèves et dans sa vieillesse, elle vint à nommer une héritière, Inoue Aya 井上アヤ (1770 – 1868). Inoue Aya devint la deuxième Iemoto de l’école Inoue et reçut donc le titre de Yachiyo Inoue II. On ne sait pas grand-chose à son sujet, si ce n’est qu’elle est supposée être la nièce de Inoue Sato.

Inoue Aya décela un grand talent chez une jeune fille nommée Katayama Haruko 片山春子 dès son plus jeune âge et l’éleva pour en faire sa propre héritière, ce qui finira par être déterminant dans l’histoire de l’école Inoue.

Reconnaissance & tournant de l’école Inoue

En 1872, à l’occasion de l’Exposition universelle, le gouverneur et le maire de Kyoto demanderont à Haruko (1838 – 1938), qui a hérité du titre de Yachiyo Inoue III, de chorégraphier une danse afin de mettre en valeur les talents de ses élèves, qui se trouvent être à ce moment-là les maikos et geikos de Gion. Le Japon vient tout juste de s’ouvrir au monde et ces spectacles sont déterminants pour l’image du pays à travers la planète.

Ses danses ont ainsi donné naissance à la première représentation du Miyako Odori 都をどり. Le succès fut si grand que le gouverneur de Kyoto exauça un souhait particulier de Yachiho Inoue III : réunir huit des meilleurs quartiers du district de Gion dans un nouveau hanamachi nommé Gion Kobu, seul lieu où son style de danse pourra être enseigné ; le reste du quartier prend le nom de Gion Otsubu (puis Gion Higashi à partir du milieu du XXème siècle).

Le Miyako Odori perdure de nos jours comme festival de danse du printemps à Gion Kobu, avec de multiples représentations au cours du mois d’avril. C’est une période très intense pour les maikos et geikos qui peuvent se produire plusieurs fois par jour sur scène tout en devant assurer les banquets du soir qui attirent plus de monde que d’ordinaire.

Comme Aya avant elle, Haruko trouvera également une très jeune danseuse talentueuse pour lui succéder : Aiko, qui était de plus liée à Haruko par le mariage en ayant épousé son petit-fils.

Inoue Aiko 井上愛子 (1905 – 2004) a commencé la danse à 3 ans, âge auquel les personnes appartenant à des lignées artistiques éminentes (nô, kabuki…) commencent habituellement leur formation, alors que pour d’autres arts japonais, elle débute le 6 juin de l’année des 6 ans (NB : le chiffre 666 n’a pas de connotation négative dans les croyances japonaises). Les talents de danseuse d’Aiko Inoue furent sans égal.

La célèbre geiko Mineko Iwasaki dira d’elle, dans son autobiographie, qu’elle était « remarquablement laide » (!) mais qu’en dansant, elle se métamorphosait à en devenir « la plus belle femme du monde » tant la danse transcendait son aspect physique pour révéler « l’essence de la beauté ».

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Aiko fit ses débuts sur scène à l’âge de 5 ans et deviendra maîtresse (natori) du style Inoue à 14. À 21 ans, elle épousa le petit-fils de Yachiyo Inoue III, Kuroemon Katayama qui était l’iemoto de l’école de nô Kanze. Elle sera assistante-enseignante de l’école dès 1923 avant d’en devenir la directrice et de prendre le nom de Yachiyo Inoue IV en 1947.

C’est pendant sa carrière que le monde connut de nombreux changements, notamment les difficultés endurées pendant la Seconde Guerre mondiale puis la reconstruction du pays et le lent déclin du karyûkai après l’éclatement de la bulle économique dans les années 1990.

En 1955, Yachiyo Inoue IV fut nommée Trésor national vivant, une distinction réservée aux personnes gardiennes de biens culturels immatériels importants du Japon. Elle reçut aussi divers prix et distinctions du gouvernement pour sa maîtrise de la danse. Elle apporta des modifications au style Inoue, y incorporant des éléments du style « Ningyô-buri » basé sur le théâtre de marionnettes Bunraku.

Comme Haruko avant elle, Aiko a également reconnu le talent de sa propre petite-fille, Michiko, et la désigna comme héritière lorsque qu’elle prit sa retraite en l’an 2000.

La génération actuelle

Inoue Michiko 井上三千子 (1956 – ) est actuellement la cinquième détentrice du titre Yachiyo Inoue. Comme sa grand-mère, elle a commencé à danser dès l’âge de 3 ans et s’est rapidement montrée très prometteuse. Et tout comme elle, Michiko a également été nommée Trésor national vivant, l’une des plus jeunes personnes à avoir jamais reçu ce titre.

Alors que la pandémie a grandement affecté les activités des hanamachi, Yachiyo Inoue V a su faire preuve de force et de résistance pour que Gion Kobu traverse ces temps troublés. Une énergie qui fait d’elle l’un des pivots sur lequel le hanamachi peut compter pour affronter l’avenir.

Concernant celui de l’école, contrairement aux générations précédentes, la future Yachiyo Inoue VI a déjà été désignée et ce peu après l’avènement de Yachiyo Inoue V. C’est sa fille, Inoue Yasuko 井上安寿子, qui a été choisie par le comité de l’école pour remplacer sa mère à son décès.

Comme les précédentes Iemoto avant elle, Yasuko s’entraîne depuis l’âge de 3 ans pour devenir une danseuse digne de diriger l’école Inoue, et elle y montre des compétences sont assez impressionnantes. On dit d’elle qu’elle est un prodige de la danse, ce qui explique pourquoi sa désignation comme héritière a eu lieu si tôt.

Pour conclure, une dernière particularité attachée à l’école Inoue : les geikos qui reçoivent le titre de natori, attestant de leur haute maîtrise de la danse, n’ont pas le droit d’enseigner contrairement à celles appartenant à d’autres écoles de danse.

A Gion Kobu lorsqu’elles deviennent natori, les geikos reçoivent un éventail de danse « maiôgi » spécial orné d’une fleur de camélia (symbole de l’école) et signé par Yachiyo Inoue. Elles peuvent désormais porter un kimono formel frappé du kamon Inoue lors de représentations de danse.

Chaque 13 décembre a lieu le Kotohajime 事始め. Toutes les maikos et geikos de Gion Kobu se rendent chez Yachiyo Inoue où elles se voient offrir un éventail avec un nouveau motif symbolisant les progrès accomplis pendant l’année, fruits de leurs efforts et de leur engagement qu’elles renouvellent en le recevant.

Cette plongée dans le monde de la danse traditionnelle enseignée aux maikos et geikos de Kyoto donne un petit aperçu de toute l’incroyable complexité de cet univers très codifié, conservateur par nature et profondément lié aux liens du sang.

Cette singularité culturelle, unique au monde autant qu’elle est unique au Japon lui-même, peut-elle survivre à la modernité et au vieillissement rapide de la population japonaise ? Ces rites si délicats et codifiés vont-ils devoir se réinventer pour continuer à briller aux yeux du monde ? Le tourisme pourra-t-il venir au secours des geikos de Kyoto ? À n’en pas douter, les grands défis civilisationnels pour ces artistes de l’ombre ne manquent pas et nous serons là pour documenter ces grandes perturbations à venir…


Cet article est basé sur celui publié par Justine Sobocan que je remercie pour m’avoir permis de l’utiliser.

S. Barret

Photo d’en-tête : Miyako Odori 2006