Si Hayao Miyazaki et Isao Takahata (disparu en 2018) sont les maîtres incontestés de l’animation japonaise depuis 40 ans, peu sont les challengeurs apparus sur les 20 dernières années qui pourraient s’approcher un tant soit peu de leur rayonnement. Il y eut bien Satoshi Kon qui, avec « Perfect Blue », « Millennium Actress », « Tokyo Godfathers » et « Paprika », avait commencé une petite révolution du style et dont la carrière s’annonçait en tous points exceptionnelle. Hélas, un cancer l’emporta en 2010, nous privant d’un des talents les plus prometteurs du milieu. Un autre nom est apparu entre temps. Celui de Mamoru Hosoda, qui confirme avec « Belle », qu’il est un très grand réalisateur et un immense conteur d’histoire. Poulpy sèche ses larmes et vous dit tout de suite tout le bien qu’il en a pensé…

Disons-le d’emblée : Mamoru Hosoda n’a déjà plus rien à prouver depuis longtemps ! Quand on compte dans sa filmographie des chefs d’œuvres comme La Traversée du temps, Summer Wars, Les Enfants loups Ame et Yuki, Le Garçon et la Bête et Miraï ma petite sœur, on peut déjà se regarder sans mal dans un miroir avec fierté. Chaque nouveau long-métrage du Japonais de 54 ans est donc, à raison, très attendu chez tous les amoureux d’animation. Fin 2021 est sorti Belle (Ryuu to Sobakasu no Hime soit Le Dragon et la Princesse aux taches de rousseur), un des sommets de l’année cinéma avec Drive my Car, tout simplement.

Nous y suivons Suzu, une lycéenne très renfermée sur elle-même depuis la mort de sa mère alors qu’elle était petite. Elle partageait avec elle une belle passion pour la musique mais, depuis sa disparition, n’a plus jamais chanté. La jeune fille trouve refuge dans U, un monde virtuel où cohabitent plus de 5 milliards d’humains. Là, sous l’apparence de son avatar Belle, elle devient une sensation musicale mondiale. Dans cette réalité alternative, elle fait la connaissance de la Bête, une créature qui y sème la pagaille en y multipliant les violences.

Attention, la suite de l’article contient des spoilers sur l’intrigue du film.

Le virtuel pour être plus près du réel ?

Dans Belle, les avatars sont appelés « AE » pour Alter-Ego. Et si vous pouvez y choisir vos accoutrements, votre apparence est générée automatiquement par le biais d’une synchronisation biométrique avec le corps des utilisateurs. Prouesse technique : il n’y a pas de casque à mettre ici devant vos yeux qui sont directement connectés à cet univers futuriste. Le bon fond de Suzu est donc transcendé dans U où la brune discrète se retrouve sous les traits d’une femme magnifique aux cheveux roses flamboyants qui a tout de même en commun avec elle ses taches de rousseur et sa belle voix. La Bête, à l’opposé, est un anthropomorphe, mi-homme mi-sanglier, au physique effrayant et au comportement violent. Le grand mystère du film est donc de découvrir quel être humain meurtri par l’existence peut donner vie à un As aussi monstrueux.

Mamoru Hosoda nous livre ici sa propre version de La Belle et la Bête et sa relecture est absolument incroyable sur le fond comme la forme. Le Japonais, fan des versions de Cocteau et de Disney de ce classique de la littérature, privilégie déjà le personnage de Belle comme le principal de son histoire, alors qu’il est au second plan dans les transpositions précédentes. Suzu brille dans U alors qu’elle essaie de faire le moins de vagues possibles dans la vie réelle. Son amie Hiro lui fait d’ailleurs remarquer d’une manière un peu brutale combien elle réussit son coup quand elle lui confie « Heureusement pour toi, tu es ignorée comme la face cachée de la lune. » Dans cette réalité, elle n’a que quelques amis et vit seule avec son père avec qui elle ne communique quasiment plus. Les deux vivent à la campagne, loin de tout et Suzu prend anonymement le train chaque matin pour rejoindre son lycée. Et tous les jours, elle passe deux fois par le pont qui traverse la rivière dans laquelle sa mère s’est noyée. Une souffrance effroyable pour la jeune fille qui n’a hélas pas d’autres choix.

Alors quand elle découvre U, c’est la révélation et l’enchantement ! Un sentiment fortement partagé au même moment par le spectateur dès la première incursion de la jeune fille dans l’univers virtuel. Aux premières notes qu’elle chantonne, il faut le dire, nos cœurs fondent ! Le monde qu’a créé Hosoda est flamboyant et merveilleux en tous points ! C’est un déluge de couleurs et la 3D fait ici – contrairement à Aya et la Sorcière de Ghibli – vraiment des merveilles, en plus d’être tout à fait justifiée par le côté « technologique » de cette réalité parallèle. Certaines séquences sont absolument féeriques, comme la scène du concert perturbé par la Bête ou la traversée de la forêt du château.

La mise en scène y est, dans ces moments, virevoltante et vertigineuse. Là où le réalisateur la joue très fine, c’est que toutes les scènes dans la vie réelle sont assez lentes et souvent en plans fixes, presque théâtrales. La scène à la gare où Ruka déclare sa flamme à Kamishin est un des grands moments comiques et réussis de Belle. Pourtant : un plan fixe, pas d’effets d’esbroufe… Du pur génie de la part d’Hosoda qui nous montre dans ces moments combien il maîtrise totalement sa narration et son récit.

Chaque action compte

L’histoire de Belle aborde de nombreux sujets chers au réalisateur. Le plus évident étant celui d’Internet, des réseaux sociaux et des mondes virtuels déjà au centre de son Summer Wars. Il en fait ici un tableau contrasté, en y dévoilant les qualités comme les défauts.

