Les Sukeban, c’est le nom unique donné aux jeunes délinquantes japonaises ayant « terrorisé » le pays au cours des années 70. D’écolières bagarreuses avec des lames de rasoirs dissimulées dans leurs uniformes, ces jeunes filles de l’après-guerre deviennent des gangsters « anti-système » et se font respecter en semant la violence autour d’elles. Mais à travers ces gangs d’écolières au look trompeur, on percevait un début de révolte singulière envers les carcans de la société japonaise. Qui sont ces Sukeban et que sont-elles devenues ?
De sages écolières aux délinquantes armées
Près de cinquante ans plus tôt, l’apparition des Sukeban a détruit en quelques mois l’image de la prude et très sage écolière japonaise, à l’uniforme impeccable et aux cheveux tressés. La sous-culture des Sukeban (traduite librement par l’argot « femme chef ») est apparue à la fin des années 60 et a persisté tout au long des années 70 au Japon. 10 ans d’une révolution juvénile radicale et mouvementée. Si le terme fait principalement référence à la femme chef de gang, il a fini par être attribué au mouvement tout entier. Les Sukeban ont mis les jeunes filles au premier plan à une époque où les Yakuza, principalement des hommes, étaient florissants.
Ces jeunes délinquantes sont aussi désignées par le terme « Yankii » plus connu en occident que Sukeban. L’origine de ce mot est à chercher du côté des jeunes femmes rebelles, fascinées par la culture issue des États-Unis, qui n’auraient pas été acceptées par les Yakuza. Rejetées, elles vont développer leur propre univers en marge d’une société très formatée. D’où la création de cette première sub-culture quasi-mafieuse.
Les premières Sukeban se reconnaissent à leurs longues jupes innocentes, leurs chaînes dissimulées sous leurs jupes et les vols qu’elles pratiquent à l’étalage pour le plaisir et l’excitation. Un rite de passage comme un autre. Ces méfaits ont conduit la société à les considérer comme une menace pour elle-même. Pour la jeunesse japonaise des tumultueuses années 70, les uniformes de style marin importé d’occident ont représenté un symbole indésirable de tradition.
En effet, alors que nous avons tendance à considérer le costume de marin super « kawaii » comme une invention tout à fait moderne, le sailor fuku セーラー服 a en fait été popularisé par le système éducatif japonais dès le début du 20ème siècle. Au début des années 70, les filles dites « délinquantes » se taillent leur propre signature stylistique dans les limites du canon de l’uniforme : une jupe inhabituellement longue et des baskets Converse sont des repères immédiats, tandis que les blouses de marin sont souvent raccourcies à l’aide de ciseaux pour exposer la peau nue à la taille. La Sukeban veut trancher avec l’image de la jeune japonaise gentille et manipulable, mais avec style !
Une fois qu’elles sont diplômées, ces jeunes femmes délinquantes souhaitent agrémenter leurs tenues à un rang supérieur. Des blousons décorés de roses jusqu’aux Kanjis inscrits sur leurs vêtements, chaque symbole marque leur appartenance et font leur fierté. Ces vêtements les identifient finalement aux yeux de la société Japonaise qui ne fait que renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté condamnée par sa différence. Les Sukeban s’identifient aussi aux punks anglais qui sont perçu comme des réfractaires à la société et continuent à marquer leur différence jusqu’à nos jours.
Mais ces jeunes femmes ont-elles un autre but que de vouloir être des Sukeban ? La révolte contre le patriarcat ambiant n’est-elle pas un but inconscient ?
De la révolte contre le patriarcat au renversement des codes dans les années 90
Des témoignages issus de personnes ayant vécu au Japon dans les années 70 permettent de cerner l’origine sociale de ces jeunes filles. La plupart semble avoir été des filles d’ouvriers que les manques de perspectives d’avenir ont conduites à créer leurs gangs en marge d’une société perçue comme profondément injuste. Elles savaient qu’elles ne seraient jamais des employées de bureaux promises à un bel avenir, ni des épouses de salarymen. Elles ont choisi une autre voie et sont devenues des modèles féministes.
L’héritage de la Sukeban est devenu plus grand que ce qu’il n’était au départ : « une simple cheffe d’un gang de filles ». En se développant à une plus large partie de la société japonaise, ce qui avait commencé comme une bande de voleuses à l’étalage un peu indisciplinées et en colère contre la société est devenu, avec l’aide de l’exposition médiatique croissante, un élément majeur de la représentation des femmes dans le Japon des années 70.
