C’est l’histoire d’une rencontre peu commune avec un ancien hikikomori qui a souhaité partager avec nous son histoire insolite et pourtant si « banale » au Japon. Comment sort-on de ce cercle infernal qu’est l’isolement social et l’angoisse de vivre en société ? Est-il facile de se laisser sombrer ? Est-ce si terrible qu’on le laisse entendre ? Éléments de réponse dans les yeux d’Haruki, ex-hikikomori.
Après avoir vécu plus de 4 ans à Tokyo, c’est finalement en déménageant tout au sud de l’hémisphère sud que j’ai fait les plus inattendues de mes rencontres japonaises ! Destination de choix pour les Programmes Vacances-Travail (PVT), la Nouvelle-Zélande est un pays détente souvent conseillé aux jeunes Japonais déjà fatigués de leur vie de salaryman et salarywoman (salariés en complet cravate qui se rendent quotidiennement au bureau pour y enchaîner les heures supplémentaires en accumulant du stress lié au travail). Ayant moi-même vécue dans les deux pays qui partagent des similarités géographiques mais des cultures opposées, je comprends pourquoi on recommande à ces jeunes Japonais de prendre une pause dans ce pays où les heures supplémentaires n’existent pas…
Une rencontre insolite dans un lieu insolite
Une de ces rencontres japonaises originales s’est produite à mon arrivée dans un petit village de 500 habitants sur l’île du sud pour y faire de la cueillette de fruits. Je m’installai dans un hôtel centenaire converti en auberge de jeunesse avec ses chambres historiques à présent remplies de lits à deux étages. Dans ce lieu qui semble figé dans le temps, les deux propriétaires accueillent au fil des saisons de cueillette de fruits, des « backpackers » de partout dans le monde, des inconnus qui deviennent rapidement des amis partageant leur quotidien, leur chambre, leurs repas et leur fatigue !
C’est dans cet endroit insolite que j’ai rencontré Haruki. Japonais de grande taille avec sa chemise à carreaux, il s’est avancé vers moi avec un grand sourire et d’une poignée de main confiante, il s’est présenté avec un enthousiasme que j’ai plus rarement rencontré chez les Japonais : « Salut! Moi c’est Haruki ! Enchanté ! ». Tout comme les autres résidents de l’auberge, Haruki était en Nouvelle-Zélande avec un visa vacances–travail et à 23 ans, il rêvait déjà de ses futures destinations de PVT. Talentueux en cuisine, bon vivant, insouciant et attachant, c’est tout naturellement que l’on est devenu amis.
Puis un soir, lors d’une discussion entre amis, c’est ce même Haruki qui a laissé glisser entre deux anecdotes et d’une façon très banale qu’il avait déjà été « Hikikomori ». Sans s’attarder sur la question, il a très rapidement continué sur un autre sujet, mais c’est en remarquant le regard de surprise de mes autres amis que je réalisai que je n’étais pas la seule personne chez qui cette petite annonce n’était pas passée inaperçue. C’est notre amie coréenne qui revint tout de suite sur le sujet : « Quoi ? Toi, Haruki ? Tu as déjà été « Hikikomori »?? ». Haruki qui ne semblait pas vraiment réagir à l’effet de choc causé chez ses amis par cette révélation expliqua simplement qu’il avait effectivement eu un épisode s’apparentant à un « Hikikomori » lorsqu’il était étudiant universitaire à Nagoya. Mes amis semblèrent satisfaits de cette brève explication mais de mon côté, je restai sur ma faim…
« Hikikomori », un phénomène de la société japonaise qui évolue
En effet, comme nous vous en avions parlé en 2018, « Hikikomori » est un mot japonais qui signifie « se retrancher » et qui désigne un phénomène de société né dans les années 90. D’après la définition élaborée par le psychiatre Tamaki Saito, de jeunes Japonais se couperaient complètement du reste de la société pour vivre reclus dans leur chambre pour une période d’au moins six mois.
