Au Japon, les distributeurs automatiques sont légion. Simples d’utilisation, ils garantissent un accès rapide et pratique à des denrées de jour comme de nuit, même dans les coins les plus reculés. Et le respect ancré dans la culture japonaise les met à l’abri du vandalisme qui ne manquerait pas de les menacer dans tout autre pays. Ce sont des éléments indissociables de la société de consommation dans Japon ultra moderne toujours à la pointe de la technologie. Le photographe Eiji Ohashi a décidé de jeter sur eux un regard différent, interrogeant la nature humaine, en capturant pendant 9 ans la beauté de paysages nippons avec pour tout sujet ces machines. Un travail destiné à interpeller chacun de nous.

Les distributeurs automatiques envahissent les rues nippones, souvent en grappes, proposant des marchandises variées, des boissons la plupart du temps, mais aussi des glaces, des plats préparés, des cigarettes, des soupes, des journaux, des vêtements… Ils sont situés parfois juste à côté d’un konbini vendant les mêmes produits ou au fin fond d’une ruelle déserte ce qui ne manque parfois pas d’étonner. Avant le tsunami du 11 mars 2011 on en comptait 1 pour 7 habitants (par la suite leur nombre aurait légèrement baissé pour faire des économies d’énergie). Un rapport énorme. L’Archipel compterait plus de 5 millions de machines (selon l’Association des fabricants de distributeurs automatiques du Japon), la plupart sont concentrées en ville mais les villages, les campagnes reculées peuvent aussi compter sur leur présence.

C’est grâce à l’une d’elles que le photographe Eiji Ohashi déclare s’être sorti indemne d’une tempête de neige dans sa ville natale de Wakkanai, à Hokkaido, il y a quelques années. Grâce aux néons d’un distributeur, il a pu retrouver son chemin. Telles les statuettes bouddhistes de Jizô au bord des routes réputées pour guider les voyageurs, la machine avait fait office de point de repère salvateur un peu modernisé. Depuis cette mésaventure, en guise de remerciement, Eiji Ohashi a parcouru le Japon pour les photographier, de préférence à la tombée de la nuit.

« A lonely existence », « Une existence solitaire ». Photographe : Eiji Ohashi / Source : Facebook

De part l’existence et la prolifération de ces machines, Eiji Ohashi questionne la quête sans fin du confort : « La vie au Japon est devenue extrêmement agréable, mais il semble n’y avoir pas de fin à la recherche d’un confort toujours plus grand » déclare-t-il au Japan Times. « Cette recherche continue implacablement, mais nous n’avons pas besoin d’un tel degré de confort pour vivre. À la place, ayant maintenant atteint ce niveau de confort, nous devrions nous demander ce qu’est la vraie essence de bonheur« . Il pointe en même temps l’influence et la part grandissante dans nos vies du néo-libéralisme qui pousse toujours plus loin nos appétits d’aisance tout en détruisant nos anciens repères et qui soumet nos existences à la loi du marché. Le distributeur automatique, lui, devient le symbole omniprésent de notre besoin insatiable de confort matériel.

Photographe : Eiji Ohashi / Source : Facebook

Pour Eiji Ohashi, si les distributeurs sont le parfait symbole d’un confort superflu, ils sont aussi la flagrante illustration d’un pays où la sécurité dans l’espace public est assurée. Mettant ainsi en lumière le paradoxe de cette société disciplinée qui a permis à ces distributeurs de se répandre même dans les coins les plus reculés du pays, facilitant la vie de tous, mais dans le même temps de rendre la modernité plus « étouffante et oppressante » selon lui. Et dans cette société japonaise très normée et uniforme, les distributeurs automatiques, tous construits selon le même modèle (ou presque), lui apparaissent comme la métaphore parfaite de la perte de personnalité des individus au Japon.

Photographe : Eiji Ohashi / Source : Facebook

En tant qu’ancien salaryman, il a établi un parallèle significatif entre le fonctionnement ininterrompu des distributeurs automatiques et le travail épuisant auquel sont soumis quantités de salarymen japonais. Et de même que les salariés remerciés faute d’atteindre les objectifs fixés par leur hiérarchie ou que les travailleurs à temps partiel non-reconduits, on se débarrasse des machines usées sans scrupule. On remplace les uns comme les autres par de nouveaux « outils » sans états d’âme. Les hommes sont devenus des objets comme les autres, suggère-t-il.

Ces thèmes centrés sur l’humain, Eiji Ohashi veut nous les faire ressentir par la capture de distributeurs isolés dans la nature ou groupés en ville, souvent piégés dans le froid et à distance de l’objectif. À la place du distributeur pourrait tout aussi bien figurer une personne abandonnée, représentation d’une société où l’entraide disparait au profit de la satisfaction personnelle. Le photographe explique son approche anthropomorphique : « Dans l’image du distributeur automatique, je suis venu apercevoir ces gens rejetés ou à la merci du système ; ceux qui ne sont pas récompensés pour leurs efforts même après avoir fait tout leur possible ».

Photographie : Eiji Ohashi / Roadside Lights

A travers ses clichés, on l’aura compris, Eiji Ohashi espère transmettre son désir d’une société meilleure, « d’un monde où toute personne peut briller » tels les distributeurs qui percent la nuit de leurs lumières toujours allumées. Mais ses photographies en noir et blanc ou en couleurs se font aussi l’écho de considérations plus écologiques. Quelle que soit la beauté de ces distributeurs que la composition met toujours en valeur, les photos rappellent également qu’on peut aussi les considérer comme de la pollution visuelle, gâchant, enlaidissant la vision d’un paysage naturel ou d’un édifice traditionnel qu’aucune loi ne préserve.

Photographe : Eiji Ohashi / Source : Facebook

Les photographies commentées d’Eiji Ohashi viennent d’être réunies dans un ouvrage : « Roadside Lights » qu’il n’est pas encore possible de se procurer en dehors du Japon. Mais son travail a d’ores et déjà dépassé les frontières naturelles de l’archipel : il est exposé en ce moment à Paris et Rotterdam !

S. Barret


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Sources : japantimes.co.jp / gaijinjapan.org / la page facebook et le site internet d’Eiji Ohashi