Dans les années 1970, les gangs ont commencé à compter des dizaines de membres de manière plus organisée. On citera par exemple le cas des « Tokyo’s United Shoplifters » (Les voleuses unies de Tokyo). Ce gang comprenait quatre-vingts filles toutes basées à Tokyo, spécialisées dans le vol à l’étalage dont les rouages étaient très bien huilés. Venait ensuite la « Kanto Women Delinquent Alliance » (L’Alliance des femmes délinquantes du Kanto), un gang légendaire qui aurait compté 20 000 membres au total dans ses rangs, un nombre qui aurait même dépassé celui de certains gangs de Yakuza.
À terme, ces femmes rebelles sont devenues la représentation physique et visible des dichotomies sociales, culturelles et politiques que la société japonaise connaissait à l’époque. Et ça ne s’est pas arrêté là… Les délinquantes ont atteint une renommée internationale, selon ce qu’elles représentaient : la violence contre le système ou l’émancipation féminine.
Cependant, dans les années 90, cette tendance s’est radicalement inversée. Si les Sukeban représentaient la défense et la force, la jeune fille délinquante à longue jupe est devenue une jeune femme fortement maquillée remontant la taille de sa jupe pour la transformer en mini-jupe ultra-courte et provocante. Ainsi, les Sukeban sont devenues peu à peu des objets de désir inattendus pour de nombreux hommes japonais qui vont se mettre à les fétichiser. C’est la riposte du monde marchand qui transformera sans tarder nos Sukeban en objets de consommation et de désir.
En incarnant quelque chose de totalement nouveau et physiquement attractif dans la société japonaise, les signatures stylistiques de ces groupes furent trop fortes pour que les créateurs d’images y résistent. Les grands studios de cinéma ont rapidement constaté que les productions érotiques impliquant de jeunes femmes fortes, à l’image des Sukeban, étaient très lucratifs. C’est ainsi que sont nés les films d’exploitation ou « films roses » : un cinéma érotique directement inspiré par les Sukeban !
L’appropriation des Sukeban par la culture pornographique
Au départ, les premiers films mettant en scène les jeunes délinquantes n’ont pas eu pour vocation à être du X. Le grand studio Toei lance sa série de type Pinky Violence avec Delinquent Girl Boss au début des années 1970s, suivi plus tard par les films Girl Boss (Sukeban) de Suzuki Norifumi et la série Terrifying Girls’ High School. Construits à la manière des films de Russ Meyer aux États-Unis – avec des héroïnes qui s’inspirent de Tura Satana pour se battre contre les hommes – ces films ont créé des stars enviées de tous, les précurseures des idoles. On peut citer notamment les actrices de Bad Girls : Ike Reiko et Sugimoto Miki.
Au cours des années 80, la mode des Sukeban est passée. Les jeunes filles des années 70 sont alors sédentaires. Elles n’inspirent plus que des auteurs de mangas, de films à petits budgets ou des hommes lascifs. Les films liés aux Sukeban, bien que disposant de peu de budget, ont permis de faire évoluer la notion de genre, d’attribution de la violence, à l’époque, ou de nouveaux groupes sociaux tels que les étudiants ou les féministes radicales. Ces films ont également fait évoluer le rapport à la sexualité, mais ont aussi sexualisé les jeunes délinquantes, alors qu’au départ elles représentaient la force et l’indépendance. Livrées aux fantasmes les plus pervers des spectateurs masculins à l’écran, elles sont assimilées à un nouveau genre féminin : rebelle, résistant, courageux et assertif. Cependant, ces films génèrent aussi de l’anxiété car ils démontrent un côté totalement libre et incontrôlable de la société japonaise, très conservatrice, et ses craintes de perdre ses repères.
Les films qui impliquent les Sukuban font parties des films roses, qui ne sont pas considérés comme de la pornographie hardcore. Ils font même partie de la mouvance Pinky Violence, soit des films roses (érotisés) liés à de la violence. La plupart des scénarios de ce type de film est construit sur une même trame : une jeune fille rebelle, assimilée à l’image de la Sukeban, résiste aux conventions sociales. Elle combat les injustices sociales commises par des hommes puissants. Cependant, des scènes parfois plus gores concernant ces jeunes filles sont intégrées dans ces films, comme du SM et des violences sexuelles. Le genre Pinky Violence est rapidement devenu une manne lucrative pour les grands studios de cinéma, jouant sur ce côté érotique mal assumé.