Il pointe tout d’abord du doigt la méchanceté gratuite que l’on peut y trouver dans les commentaires postés ici et là… Hosoda en offre une preuve flagrante avec la manière dont est traitée sur la toile la disparition de la mère de Suzu alors qu’elle avait plongé dans la rivière pour sauver une jeune enfant de la noyade. Les gens la fustigent pour sa réaction, méprisent son acte et se moquent même de son prétendu héroïsme. La jeune fille lit ses commentaires et doit encaisser comme elle le peut cette violence psychologique, elle qui doit déjà faire le difficile deuil de celle qui lui a donné la vie.

A côté de ça, Hosoda offre U à son héroïne à lui, afin qu’elle puisse enfin être celle qu’elle ne s’autorise pas à être dans la réalité. Là, elle peut recommencer à zéro, sans que personne n’ait d’aprioris sur elle. Elle y soigne son âme et donne un nouveau sens à sa vie en y trouvant le terroir pour y partager son talent musical.

Dans cette même idée de balance entre le bien et le mal, le réalisateur s’en prend également à la censure qui est de plus en plus forte et présente sur Internet et les réseaux sociaux en particulier. Dans son monde virtuel existe une escouade de pseudos-justiciers sponsorisés par des marques dont la mission est de se débarrasser de ceux qui « dérangent » l’équilibre commercial. La Bête, dont la rage est mal vue dans ce monde rose bonbon devient ainsi une cible privilégiée. Ils la traquent sans relâche pour l’éliminer et dévoiler son identité réelle à tous. Hosoda voit d’un très mauvais œil cette cour martiale autoproclamée et fait parler sa voix par le biais d’un personnage qui rappelle qu’il ne faut pas « confondre « justice » et « contrôle » ».

A l’opposé, il n’oublie pas qu’Internet peut aussi rapprocher les âmes perdues en besoin d’écoute et de soutien et même participer à épargner des vies. Dans Belle, Suzu se trouve comme mission inattendue de sauver la Bête. Son apparence brutale montre bien que l’humain anonyme se cachant derrière cette carapace sauvage souffre immensément dans le monde réel. Des ecchymoses couvrent d’ailleurs sa cape, ce qui prouve bien qu’il s’agit elle-même d’une victime de violence physique. La jeune fille et ses amis mènent alors l’enquête. Sa copine Hiro (qui porte bien son nom) est une surdouée des technologies digitales et va aider tout ce petit monde à retrouver la trace de celui qui s’avère finalement être un jeune collégien tokyoïte battu par son père. Le Yin et le Yang pour le metteur en scène qui n’est finalement pas là pour nous casser le moral mais plutôt pour nous donner de l’espoir.

Musique Maestro

Difficile de parler de Belle sans mentionner la place prépondérante qu’y tient la musique. Mamoru Hosoda a souvent clamé son amour pour la version de La Belle et la Bête produite par Disney en 1991. Alors quand le Japonais a fait de sa Belle une chanteuse, on n’a pu s’empêcher de penser que son film allait peut-être se transformer en comédie musicale. Heureusement pour nous, il n’en est rien et la gestion des parties musicales du film nous confirme encore une fois l’intelligence avec laquelle le réalisateur/scénariste constitue son récit. Personne ici ne se mettra à chanter sans raison, juste pour le plaisir du spectateur. Non, ici, la musique fait avancer l’histoire et cette approche est d’ailleurs annoncée dès le début du film par Suzu : « Je veux imaginer un monde où une simple chanson peut faire la différence. » Chacune d’elles renferme donc un message, parfois pour Suzu elle-même ou pour tous ceux qui l’écoutent, d’autres fois pour une cible en particulier.

La dernière mélodie n’a qu’un seul et unique but : sauver la vie d’une personne en lui redonnant confiance en la bonté humaine et en lui faisant accepter de l’aide venue de l’extérieur. Cette scène sublime de 9 minutes est d’une tendresse et d’une fragilité à couper le souffle mais pas nos larmes. Absolument divine, elle constitue un grand moment de communion et de générosité humaine autour de la musique comme remède à tous les maux. Vous aurez probablement vous aussi envie de chanter dans le cinéma, et il est fort à parier que votre voix sera alors aussi tremblotante que celle de Suzu tellement vous serez foudroyés par l’émotion à fleur de peau de cette séquence d’ores et déjà mythique.

La B.O composée par Yûta Bandoh, Ludvig Forssell et Taisei Iwasaki avec Mamoru Hosoda lui-même comme parolier est a écouter en boucle et sans aucune modération.

Que rajouter si ce n’est que Belle est un film enchanteur et merveilleux qui garde l’âme dramaturgique d’un conte en la transcendant d’un modernisme à son paroxysme. Mamoru Hosoda nous invite dans son monde virtuel dont il nous donne finalement que très peu de détails. U est foisonnant, fort d’une grande énergie et sa création, tout comme son fonctionnement, ne sont que très peu abordés. Tant mieux. Cette place donnée à l’imagination fait que son histoire va à l’essentiel et ne se perd pas dans des informations qui n’auraient eu comme effet que de l’alourdir. Bravo au réalisateur qui accroche un nouveau chef-d’œuvre à sa filmographie.

Belle est de ces miracles artistiques pour lesquels on reste jusqu’au bout du générique, enveloppés bien au chaud dans une bulle de grâce de laquelle on ne veut pas sortir, peu impatients que nous sommes de retrouver notre monde réel. Ironique, n’est-ce pas ?

Stéphane Hubert