Néanmoins, la définition de ce phénomène semble avoir évolué et s’être élargie ces dernières années comme nous vous en avons informés en 2019 dans un deuxième article sur le sujet. En décembre 2018, le bureau du Cabinet, une agence du gouvernement du Japon, a mené pour la première fois une étude auprès de personnes âgées entre 40 et 64 ans et dont les résultats ont montré que 613 000 personnes de ce groupe d’âge pourraient être considérées comme « Hikikomori ». Un nombre qui est finalement plus élevé que les 541 000 reclus de 15 à 39 ans qu’une étude de 2015 avait dévoilé. Selon l’étude de 2018, 76.6% des reclus seraient des hommes.
Plusieurs raisons pourraient expliquer ce mal de vivre plutôt masculin, notamment la pression et les attentes considérables des familles et plus généralement de la société japonaise mises sur les épaules des hommes qui doivent réussir à tout prix à l’école, avoir un bon travail, se marier et fonder une famille… Les « Hikikomori » d’âge moyen sont ainsi considérés comme un phénomène nouveau, près de 50% de ces reclus ont vécu isolés pendant au moins 7 ans et environ 34% d’entre eux ont mentionné vivre avec le soutien financier de leurs parents. Le journaliste Masaki Ikegami, a mentionné à ce sujet qu’il peut être très difficile de revenir sur le chemin tracé par la société japonaise une fois que l’on en sort en raison de la structure rigide de cette société.
Une société de la honte
Au 13e siècle, le roi Frédéric II le démontrait déjà à travers son expérience qui entraîna la mort de six bébés privés de toute communication, que l’être humain est un être social et que le lait ainsi que le sommeil ne suffisent pas pour les garder en vie. Comment et pourquoi certains Japonais en arrivent-ils donc à couper complètement les ponts avec le reste de la société pour vivre dans un isolement presque total avec absence d’interactions sociales ? C’est en discutant du phénomène de « Hikikomori » avec d’autres amis japonais que j’obtins des pistes de réflexion à ce sujet. Un de mes amis me mentionna le livre de « Le Chrysanthème et le Sabre » paru en 1946 et écrit par l’anthropologue américaine Ruth Benedict suite à une demande du gouvernement américain après la Deuxième guerre mondiale qui cherchait à mieux comprendre la culture japonaise et les comportements des Japonais qui paraissaient contradictoires aux yeux de cette société occidentale.
C’est à travers cette étude que l’anthropologue américaine va populariser les concepts d’anthropologie culturelle de « société de la culpabilité » (恥の文化, haji no bunka) et « société de la honte » (罪の文化, tsumi no bunka). Elle y décrit la société américaine comme ayant une culture de culpabilité (comment vais-je me sentir si je fais ça ?) et la société japonaise comme ayant une culture de la honte (comment LES AUTRES vont-ils me regarder si je fais ça ?). Dans une culture de la culpabilité (occident chrétien), les individus peuvent avoir le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal (leur regard sur eux-mêmes) selon leur bonne conscience et la peur d’être puni (lois, dieu, etc.), alors que dans une culture de la honte, les gens vont plutôt considérer qu’ils ont fait quelque chose de mal selon ce que la communauté dit sur eux (peur d’être ostraciser) et c’est l’exclusion sociale qui va faire sentir les gens comme mauvais. Certes, cette étude qui ne fait toujours pas l’unanimité, considérée de nos jours comme désuète par certains, reste tout de même une référence même chez les Japonais après la traduction de 1948. Comme le témoignage de Haruki va le montrer, le regard des autres semble ainsi être une des sources du mal-être qui pousse certains Japonais à devenir des « Hikikomori ».
L’expérience de Haruki
Pour en revenir à la révélation de notre ami Haruki, il n’était pas du tout le type de personne que l’on aurait imaginé avec un passé de « Hikikomori » ou d’une quelconque déclinaison… surtout qu’il était encore bien jeune pour avoir vécu toutes ces expériences et je pense que c’est cet écart de mode de vie qui a causé le plus grand choc chez mes amis et moi-même. On a plutôt tendance à les imaginer extrêmement timides, ermites, à l’opposé d’un dynamique backpacker avide d’expériences et de nouvelles rencontres ! Ma curiosité fut piquée et je décidai d’investiguer pour trouver les morceaux manquants du puzzle afin de mieux comprendre le parcours de Haruki.
