Voilà plus d’un an que le Japon a totalement fermé ses portes aux visiteurs étrangers, avec des conséquences désastreuses sur son économie. Le grand aéroport international de Narita est immédiatement devenu une zone « morte » qui ravirait les amateurs de films d’horreur ou d’urbex. Seule une poignée d’hommes d’affaires, expatriés et familles mixtes bravent les limites souvent pour des raisons qui dépassent leur volonté. Ce fut notre cas, quand un parent résident en Belgique perdait la vie, entraînant un retour en urgence. S’il n’est pas particulièrement compliqué de quitter le Japon, y revenir relève du tour de force et implique quelques sacrifices et déconvenues. Voici notre récit, rédigé sous quarantaine à Tokyo.

Voilà bientôt deux ans que le monde retient son souffle. Notre cerveau n’a pas encore intégré tous les évènements de début 2020 que 2022 approche déjà avec son lot d’incertitudes, de variants. Le Japon, qui pensait être passé entre les mailles du filet, vit actuellement sa première grande vague. En effet, en août 2020, le pays comptabilisait environ 1 000 nouveaux cas positifs par jour. Aujourd’hui, alors que viennent de se clôturer les Jeux Olympiques, ce chiffre vient d’atteindre les 25 000 cas par jour. Avec un décalage de plusieurs mois, le Japon découvre à retardement la réalité de la crise sanitaire, donnant un goût amer à la population d’avoir supporté une année de restrictions pour rien. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à incriminer les Jeux Olympiques comme nouvelle source de cette vague.

Quitter momentanément le Japon dans ces conditions semblait particulièrement risqué. Tous les documents vous le rappellent clairement : rien ne garantit votre retour au Japon, même si vous y vivez depuis toujours ! Les autorités peuvent vous refuser l’entrée sur le territoire sans motif clair. Pourtant, les décès successifs de deux proches parents à l’étranger vont nous forcer à prendre ce risque. Quitter le Japon pour l’Europe reste l’étape la plus « simple » et rapide. Un simple petit formulaire en ligne, un test PCR (hors de prix) et le tour est joué. À savoir que le Japon joue la carte du néo-libéralisme intégral en la matière. Des sociétés privées ne reculent devant rien pour sous-tirer un maximum d’argent aux personnes en situation d’urgence. Comptez entre 200 et 600 euros le test PCR à Tokyo avec certification internationale ! (pour du matériel coûtant à peine quelques dizaines d’euros).

Dans ces centres improvisés, des centaines de personnes sont testées à la chaîne et « auscultées » vite fait par un docteur via écrans interposés. « Vous vous sentez bien ? » « Oui ! » « Vous avez des symptômes ? » « Non ! » « Ok, vous pouvez vous faire tester ! » nous dit un docteur depuis un iPad. Nous comptons plus d’une personne par minute, au moins 100 par heure. Soit environ 800 testés par jour pour un minimum de 4 millions d’euros de chiffre d’affaire mensuel. Une véritable orgie capitaliste sur le dos de citoyens impuissants, abandonnés par les autorités, dans un contexte de crise économique et d’urgence. Le pire, c’est que personne ne nous demandera jamais cette coûteuse certification à l’aéroport pour quitter le pays, encore moins à l’arrivée ! Une simple déclaration de bonne foi sur Internet suffira. Tout ça pour ça… En sol Européen, nous sortons de l’aéroport comme d’un moulin en 10 minutes, sans contrôle particulier ni test salivaire alors que le Japon bat des records de nouveaux cas. Personne ne vérifiera également si nous sommes vaccinés ou pas. La scène est surréaliste. Un amateurisme qui tranche avec la gravité de la situation, le nombre de décès et tous les sacrifices socio-économiques qui en découlent.

Une pandémie ? Où ça ?

Le doux retour au Japon

Nous réglons dans l’urgence nos affaires et disons au revoir à nos proches décédés. C’est déjà le moment de rentrer chez nous au Japon. Comme on l’imagine, les Japonais considèrent l’arrivée de voyageurs – étrangers ou résidents – avec bien plus de gravité qu’à leur départ. Les autorités veulent absolument tout contrôler, si bien que nous nous retrouvons vite dans des situations bureaucratiques hallucinantes. On comprendra cependant la nécessité impérieuse de protéger la population.