D’autres studios que la TOEI exploitèrent la Pinky Violence et en sont devenus des producteurs phares. On peut nommer le studio Nikkatsu et sa série de films : Stray Cat Rock séries, datant des années 1970s. L’image de la Sukeban se retrouve ternie par l’exploitation grand public de ces films caricaturaux. Mais elles ont néanmoins perduré dans la Pop Culture, à travers divers personnages emblématiques. Ainsi, l’écho qui nous arrivent du passé est un mélange complexe et parfois confus de ce que les Sukeban étaient vraiment et de l’image qu’on leur donnait dans les médias. De tout cela ne reste qu’un vague héritage qui anime encore quelques nostalgiques.
L’héritage des Sukeban dans la Pop Culture
Bien que les gangs actuels de Sukeban ont décliné en nombre, vous apprendrez qu’elles existent toujours aujourd’hui et ont pris une grande place dans l’Art pop comme les mangas, les comics, le cinéma, la télévision, voire même les jeux vidéo. Un comics à la longévité impressionnante Be Bop High School Comic Books dépeint la violence de ces gangs, avec pour public, en majorité la société japonaise.
Une autre série moderne intitulée Sukuban Dekka met en scène une jeune policière infiltrée dans ces gangs, combattant ses ennemis aux moyens de yoyo, rasoirs et autres origamis. Les mangas mettent souvent en scène des jeunes filles rudes, tombant amoureuses d’hommes plutôt de type mauviette pour marquer le contraste, ce qui dénature totalement le vrai style Sukeban.
Un personnage de manga fidèle à l’image de ces délinquantes telles qu’elles étaient perçues dans les années 1970s est présent dans le manga Fruits Basket, de Takaya Natsuki. Le manga paraît entre 1998 et 2006, dans la revue Hana To Yume, avant d’être imprimée en 23 tomes. La mère de l’héroïne, Honda Tohru, est une ancienne délinquante, Honda Kyoko. Dépeinte comme une mère douce et aimante, elle incarne la Sukeban typique des années posts-guerres, qui tourne le dos à sa jeunesse et aux codes vestimentaires de son groupe, pour se ranger et fonder une famille. Son passé de délinquante est souvent fantasmé et admiré par un autre personnage, Uotani Arisa, qui elle aussi, emprunte ses codes à ces jeunes femmes rebelles.
Une série de manga plus récente datant de 2008 appelée Bloody Delinquant Girl Chainsaw de Mikamoto Reï, met en scène une jeune fille nommée Geeko, une Sukeban. Celle-ci doit lutter pour sa survie, armée d’une tronçonneuse, face à toute sa classe, étant devenue zombie. Citons aussi Koisuru Yankee Girl, un manga diffusé gratuitement en ligne sur le site Manganato. Le scénario met en scène une jeune fille nommée Ayame, Sukeban, tombant amoureuse d’un lycéen appelé Kazami Nagi. L’autrice en est Orihara Sachiko et la série compte quatre volumes déjà publiés, dont un chapitre publié tout récemment en juin 2022.
L’héritage des Sukeban demeure donc bien vivace dans l’imaginaire des japonais, bien que déformé par les attaques du temps. Préfigurant le féminisme et la libération de la femme, il a montré la voie aux jeunes filles actuelles qui s’affranchissent des normes sociétales et ont mis en lumière la question du genre. Si toutes les jeunes femmes libres ne sombrent heureusement pas dans la violence, elles ont bénéficié d’une plus grande liberté grâce à l’image de ces jeunes délinquantes d’un Japon reculé qui n’existe plus. Mais que reste-t-il aujourd’hui de cet esprit contestataire si vif et si radical ? Difficile à dire tant les mouvements sont antagonistes et nombreux.
Si on se réfère à Aggretsuko, la série déjantée qui expose les travers de la société japonaise, comme à nos propres observations, on ne peut que constater qu’un retour radical du conformisme « traditionnel » qui place les femmes dans une position de subordination aux hommes à travers des entreprises toujours profondément patriarcale, tout en bénéficiant d’une plus grande liberté – mais aussi précarité – dans leur vie privée. À n’en pas douter, la lutte pour l’égalité des droits et des chances des femmes japonaises est loin d’être terminée et les Sukeban furent peut-être celles qui ouvrirent, sans même le savoir, la voie aux ambitions de liberté des femmes japonaises.
On vous laisse avec un clip fabuleux de Denki Groove consacré aux jeunes filles et leur évolution de styles :『少年ヤング』
Cécile Khalifa