Une enfance des plus normales
Après avoir discuté avec Haruki, je découvris qu’il avait eu une enfance et une adolescence des plus classiques. Originaire d’une ville d’environ 100 000 habitants dans la préfecture de Nagano, il est le cadet d’une famille de trois. Issu d’une famille japonaise de classe moyenne, son père est un typique « salaryman » et sa mère travaille dans la crèche locale. Haruki fréquenta l’école publique et pratiqua diverses activités parascolaires telles que le très populaire baseball en sol japonais et le violon au lycée.
Il a vécu de l’intimidation en première année de primaire (CP) mais cela ne l’empêcha pas de développer un amour pour l’école qui le motiva à obtenir de bonnes notes. Sourire au coin des lèvres, Haruki m’expliqua qu’il regardait de haut les enfants qui n’allaient pas à l’école ou qui avaient de « mauvaises notes ». Il avait beaucoup d’amis et prenait plaisir à aller à l’école, cette enfance ne laissait nullement présager le retournement de situation que Haruki allait vivre à son entrée à l’université.
En effet, à l’époque, Haruki ne voyait qu’un seul chemin tracé pour lui, celui d’aller à l’université comme l’avaient fait son grand frère et sa grande sœur et comme ses parents l’avaient toujours imaginé pour lui, mais il ne savait pas trop dans quel domaine… Il avait un désir de se faire des amis étrangers et comme la langue japonaise et anglaise ainsi que l’histoire avaient toujours été ses matières fortes à l’école, il décida de se lancer dans des études pour devenir professeur de japonais pour les étrangers. Il choisit une université privée à Nagoya qui était la plus proche géographiquement de sa ville natale.
Isolement, démotivation et mal de vivre
Néanmoins, Haruki n’avait pas anticipé l’isolement social qu’il allait vivre dès son arrivée dans sa nouvelle université et son nouveau milieu de vie où il vécut pour la première fois seul dans un petit appartement. Lui qui avait de nombreux amis dans sa ville natale qu’il croisait un peu partout en se promenant dans la ville, ne parvint pas à intégrer les cercles fermés déjà formés qui, selon ses dires, étaient hostiles à accepter une personne venant de l’extérieur de la préfecture d’Aichi (préfecture où se trouve Nagoya). Face à ce grand écart dans sa vie sociale, il commença à se sentir déprimé et à perdre intérêt dans ses cours universitaires. Toujours seul et ne parvenant pas à créer de nouveau un sentiment d’appartenance, sa démotivation grandit rapidement même s’il ne pouvait envisager à ce moment-là de changer ses plans. Il était convaincu que les « bonnes personnes » ne quittent jamais l’université et terminent ce qu’elles ont commencé. Quitter l’université voudrait dire devenir un perdant.
Malgré cela, il arrêta graduellement de fréquenter ses cours et ne se présenta pas non plus à ses examens. Le cours d’éducation physique fut finalement le seul auquel il participait car ce dernier se déroulait en fin d’après-midi et ayant un talent naturel pour le volley-ball, il se faisait enfin féliciter et son talent reconnu. Ne voyant aucun avantage à aller à l’université qu’il trouvait de plus en plus ennuyante, le désir d’arrêter l’université grandit en lui mais Haruki ne pouvait toujours pas s’y résoudre. Comme il me l’expliqua, plusieurs raisons le poussaient à rester inscrit à l’université. Il y avait premièrement l’opposition de ses parents qui, n’ayant tous deux pas poursuivi d’études universitaires, avaient un désir profond pour leur fils de suivre cette voie dont ils finançaient en partie les études.