L’aventure commence bien avant le départ avec le traditionnel test PCR qui doit être réalisé dans les 76H avant votre départ. ATTENTION cependant, le certificat européen délivré par les autorités n’est pas suffisant pour être accepté dans l’avion et n’a aucune valeur aux yeux du Japon ! Un formulaire délivré par les autorités japonaises doit être dûment complété par un médecin qui attestera des résultats de votre certificat. (Vous pouvez le télécharger ici). Notez que rares sont les médecins à pouvoir signer un tel papier dans l’urgence. Il faut réserver sa place plusieurs jours à l’avance même si vous n’avez pas encore le résultat de votre test. Sans ce document, vous serez refusé à l’embarquement. Un des passagers sur notre vol en fera la triste expérience alors que ses bagages étaient déjà enregistrés. Il fut refusé à la porte de l’avion ! À noter que le fait d’être vacciné ne sera pas en votre faveur ! Tout le monde est traité de la même manière, vacciné ou pas (du moins à ce jour). Pourquoi ? La vaccination n’empêche visiblement pas de porter le virus et de contaminer les autres.

Une fois tout en main, n’hésitez pas à faire le plein de provisions à l’aéroport avant le décollage. Une fois au Japon, absolument rien ne vous sera accessible pendant plusieurs jours, pas même un konbini ! La quarantaine débute donc dès votre entrée dans l’avion. Malheureusement, personne ne vous préviendra de ce léger détail avant votre départ. À votre arrivée au Japon, une armée de fonctionnaires en blouse blanche vous accueillera à la sortie même de l’avion. On vous demandera d’attendre environ une heure sans boire ni manger. Pas de chance pour nous, ça sera en plein soleil, sous plus de 30 degrés. Interdiction de boire avant les tests. Trois checkpoints plus tard, où tous nos documents sont revérifiés plusieurs fois par différents officiels, on passe enfin un premier test salivaire. La scène est digne d’un film de fiction mais tout se déroule dans le calme.

Ensuite, quatre nouveaux check-points pour installer toutes les applications qui vont assurer votre traçabilité au Japon puis pour vous fixer dans un hôtel temporaire durant vos trois premières jours de quarantaine en isolement intégral. On vous explique que deux à trois fois par jour, les autorités sanitaires vous poseront des questions sur votre état de santé. Il vous est également demandé de pouvoir valider votre position exacte via GPS à tout instant. Les autorités peuvent également vous téléphoner pour vérifier qu’il s’agit bien de vous. Vous devez alors vous identifier à l’aide de votre caméra qui analysera votre visage.

Enfin, on nous dirige vers une énième salle d’attente. Une attente particulièrement interminable cette fois. Toujours aucune eau après trois heures. Encore moins de quoi manger. Le mal de tête guette les passagers qui ne savent même pas ce qu’ils attendent. Les informations sont lacunaires et le personnel de l’aéroport est principalement indien. Nous avons atterri à 15H30, il sera 20H quand on viendra nous chercher pour nous parquer dans un bus qui nous emmène dans un des hôtels « officiels » sélectionnés par le gouvernement japonais. Celui-ci se trouve au centre de Tokyo. Plutôt une bonne nouvelle, l’hôtel se situe à quelques minutes de notre domicile. Nous voilà partis pour 1h d’autoroute. Jusqu’ici tout va bien…

« Réveille-toi ! On est bientôt arrivé en quarantaine ! » Extrait de « Battle Royale » (2000)

Sous quarantaine dans un hôtel du gouvernement

Arrivés sur place, on nous fait attendre d’interminables minutes dans le bus. Tout est terriblement calme. Tout le monde est épuisé. L’atmosphère est lourde, quasi militaire. Nous avons faim et soif. Des hommes en blouse bleue et blanche s’affairent autour du véhicule. Soudain, je me remémore cette scène de Battle Royale où les étudiants sont emmenés à la boucherie. Je m’attends quasiment à voir Takeshi Kitano débarquer en nous hurlant dessus. À n’en pas douter, nous vivons une situation des plus singulières. Enfin, nous sommes pris en charge et séparés dans les minuscules chambres d’un APA Hôtel entièrement réquisitionné. Une liste de règles strictes nous est tendue : ne jamais sortir de sa chambre sous aucun prétexte, ne jamais ouvrir la fenêtre, porter un masque pour ouvrir la porte, ne pas passer de coup de téléphone extérieur, ne pas fumer, attendre les instructions, etc. Les facilités de l’hôtel sont évidemment inaccessibles. Dommage, il y avait une piscine sur le toit ! Nos seuls contacts avec des humains se feront désormais à travers l’œilleton de la porte. Dans le couloir, des gardes de sécurité veillent au grain.

À 6h30 heures du matin, une voix criarde me fait bondir du lit. Des haut-parleurs ont été placé dans la pièce pour faciliter la communication. On nous informe que le premier repas sera déposé devant la porte mais nous avons interdiction de le récupérer – même s’il n’y a plus personne – avant qu’on nous l’ordonne…. environ 1h à 1h30 après que le plat ait été déposé « pour raison de sécurité » ! À n’en pas douter, nous mangerons nos bentos chaque jour complètement froid. Les mesures sont d’une rigueur carcérale. Rappelons qu’à ce stade, nous bénéficions d’un double test négatif et d’une vaccination complète… suivit d’un troisième test négatif après deux jours de confinement. La chambre est minuscule mais confortable. Le seul filet d’air disponible vient d’un conditionnement au plafond visiblement connecté aux autres chambres. Pas moyen de respirer de l’air frais pendant trois jours. Étonnant qu’on nous interdise d’ouvrir une fenêtre sachant que la première recommandation contre le virus est une bonne aération naturelle… Mais petit à petit nous découvrons quelques aberrations de ce genre qui tranchent avec la radicalité des mesures imposées.

De surprises en surprises

Il est de notoriété que les Japonais travaillent énormément. Ce qu’on sait moins, c’est que leur productivité est basse en dépit de ce sacrifice national qui poussent tant de travailleurs à la dépression. La raison ? Des tonnes et des tonnes de règles et de formalités rigides – et souvent déconnectées du terrain – qui rendent le travail difficilement efficace. Nous en avons un exemple flagrant avec certains protocoles de cette quarantaine. En effet, après trois jours d’hôtel, les arrivants doivent finir leurs onze autres jours de quarantaine à domicile. Mais comment s’y rendre ?

Utiliser les transports en commun est strictement interdit pendant 14 jours. Y compris et surtout les taxis ! Violer une de ces règles peut entraîner un bannissement du pays et une perte de ses droits. Par contre, à notre grande surprise, les chauffeurs privés – des taxis de riches – sont pleinement autorisés. Quelle est la différence entre un chauffeur privé et un taximan, me risquais-je à demander naïvement ? Absolument aucune, si ce n’est le prix. Comptez de 300 à 500 euros l’allez-simple pour le centre de Tokyo depuis Narita. Les prix sont totalement délirants. Les risques sont pourtant concrètement les mêmes : une voiture classique et un conducteur professionnel. Autre solution : la location d’une voiture ou l’aide d’amis japonais possédant un véhicule, ce qui est assez rare. Sur place, on entend dire qu’il suffit de prendre un train et que personne ne vérifiera vos déplacements, mais la manœuvre est très risquée et interdite.

Heureusement, notre hôtel se trouve à quelques centaines de mètres de notre appartement et nous pourrions nous y rendre nous-mêmes à pied. Une aubaine, il n’est pas encore interdit de marcher en rue avec un masque, une vaccination et trois tests négatifs en main ! Pas vrai ? Pas vrai ?!

Les tests sont réalisés par la salive dans les chambres.

Et là, le couperet nous tombe sur la tête : un bus est affrété pour renvoyer tout le monde à Narita… C’est obligatoire ! Interdiction de rentrer seul à pied, même à 500 mètres. On nage en plein délire. Nous voilà renvoyés de force dans un transport collectif, confinés avec d’autres personnes, vers un lieu éloigné de Tokyo et très fréquenté sans aucune solution de retour ! Alors que nous pourrions simplement marcher jusqu’à chez nous pour la seconde étape de notre quarantaine sous monitoring ou même prendre un taxi privé. Motif ? C’est le protocole… Un protocole qui fait perdre du temps et de l’argent tout en générant de nouveaux risques de contamination pour tout le monde. Le bus est abandonné en gare où les voyageurs partent chacun de leur côté sans contrôle.