Deuxièmement, Haruki ne voyait toujours pas d’alternative et ne savait pas quoi faire d’autre, la fuite n’était donc tout simplement pas une option. Les journées se succédèrent et se répétèrent, Haruki se levait le matin mais ne voyant pas de raison d’entamer la journée, il retournait se coucher. À cette époque, la seule autre activité qu’il parvint à maintenir pour survivre financièrement était un petit emploi à temps partiel dans un restaurant de grillades de viande. Répétant les erreurs, ses collègues lui disaient sans cesse qu’il régressait au lieu de s’améliorer.
Pause universitaire et retranchement social
Après avoir discuté avec ses parents, ces derniers convinrent leur fils de ne pas quitter l’université mais de plutôt prendre une année sabbatique afin de se rafraîchir l’esprit et ainsi réussir à terminer son diplôme universitaire l’année suivante. Haruki accepta car sa plus grande peur était de décevoir ses parents et de leur faire de la peine. Quitter l’université signifiait les trahir en ne répondant pas à leurs attentes et il ne pouvait pas envisager d’agir ainsi. L’année qui suivit fut marquée par un isolement social où il coupa complètement les ponts avec sa famille et ses amis. Les seules interactions sociales qu’il entretenait se produisaient sur son lieu de travail et ce, le minimum possible. Ayant peur d’être jugé, il garda en secret sa pause universitaire et continua à prendre des jours de congé en période d’examens, non pas pour aller à ses examens, mais pour dormir toute la journée. En effet, pour fuir une réalité qu’il détestait un peu plus de jour en jour, il passait la plupart de son temps à dormir.
« Je dormais de 16 à 18 heures par jour. Je préférais de loin dormir pour fuir dans mes rêves, c’était beaucoup plus facile que de rester éveillé »
Travaillant de 17h00 à 3h00 du matin, il se réveillait vers 16h00 et retournait se coucher vers 6h00, ne prenant qu’un seul repas par jour, celui servi à son restaurant pour les employés. Ne trouvant plus aucun sens à sa vie et ne voyant pas d’autres options que de rester prisonnier de cette vie, toutes les tâches quotidiennes, même de base, devinrent difficiles à exécuter. Manger, se laver et même se brosser les dents devinrent peu à peu des corvées qu’il évitait quand il le pouvait, préférant dormir plus que tout. « Mon record, c’est 7 jours sans me laver! » dit-il en riant. Les paquets de chips devinrent le repas par excellence en jour de congé ! Haruki confie également qu’il pensa au suicide lors de ses réflexions solitaires. Même s’il comprit qu’il n’allait lui-même jamais passer à l’acte, il comprit aussi pourquoi les autres se retrouvant dans sa situation pouvaient se résoudre à cet acte sans retour. Ne trouvant pas sa place dans la société, il se sentait complètement inutile, voir comme une nuisance pour les autres dont ses parents. Il choisit de dormir et fuir dans ses rêves pour limiter les dégâts et la douleur existentielle dans laquelle il s’enfonçait. Et c’est ainsi qu’une deuxième année à Nagoya se termina…
Révélation et désir de revivre
La pause universitaire d’un an tira à sa fin et le moment fatidique de prendre une décision arriva. Après réflexion, Haruki décida de retourner une fois encore à l’université pour faire plaisir à ses parents, comme c’était toujours le seul choix possible selon lui. Dans une nouvelle tentative de se faire un nouveau cercle social, il se joignit au club d’alpinisme de l’université, mais après trois mois de cours universitaires, il atteignit de nouveau sa limite et se trouva au pied du même mur insurmontable. Il en était maintenant convaincu, il n’était pas fait pour l’université. C’est finalement un échange de lettres écrites avec un ami du lycée avec qui il avait repris contact qui lui donna le « cran » nécessaire et la force intérieure pour quitter définitivement l’université.
Cet ami rêvait de son côté depuis l’enfance de devenir pilote de chasse militaire, un poste dont la formation était entièrement financée par les fonds publics et dont les places étaient extrêmement contingentées. Les candidats choisis devaient montrer qu’ils avaient une détermination et une discipline de plomb pour accéder à ces postes convoités et espérer un jour voler dans ses oiseaux de fer. Dans une de ses lettres, cet ami lui expliqua qu’il avait été puni pour avoir laissé tomber un petit morceau de papier à côté de la poubelle et forcé de faire 1000 pompes en silence durant la nuit dans le couloir des dortoirs, ne sachant plus si c’était ses larmes ou plutôt l’eau que son supérieur lui jetait au visage qui coulaient le long de ses joues. Toutes ces expériences difficiles n’allaient cependant pas le faire changer d’idée, cet ami était prêt à faire tous les sacrifices nécessaires pour réaliser son rêve, même au prix de perdre sa liberté pendant une certaine période de sa vie. Ses jours de congé allaient désormais être comptés sur les doigts de la main et régis par un ensemble de règles qui l’empêcheraient de se déplacer comme bon lui semble.
Et c’est alors que le futur pilote de chasse partagea les mots qui allaient changer Haruki, lui donnant une raison de quitter l’université et l’accompagner pour le reste de sa vie. Ce dernier lui dit : « J’ai peut-être des ailes de fer mais tu as les ailes de la liberté. Va à la découverte du monde à ma place, je veux voir le monde à travers tes yeux ». Ces quelques mots de poésie qui résonnent encore en Haruki lui donnèrent la détermination de quitter l’université avec une nouvelle mission. Comme son ami n’avait pas la liberté de voler où bon lui semblait avec ses responsabilités, Haruki avait trouvé un nouveau sens à sa vie, celui d’user de ses ailes de la liberté pour explorer le monde et le partager avec son ami. Haruki est convaincu que son ami ne lui a donné non seulement une raison d’arrêter l’université mais aussi une raison de vivre. Il sentit la pression s’envoler peu à peu et prit la vie plus à la légère. Ses parents n’étaient bien sûr pas d’accord avec la décision de leur fils mais acceptèrent ce nouveau choix, voyant la détermination dont il faisait maintenant preuve. Les pensées de Haruki devinrent plus positives, tout en sachant qu’il décevait ses parents par sa décision, il était convaincu qu’il pourrait leur redonner satisfaction plus tard dans sa vie. Porté par ses ailes de liberté, les décisions vinrent plus naturellement et facilement à lui. Il décida de déménager à Tokyo pour travailler dans une auberge de jeunesse.
Trois mois plus tard, encouragés par les autres employés, tous grands voyageurs, il avait déjà trouvé son prochain objectif, celui de faire un PVT en Nouvelle-Zélande dans une volonté de sortir du Japon, élargir ses horizons et partager ses nouvelles découvertes avec son ami pilote de chasse. Haruki me confia avoir, encore aujourd’hui, des moments de déprime, mais il est convaincu qu’il ne s’isolera plus jamais aussi longtemps car les paroles de son ami l’aideront à jamais à aller de l’avant. Et c’est ainsi semble-t-il que les quelques mots au sens profond d’un proche auront sorti Haruki de son retranchement sociétal pour le transformer en la personne qu’il est devenu aujourd’hui, un « backpacker » avide de découvertes et de rencontres.
Les « Hikikomori » du Japon, un phénomène encore méconnu
Au Japon, l’histoire de Haruki est probablement moins unique que l’on pourrait penser. Dans une société où chaque geste est jugé comme acceptable ou non par ses membres, certains craquent sous cette pression permanente et ne partageront possiblement jamais cette expérience avec autrui. Haruki a réussi à mettre « miraculeusement » fin à son isolement avec l’aide de son ami, mais ce n’est pas le cas d’autres « Hikikomoris » endurcis qui passent parfois près de 10 ans retranchés de la société, incapables de la réintégrer. Nous savons maintenant que le phénomène de « Hikokimori » ne se limite pas seulement à ces jeunes hommes japonais qui s’enferment dans leur chambre chez leurs parents pour jouer à des jeux vidéos. Cette vision caricaturale est aujourd’hui dépassée. À ce sujet, en avril 2019, le gouvernement métropolitain de Tokyo transféra ses services de soutien aux « Hikikomori » vers la division de la santé et d’aide sociale, le phénomène n’étant désormais plus traité comme des affaires de délinquances juvéniles. En effet, les Hikikomoris peuvent avoir un profil, des motifs et des raisons bien différentes, que ce soit un homme revenant de 10 ans de vie nomade à l’étranger incapable de réintégrer la société japonaise très codifiée à son retour au pays, ou bien encore l’histoire d’un autre homme atteint d’un déficit d’attention qui ne parvient pas à réussir à la hauteur de ses attentes et celles des autres, et qui vit avec sa mère de 80 ans, enchaînant les épisodes de « Hikikomori » suite à des défaites professionnelles répétées.