Et voilà comment tant d’efforts contre la maladie tombent à l’eau pour une histoire de protocole. Et pour cause, les personnes bloquées à Narita qui n’ont pas 300 à 500 euros à mettre dans un véhicule privé finiront bien souvent par prendre discrètement un bus public ou un train faute d’alternative, se retrouvant de fait au contact de la population. Car les autorités ne livrent AUCUNE information sur les moyens de transport disponibles et les voyageurs sont abandonnés dans l’aéroport comme de vulgaires touristes. On peut comprendre que les autorités n’aient pas le temps de faire du cas par cas. Pourtant, nous sommes tout au plus 15 personnes sur place et nombre d’entre elles vivent à proximité du centre où nous étions confinés. L’incompréhension est totale. Un couple de Japonais près de nous est en colère : « C’est le Japon, des protocoles par dessus la tête mais personne pour oser critiquer les décisions venant d’en haut. » nous confie-t-il.

Chaque client, même japonais, est surpris en découvrant les prix délirant des transports privés.

L’information étant inexistante, nous voilà donc à nouveau catapultés à l’aéroport de Narita, au milieu des gens, avec à la fois l’obligation de rentrer chez nous et l’interdiction d’utiliser les seuls transports disponibles. Trop tard également pour réserver un transport privé, il fallait s’y prendre 24h à l’avance ! À nouveau, aucune documentation officielle n’est fournie pour prévenir les concernés. Heureusement, je croise par hasard une expatriée qui m’épaulera gentiment. Nous finissons par trouver une solution : Keisei Narita Skyaccess propose des trains réservés aux voyageurs sous quarantaine. Paradoxe, le prix du billet a été doublé mais les trains sont exactement les mêmes qu’avant la crise. Concrètement, on paye juste plus cher pour le même service sans protection anti-covid particulière. Qu’à cela ne tienne, il faut bien compenser le faible nombre de passagers.

On pensait avoir tout vu. Mais le pire reste à venir ! Pour acheter un ticket de train, il faut obligatoirement fournir le nom du conducteur qui nous prendra à la gare de Ueno (Tokyo) ainsi que sa plaque de voiture. Et là, on entre dans une autre dimension… Nous expliquons que nous vivons littéralement à 3 minutes à pied de la gare et qu’une voiture ne sera pas nécessaire (NB : les risques de contamination en plein air sont très faibles). Non, la voiture avec chauffeur privé est obligatoire, même pour faire 200 mètres ! Son prix ? 150 euros minimum, jusqu’à 300 euros et plus selon la société. Pas loin de 200 euros pour moins de 5 minutes de voiture. Un simple taxi coûterait à peine 4 euros pour le même trajet. Moralité : tout est fait pour vous faire payer un maximum sans échappatoire possible. Tout ça, au nom du protocole, bien évidemment. Après 4 heures d’enfer administratif pour quitter Narita et une balade de 3 minutes à 200 euros, nous arrivons enfin à la maison, vidés, fauchés et contrariés, avec l’espoir de finir les 11 jours de quarantaine restants sans nouvelle surprise.

Exemple de limousine privée « obligatoire »

Conclusion ?

Tous les professionnels de la santé ainsi que tous les travailleurs japonais que nous avons croisés font un travail remarquable et prennent des risques importants pour assurer la santé de tous. Nous leur en sommes très reconnaissants et ne remettons pas en question leur sacrifice. Cependant, leurs actions sont limitées par une masse de règles strictes et codifiées à l’extrême, parfois avec raison, souvent en dépit du bon sens, ce qui est propre à la culture du pays pleine de paradoxes.

Et pourtant, quand il est question du business des entreprises privées, il semblerait que cette façade de rigidité s’effrite pour leur donner l’entière liberté de soutirer un maximum d’argent aux personnes qui vivent des situations difficiles pendant cette crise historique. Dans un pays où tout est si codifié, pourquoi le prix des taxis de luxe n’a pas été régulé, tout comme le prix des tests PCR ? Pourquoi laisse-t-on le privé se gaver sur la crise ? Quand on y regarde de plus près, c’est également une norme culturelle marquée dans d’autres secteurs de la société japonaise moderne. Par exemple, la prostitution est officiellement interdite mais reste ouvertement tolérée dans les faits car elle génère d’importants profits. Au Japon comme dans la plupart des pays occidentalisés, le spectre économique a tendance à avoir le dernier mot, pour le meilleur et surtout le pire.

Mr Japanization


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