Dans le cas de Haruki, certains diront peut-être qu’il a vécu un état partiel de « hikikomori » comme la définition traditionnelle mentionne que les sujets ne vont ni à l’école, ni au travail. On sait aujourd’hui que leur réalité est complexe, tout en nuances de gris. Même s’il a continué à travailler le soir pour assurer sa survie financière, Haruki considère personnellement avoir vécu un épisode de « Hikikomori », une période d’isolement sans interaction sociale durant laquelle il dormait le plus longtemps possible pour fuir et oublier son mal existentiel. On comprend donc que le phénomène reste complexe et surtout une réalité encore incomprise par la majorité des Japonais. Les reclus sont tristement associés à des incidents isolés de violence comme l’incident de Kawasaki en mars 2019 lorsqu’un présumé « Hikikomori » de 51 ans a commis une attaque au couteau qui a fait deux morts et plusieurs blessés. Les experts en la matière comme le psychiatre Saito et le journaliste Ikegami sont inquiets que les « Hikikomoris » soient ainsi considérés à tort comme de potentiels dangereux psychopathes.
Cette image erronée vient en quelque sorte légitimer les méthodes radicales utilisées par certaines organisations pour tenter de réintégrer de force les « Hikikomori » dans la société productiviste. Leurs méthodes, qui peuvent impliquer l’entrée par effraction pour enlever les sujets afin de les enfermer dans un dortoir pour suivre des « formations » forcées, viennent sérieusement brimer les droits et libertés des reclus concernés. Le Dr. Saito et M. Ikegami dénoncent ces techniques et déplorent qu’elles ont souvent l’effet inverse que celui escompté, les sujets retournant dans un isolement encore plus profond ou d’autres allant même jusqu’à commettre un suicide suite à ce traumatisme. Les deux experts s’entendent pour dire que c’est plutôt un accompagnement psychologique de longue durée, sur plusieurs mois, voire plusieurs années pour gagner la confiance des reclus qui est nécessaire. D’anciens « Hikikomoris » s’impliquent désormais pour partager leurs expériences, aider les autres reclus et sensibiliser le public sur ce phénomène sociétal. Le magazine HIKIPOS produit et écrit par d’anciens et actuels reclus est un exemple d’initiative déployée afin de changer l’image que le public a des « Hikikomoris » et encourager une meilleure compréhension de leur réalité.
D’autres associations comme l’organisation Lila (Rakunokai Lila) à Tokyo viennent en aide aux parents des reclus afin qu’ils puissent soutenir adéquatement leurs enfants adultes reclus. Nous espérons que ces initiatives et ce témoignage permettront une meilleure connaissance de ce phénomène et amèneront les mentalités à évoluer vers une meilleure acceptation des différences. Car les hikikomoris ont également le grand intérêt de nous inviter tous à questionner notre place dans une société où tout semble aller de plus en plus vite, souvent au détriment de notre liberté et bonheur, sans souvent même pouvoir en saisir le véritable but…
Le nom du sujet de cet article a été modifié afin de préserver l’anonymat et la confidentialité. Haruki est un nom fictif.
K. T-Kimoto
Sources
http://japanization.org/hikikomori-quand-vivre-isole-du-monde-est-plus-supportable-que-la-realite/
http://japanization.org/etude-le-phenomene-des-hikikomoris-avait-ete-sous-estime-au-japon/
http://www.asahi.com/ajw/articles/AJ201912270027.html
Image d’en-tête : Propriété de Haruki, partagée avec son autorisation
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